Histoire

Retour à Waterloo : Napoléon, Jules Vallès et la Commune

Écrivain

En 1869, pour la rédaction d’un article du dictionnaire Larousse sur la bataille de Waterloo, Jules Vallès part en reportage sur les lieux, à la recherche des témoins et traces du passé. L’écrivain et journaliste livre un récit de voyage au ton vif et moqueur, plein d’humour et d’humanité, un texte littéraire audacieux qui a finalement été refusé à l’époque car jugé trop irrévérencieux, et resta inédit de son vivant. Il reste actuel par sa façon de détourner le catéchisme de la commémoration napoléonienne.

Il y a des coïncidences qui ne se refusent pas.

Par le hasard des lectures, j’ai découvert l’article « Waterloo » écrit par Jules Vallès pour le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse. Au moment même où le bicentenaire de la naissance de Napoléon fait débat, où il produit beaucoup de sottises et de lieux communs et nourrit un feu de questions dévoré par un « présentisme » ignorant de la chronologie et des régimes d’historicité, au moment où le 150e anniversaire de la Commune de Paris trouve heureusement sa place sur les tables des librairies, leur croisement m’a semblé stimulant.

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On y verra affleurer aussi, en filigrane, la question des rapports vieux comme le monde entre littérature et reportage et celle, évidemment plus récente, entre cette même littérature et le journalisme. 

L’intérêt redouble quand on lit ce texte et quand on apprend le sort qui lui fut réservé. S’il s’agit d’un texte de commande, il faut apporter une nuance : c’est Vallès lui-même qui a suscité la commande de Larousse. Ce n’était pas sa première contribution et, pas davantage que les autres, elle ne fut publiée quand il la rendit, à l’automne 1869. Larousse la refusa, au prétexte qu’il la trouvait extravagante, « médiocre [et] outrancière », entre insanité et mauvaise plaisanterie. On parla de vaste blague parce que Vallès venait de publier un roman-feuilleton intitulé Le Testament d’un blagueur.

Le refus peut néanmoins surprendre dans la mesure où Larousse était républicain, hostile à la légende napoléonienne et un lecteur averti. Il connaissait le sujet et il avait édité un opuscule d’une petite dizaine de pages, Le Mot de Cambronne, qui enquête sur les deux versions du mot en question, soit « La Garde meurt et ne se rend pas ! », soit « Merde !», recueillant le témoignage d’un grenadier de la Vieille Garde encore en vie et produisant un autre témoignage qui accorde « la Garde » non pas au général Cambronne mais au colonel Michel et le « merde » au général lui-même, ce qu’il confirmait bien volontiers. L’opuscule est de 1862, l’année où parut Les Misérables et où Thiers publiait le dernier tome de son best-seller à lui, Histoire du Consulat et de l’Empire. 

On a murmuré et il sera dit avec une touche trop visible de mépris à l’encontre de Vallès qu’« il lui fallait cinq cents francs pour aller voir le champ de bataille ». C’était simplement négliger que, l’année précédente, il avait été condamné par la justice impériale à cinq cents francs d’amende et – accessoirement – à un mois de prison pour un article sur la police qui avait déplu, qu’il était retourné en prison deux mois autour de Noël. Il réclamait simplement son dû pour l’exercice de son métier davantage qu’il ne monnayait son talent et il n’est sans doute pas besoin de rappeler qu’il n’aura pas particulièrement nagé dans le luxe. 

Vallès fut l’un des premiers écrivains à explorer la veine du journalisme et du reportage, sans rapport avec la recherche du sensationnel et l’absence de scrupules dans lesquelles se vautra la presse du Second Empire. Depuis quatre ou cinq ans, il s’y adonnait, sur des sujets embrassant la question sociale ; ainsi, dans Le Figaro, on a pu le suivre à Saint-Étienne au fond d’un puits de mine où il exprime de façon concrète le quotidien des mineurs et où il entend l’ingénieur en chef qui lui servait de guide évoquer « le chemin du Dante » mais aussi affirmer que « la nuit d’en bas leur va mieux que le soleil d’en haut ».

Vallès repart donc à Waterloo au mois d’octobre 1869. À quoi s’est-il consacré avant l’automne ? Pour aller vite, rappelons qu’en février son journal Le Peuple est contraint à cesser de paraître et qu’il proclame dans le dernier numéro : « Acculés, nous répondrons comme Cambronne à Waterloo : Le Peuple meurt et ne se rend pas » ; qu’en mai, sa campagne législative comme candidat des miséreux se solde par un échec et, qu’en juin, il commémore le 20e anniversaire de l’échec de la manifestation qui marque la fin de l’espérance née de la Révolution. 

Finalement, le texte sera signalé à l’article Vallès du Grand dictionnaire universel – sans être publié et accompagné d’un commentaire assassin – après la mort de Vallès, en 1885, trois mois avant celle d’Hugo, mais il avait trente ans de moins. Il ne sera publié qu’en 1901, dans La Revue universelle, le 22 juin à l’occasion du 86e anniversaire de la bataille, sans se soucier d’un compte rond, dans un contexte où l’écho du nom de Napoléon s’est considérablement atténué. 

Les critiques n’ont pas lésiné sur les reproches. L’incipit est pourtant admirable : « C’est à Waterloo que Wellington rentra le soir et écrivit sur un bout de table deux lignes pour annoncer à Londres et faire savoir au monde qu’il venait de battre Napoléon » ; ce n’est pas seulement l’assonance Waterloo/Wellington, c’est aussi la durée (le soir), le mode (un bout de table), l’espace (Londres et le monde) ; c’est encore le renversement de perspective où la bataille n’est plus la défaite de la France mais la victoire de l’Angleterre, sachant que ce renversement est paradoxal puisque Vallès se veut le défenseur des vaincus. Toute la question est déjà de savoir de quels vaincus il s’agit. On ne le saura qu’à la toute fin de son article.

L’ombre portée d’Hugo plane sur tout l’article mais sans jamais lui porter ombrage, bien au contraire.

C’est un long article de dictionnaire, douze pages qui font un récit de voyage. Ni pèlerinage ni posture, on pourrait dire que Vallès écrit – comme les peintres de sa génération – sur le motif. Il se rend donc sur ce qu’on ne nomme pas encore un lieu de mémoire, qu’il arpente à sa façon. Dès le début, il nous annonce comment on peut aller à Waterloo (en voiture avec une belle description des voyageurs) et nous laisse entendre comment il s’y rend (en train, pour quarante centimes le billet de deuxième classe puis en omnibus). Le moment venu, il n’oublie pas de préciser au passage le prix à acquitter pour entrer dans la ferme d’Hougoumont.

Un « nous », qui se substitue au « on » et au « je », apprend au lecteur que Vallès est accompagné par deux camarades assez joyeux pour qu’il indique au passage « je n’ai jamais tant ri ». Si la tonalité générale de l’article est le cocasse, il pose très vite l’antinomie « jadis vs aujourd’hui », postulant que l’intérêt pour le site n’est plus le même et que la passion pour Napoléon a pâli, comme si, depuis l’enthousiasme du retour des cendres en 1840, la figure de Napoléon le Petit, le neveu, avait gommé celle des grandeurs que l’on pouvait prêter à Bonaparte. Ainsi signale-t-il le dédain des paysans à l’endroit des touristes et la petite rente que peuvent en tirer quelques personnes. Et il prend une chambre dans un hôtel, pas n’importe lequel, celui où Hugo a résidé. 

L’ombre portée d’Hugo plane sur tout l’article mais sans jamais lui porter ombrage, bien au contraire. Vallès en évoque « la tête grise » et il dort dans son lit, le lit où l’autre « a ronflé », il y lit les chapitres des Misérables consacrés à Waterloo, il le place plus haut que le « tatillon» Michelet, il en salue la puissance visionnaire. Cela dit, aux visions de Hugo qui s’était placé sous l’aile de Virgile, il oppose sa propre vue, ce qu’il voit, de ses yeux grands ouverts, le réel. Et à la vue, il adjoint les autres sens, l’odorat, l’ouïe. Et justement, ce qu’il voit sous ses fenêtres c’est un pauvre va-nu-pieds, « cassé», qui dissipe les images de gloire que pourraient suggérer les lieux ; quant aux « arbres à sensations » hugoliens, ce sont des pommiers avec des pommes.

Hugo, lui, s’était effacé derrière son narrateur, n’avait pas donné dans son roman d’indication sur son séjour ; il avait pourtant passé deux mois à Waterloo après avoir cru l’hiver précédent que la maladie allait l’emporter, il avait fini le roman sur le champ de bataille, le 30 juin 1861, le matin à huit heures et demie avec « un beau soleil dans mes fenêtres », et il n’avait plus qu’à refermer la sacoche imperméable où il rangeait son manuscrit. Dans une lettre à son fils, de là-bas, il prétendait : « Je n’aurai qu’un mot à en dire dans mon livre, mais je veux que ce mot soit juste. » 

Le champ de bataille, Vallès le visite avec son guide, sans s’attarder. Et c’est d’abord – et surtout – la bataille vue et vécue par ce guide, qui avait 17 ans à l’époque, un petit discours bien rôdé où Vallès fait briller l’air de rien un alexandrin splendide (« ils entendirent mourir au loin l’armée française ») ; c’est à travers les souvenirs du guide qu’on perçoit les horreurs de la guerre, les cris, les moignons, les vers dans les plaies. La bataille elle-même, on sent qu’elle ne l’intéresse pas vraiment, d’autant que « la science des batailles n’est souvent qu’une farce ». En revanche, il fait preuve de perspicacité quand il conçoit « l’idée des fatigues qui harcèlent les armées en marche » et quand il entrevoit l’image de la charge où les soldats, morts debout, continuent d’avancer parce qu’ils sont portés par des rangs si serrés qu’ils ne tombent pas.

Plus loin, il évoque des « bandes de terre toutes pleines de balles, comme la peau d’un vieux sanglier ». Une espèce de lubie l’a mis en mouvement : il voudrait voir l’arbre de Wellington. Mais il doit déchanter ; après que ses branches ont servi à tailler des cannes et des pipes, l’orme a été vendu à un Anglais qui en a fait des tabatières, tant pis. Cependant, « on voit bien d’ici », de l’endroit où l’arbre a disparu. C’est enfin le moment de monter jeter un œil sur le monument en haut de la butte. Des marches raides, le souffle court, deux minutes pour reprendre sa respiration, pour contempler le panorama et constater que rien ne rappelle le combat. Il imagine simplement la retraite de Napoléon, défait. Quant au monument lui-même, un lion, les trois camarades se font la courte échelle pour monter sur le piédestal. Vallès le compare à un singe sur le dos d’un chameau et il relate qu’ici on le compare à « un plat d’épinards surmonté d’un croûton à pain ». Le croûton va lui coûter cher. 

On est pris de tendresse pour Vallès, pour son allant, pour sa drôlerie, pour son humanité. Le côté iconoclaste, incorrect si on veut, bien que ce mot soit aujourd’hui épuisé par les simulacres qu’il engendre, vient après. J’aime aussi son refus de la pose romantique, de l’émotion facile, de la poésie des ruines, du ton de l’épopée, sa moquerie du culte des reliques. Dans le petit musée attenant, il n’observe que des débris d’éperons, des boutons de culotte, « quelques crânes dans une corbeille ». Provocant, un brin macabre, il se déclare prêt à en acheter un pour faire « une boule à chaussettes ». 

L’heure est venue de consulter le livre d’or. Il y relève quelques citations, banales sinon stupides, « À bientôt la revanche » ou « À bas les Anglais », une autre, assez étrange, qui date du 1er juin 1868, « En souvenir de ma tante tuée à Waterloo en combattant dans les rangs des cuirassiers ». Vallès et ses deux camarades, eux, se fendent d’un propos édifiant : « 18 juin 1815, Trente deux mille hommes tués bêtement pour la patrie – 23 24 25 26 juin 1848, Quarante mille prolétaires qui demandent du pain, que le canon décime, qu’on fusille après la victoire, etc. »

La voilà, la grande leçon de ce voyage, ce regard sur le temps qui passe et ne passe pas, où nous pouvons appréhender une terrible prémonition de ce qui adviendra dix-huit mois plus tard lors de la Commune. En attendant, il adresse son salut aux « travailleurs vivants » plutôt qu’aux soldats morts et, on ne le sait que par sa correspondance, il profite de son voyage et des cinq cents francs de Larousse pour aller voir des républicains proscrits en exil à Bruxelles. 

Le dernier paragraphe est rédigé à l’acide. Vallès dit, aussi sobrement que fermement, sa haine de la guerre voire du patriotisme (« [je n’ai] pas un regret pour la défaite de nos armes »). Larousse aurait peut-être passé outre le cocasse et l’ironique, oublié ce foutu croûton de pain, mais la raison de son refus tiendrait pour moitié à la charge explosive de la littérature et pour moitié à celle d’un principe de désacralisation excessif à ses yeux.  

Jules Vallès a franchement détourné le catéchisme de commémoration.

Les rapports entre littérature, histoire et reportage sont anciens. Ils tiennent de l’enquête et/ou de l’excursion, on le sait depuis Hérodote et Xénophon. 

Le journalisme, lui, est un mot qui prend son sens au XIXe siècle dans l’espace ouvert par 1789. Vallès est un écrivain qui aura écrit dans des journaux, pour des journaux, qui les aura animés sinon dirigés. Pour autant, il n’est pas un écrivain journaliste. Et l’intérêt de son texte sur Waterloo tient à son audace littéraire qui explique qu’il n’ait pas vieilli. Il en va de même dans les années 1960 pour le journalisme dit gonzo, Hunter S. Thompson et a fortiori pour d’autres phares moins déjantés, Mailer, Capote, Didion, Talese, etc., répertoriés comme auteurs de non-fiction, inscrits dans un paysage façonné par un certain empirisme anglo-saxon. 

Pour le replacer dans une tradition, je m’en tiendrai à ce que je connais. À commencer par Jack London : avec Le Peuple de l’abîme, écrit en 1902, durant une plongée de plusieurs semaines dans le quartier de l’East End à Londres, après être passé chez le fripier, il a donné un écho formidable à ce genre. Beaucoup plus confidentiel, Tchekhov s’était lancé dès 1890 dans une aventure exceptionnelle à l’autre bout du pays, sur l’île de Sakhaline. « Je suis heureux que dans ma garde-robe littéraire se trouve une rude blouse de forçat » – il était parti visiter les déportés au bagne qu’il concevait comme une sorte de « maison des morts » dans ce satané trou noir du monde russe.  

Si on voulait, on pourrait suivre deux autres pistes en apparence très dissemblables mais prestigieuses. D’une part, les pages que Dino Buzzati consacre dans le Corriere della sera à la sixième étape du Tour d’Italie de 1949, quand les coureurs passent au pied de Monte Cassino qui fut le lieu cinq ans auparavant d’une bataille meurtrière, où il reprend le thrène de la conversation entre les vivants et les morts. D’autre part, les livres de Svetlana Alexievitch, journaliste et écrivaine majeure de notre époque, qui concasse les témoignages qu’elle a recueillis. Buzzatti est discret, Alexievitch s’efface derrière ses témoins. 

Vallès, lui, est bien présent. Il l’est, sans s’être obligé à enfiler l’uniforme du grognard. Il reste qu’il s’est confronté à un événement historique, Waterloo, et aussi à un écrivain historique, Victor Hugo. Il l’a fait dans le registre qui était le sien, il n’a pas à pâlir, bien au contraire. Et il a franchement détourné le catéchisme de commémoration. Il y a huit jours, j’ignorais l’existence de ce texte. Il m’a ébloui, autant que l’imparable modernité des questions qu’il soulève. Le lire est un bonheur rare. Décidément, le hasard et la curiosité font bien les choses.  

Cet article a été commandé dans le cadre de l’exposition « Napoléon » de la Réunion des Musées Nationaux et La Villette, il fait partie du supplément « Manifesto » conçu par AOC et prochainement disponible sur le site de l’exposition.


 

Bernard Chambaz

Écrivain, Poète

Rayonnages

Littérature

Mots-clés

Mémoire

Notes