Virtuel

Au temps du semblant

Réalisateur et écrivain

« Puisque ces mystères nous dépassent, feignons de les organiser », écrivait Jean Cocteau. N’est-ce pas exactement ce que font les différents États face à la crise sanitaire actuelle ? Alors que règne le désordre depuis près d’un an, les experts et les dirigeants font « comme si » on avait su déjà, on avait prévu, on savait comment… C’est peut-être là le propre des sociétés de protection. La maîtrise, si elle a besoin de s’afficher, c’est parce qu’elle est de l’ordre du semblant.

La pandémie virale exige à tout le moins d’être pensée dans tous ses aspects. Nous comprenons alors que nous ne la comprenons qu’incomplètement. Il aura été paré au plus urgent, absolue nécessité, mais en laissant dans l’ombre nombre de causes et de conséquences : une deuxième infection est-elle possible après guérison de la première ? Quelle est la durée de l’immunité conférée par le vaccin ? Des effets à long terme sont soupçonnés mais qu’en est-il ? Tant d’inconnues… et pour cause : il fallait pour aller très vite renoncer aux leçons de l’expérience, brûler les étapes, négliger l’analyse approfondie des modalités de transmission, encore trop vaguement devinées. Aller vite, très vite, on le voit bien, c’est renoncer aux temps attentifs de la science.

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De la même façon, l’activisme frénétique qui s’est emparé de plusieurs laboratoires et industriels de la pharmacie à travers le monde, et qui a fait accoucher de cinq ou six vaccins différents, correspond aux temps hyper-rapides de la concurrence marchande mais ne laisse aucun temps pour la concertation, la mise en commun des données et solutions, et tout simplement la réflexion collective qui reste l’une des forces de l’approche scientifique. La leçon de ces faits est qu’en dépit d’une mobilisation toute nouvelle des laboratoires et des usines, en dépit de la multiplication des essais, des hypothèses, des recherches, ce virus – un élément assez sommaire de la matière – nous ouvre brutalement les yeux sur notre ignorance ou, si l’on préfère, la faiblesse de nos connaissances, pourtant immenses…

Ce paradoxe, vieux comme le monde, est illustré par l’effet, au cinéma comme ailleurs, d’un éclairage violent : l’ombre qui entoure la tache de lumière vive paraît plus opaque encore. Plus l’on y voit, moins l’on y voit. Un fort contraste aveugle. Ce défi pour les directeurs de la photographie nous rappelle, à mon sens, que l’ombre est première (« Que la lumière soit ! »), et que le monde, matériel et intellectuel, q


[1] Claude Eatherly est le chef-pilote d’un avion de reconnaissance météo, le B29 Superfortress Straight Flush, qui survole Hiroshima le 6 aout 1945. Le message envoyé à l’Enola Gay indique un ennuagement de 3/10°, qui autorise le largage de la bombe atomique. L’équipage de l’Enola Gay sera fêté en héros à son retour aux États-Unis, à l’exception d’Eatherly, apparemment troublé par sa responsabilité dans la destruction d’Hiroshima. Par la suite, il semble qu’Eatherly ait répudié de fait toute héroïsation en multipliant les délits et les emprisonnements. C’est alors que Günther Anders prend contact avec lui et qu’ils correspondent : Off limits für das Gewissen. Der Briefwechsel zwischen dem Hiroshima – Piloten Claude Eatherly und Günther Anders, éditée et introduite par Jungk, Robert (Rowohlt , 1961).

[2] Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?, Paris, Allia, 2010, p. 71.

[3] « L’équivalent “supraliminaire”, choisi par l’ensemble des traducteurs d’Anders, à l’adjectif substantivé das Überschwellige est construit comme le terme de la langue source sur la notion de seuil. Il s’agit donc d’un cas d’équivalence totale. Die Schwelle signifie, en effet, le “seuil”, comme le terme latin limen constituant l’étymologie du terme français “liminaire”. Quant au préfixe “supra”, il est sémantiquement un équivalent total au préfixe allemand über, désignant ce qui est “au-dessus” d’un repère. Dans l’édition française de Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?, essai dans lequel Anders emploie pour la première fois la notion de “supraliminaire”, le traducteur Christophe David mentionne dans une note que cette notion a été choisie par Anders en référence au terme “infraliminaire” [unterschwellig] utilisé au XIXe siècle par les physiologistes allemands E. H. Weber et G. T. Fechner dans leurs travaux sur la sensation. Christophe David précise ainsi : “[Weber] a formulé la ‘loi du seuil différentiel’ (dite aussi ‘loi de Weber’) d’après laquelle, pour chaq

Jean-Louis Comolli

Réalisateur et écrivain

Notes

[1] Claude Eatherly est le chef-pilote d’un avion de reconnaissance météo, le B29 Superfortress Straight Flush, qui survole Hiroshima le 6 aout 1945. Le message envoyé à l’Enola Gay indique un ennuagement de 3/10°, qui autorise le largage de la bombe atomique. L’équipage de l’Enola Gay sera fêté en héros à son retour aux États-Unis, à l’exception d’Eatherly, apparemment troublé par sa responsabilité dans la destruction d’Hiroshima. Par la suite, il semble qu’Eatherly ait répudié de fait toute héroïsation en multipliant les délits et les emprisonnements. C’est alors que Günther Anders prend contact avec lui et qu’ils correspondent : Off limits für das Gewissen. Der Briefwechsel zwischen dem Hiroshima – Piloten Claude Eatherly und Günther Anders, éditée et introduite par Jungk, Robert (Rowohlt , 1961).

[2] Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?, Paris, Allia, 2010, p. 71.

[3] « L’équivalent “supraliminaire”, choisi par l’ensemble des traducteurs d’Anders, à l’adjectif substantivé das Überschwellige est construit comme le terme de la langue source sur la notion de seuil. Il s’agit donc d’un cas d’équivalence totale. Die Schwelle signifie, en effet, le “seuil”, comme le terme latin limen constituant l’étymologie du terme français “liminaire”. Quant au préfixe “supra”, il est sémantiquement un équivalent total au préfixe allemand über, désignant ce qui est “au-dessus” d’un repère. Dans l’édition française de Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?, essai dans lequel Anders emploie pour la première fois la notion de “supraliminaire”, le traducteur Christophe David mentionne dans une note que cette notion a été choisie par Anders en référence au terme “infraliminaire” [unterschwellig] utilisé au XIXe siècle par les physiologistes allemands E. H. Weber et G. T. Fechner dans leurs travaux sur la sensation. Christophe David précise ainsi : “[Weber] a formulé la ‘loi du seuil différentiel’ (dite aussi ‘loi de Weber’) d’après laquelle, pour chaq