La guerre des sexes : un point, c’est trop ! (Comédie en un acte sur l’écriture inclusive)
Mesdames et Messieurs, ce soir au théâtre, La guerre des sexes : un point c’est trop ! (Comédie en un acte sur l’écriture inclusive, ou comment la scène politique récupère un point polémique)
La queue est longue devant le Théâtre des Débats Bouffes. Depuis plus de 3 ans, contre toute attente, le succès de la pièce ne se dément pas. Certains reviennent la voir, juste pour le plaisir. D’autres ont fourré des tomates pourries dans leur poches (il paraît qu’on peut en lancer à la fin, c’est formidable). Quelques partisans du langage non sexiste ont aussi pris des places, par curiosité. Après tout, c’est quand même eux dont on parle dans la pièce. Les linguistes, pour la plupart, refusent d’y aller, ils préfèrent continuer à publier des tribunes à tout-va dans les journaux sérieux, tenter de justifier leur position, expliquer les changements linguistiques en jeu. Bref, ils ne s’amusent pas.
Décor : salle de classe IIIe République
Le rideau se lève sur une salle de classe. Un grand tableau noir en fond de scène est recouvert de formules en écriture inclusive. S’y étalent en grosses lettres enfantines appliquées « bonjour à tous·tes », « agriculteurs·rices », « artisan·e·s » , « la corbelle et la renarde ». Le public remue un peu, on entend quelques soupirs désapprobateurs, des « Non, quand même, pas La Fontaine, ils ont pas le droit », etc. Quelques bancs sobres, en bois, dos au public, font face au tableau. C’est très IIIe République.
Scène 1 – L’institutrice féministe
Une cloche annonce le début de la classe. Silence dans la salle. Le public retient son souffle. Six comédiens grimés en enfants mignons viennent s’asseoir sur les bancs. Ils mettent des sucettes dans leurs bouches et caressent des doudous. Le public fait « oh, ah ». Il est ému, les enfants sont mignons. Ils sont innocents.
Débarque soudain, dans un vacarme de portes claquées, la comédienne qui fait l’institutrice féministe. Elle tient dans ses bras une version énorme du Manuel scolaire publié chez Hatier en 2017. Elle grimace, elle est hirsute, ses cheveux gris tiennent tout seul sur sa tête (gros budget gel), elle crie sur les enfants d’une voix pleine de cailloux, « Moi, vous savez les enfants, je déteste les hommes !!! ». Puis elle passe entre les rangs et se plante devant chaque enfant : « Jure-moi que tu mettras un point médian dans tous tes mots ! N’importe où, on s’en fout ! Jure-le moi, sur ta mère, qui elle au moins est une femme ! » Les enfants font oui oui en silence. Ceux qui tardent à répondre prennent un coup de manuel sur la tête. Le public est captivé. Il a peur.
Un enfant proteste faiblement : « Mais madame, c’est trop dur, j’y arriverai jamais » avant d’éclater en sanglots. Le public sort les mouchoirs, tandis que la comédienne monte sur le bureau (hommage au Cercle des poètes disparus ?), et, dans un éclat de rire terrifiant, vocifère : « Qui a osé dire un jour que le masculin l’emportait sur le féminin ? Qu’on lui coupe la tête !!!!! » Et blam ! Voici qu’une guillotine miniature tombe du plafond et atterrit sur son bureau.
Les enfants se précipitent sous leurs bancs en hurlant. Le public n’en peut plus, les dames se pâment, certaines s’évanouissent, « Mon Dieu, qu’a-t-on fait à notre belle langue ! ». Les partisans de l’écriture inclusive sont inquiets. Ils aimeraient bien sortir, aller publier une tribune ou deux pour expliquer un peu mieux de quoi il s’agit, mais voilà, c’est trop tard, ils sont coincés au milieu. Certains d’entre eux se sentent aussi vaguement coupables. Ils aimeraient bien aller rassurer les enfants.
Scène 2 – Les habits verts
Roulement de tambour et trompettes. Débarquent en fond de scène trois hommes et une femme en habits verts somptueux, ils marchent d’un même pas. Ils sont admirables, ils lèvent le pied et le bras ensemble, et viennent se placer, droits comme des i, en avant-scène, c’est beau, la chorégraphie est soignée. Il paraît que l’Académie a bien voulu prêter les habits. Les épées, non, ça coûte trop cher. Du coup les épées des comédiens académiciens sont en carton, c’est dommage.
D’une même voix, ils entament, sur l’air de la Marseillaise :
« Allons enfants de la patriiiiieuh,
Le jour de gloire est arrivé,
Contre nous de la tyranniiiie,
L’étendard de la langue est levé, (bis)
Voyez-vous dans nos salles de classe
Mugir ces féroces enseignantes ?
Elles viennent jusque dans vos bancs,
Égorger vos fils zet vos fables,
(Refrain) Aux armes, citoyens !
Ce péééril est mortel !
Non non, non non,
Que laaa langue française
demeueure la plus belle ! »
Le public est debout, il reprend le refrain, c’est un moment d’intense communion, ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas autant amusé au théâtre.
Soudain un spectateur se lève, comme aimanté, se précipite vers la scène, et jette une boule de papier froissé sur l’institutrice en criant : « Moi, député, je dépose un projet de loi contre ce péril mortel ! » Il est bientôt suivi par un, puis deux spectateurs. C’est un brouhaha invraisemblable, l’institutrice se protège avec ses bras, on l’entend ricaner « même pas mal, espèces de masculinistes ! »
Les partisans de l’écriture inclusive en profitent pour se faufiler discrètement vers la sortie, c’est le moment, personne ne les voit. Ouf, ils ont eu chaud. Sans un mot, ils rentrent chez eux, ils rasent les murs. Ce soir ils verront à la baisse leurs recommandations. Le point médian était de trop, ils auraient dû en rester à la double flexion, « Françaises et Français », ça passait mieux. Ils s’engueuleront sans doute un peu, c’est fichu, voilà, ils n’ont retenu que ça. Pour l’accord de proximité, les gars·es, on laisse tomber.
Scène 3 – Le vengeur masqué
Nouveau roulement de tambour et trompettes. Du plafond de fond de scène, suspendu à une corde rouge de théâtre, déboule un homme en costume bleu républicain, Tarzan retapé des temps modernes, un masque FFP2 sur le visage. « Je suis le vengeur masqué ! » brame-t-il en se balançant au travers de la scène au bout de sa corde. Le public est émerveillé, il applaudit, il en a pour son argent ; il est bien ce vengeur masqué, vous l’avez reconnu, vous ? C’est un gymnaste peut-être ? Le vengeur masqué (toujours pendu, c’est une performance) dégaine alors un grand papier qu’il se met à lire d’une voix de stentor, tout en continuant de circuler au-dessus de la tête des enfants, c’est dangereux mais ça fait son effet : « L’écriture inclusive sera désormais interdite à l’école ! »
Le public applaudit frénétiquement, les « bravo » et « encore! » fusent de toutes parts. Les habits verts viennent alors menacer de la pointe de l’épée l’institutrice qui sort à reculons, les enfants ramassent les boulettes de papier des députés et courent effacer, sur le tableau noir, les formes graphiques du malheur. Une musique de fanfare très gaie remplit alors la salle, les enfants se lancent dans une ronde endiablée avec le vengeur masqué, qui fait signe à tous les spectateurs de les rejoindre sur scène. Quelle ambiance ! C’est un triomphe.
Les raisons (sentimentales) du succès : peur, compassion et culpabilité
Le succès du débat/spectacle autour de l’écriture inclusive s’explique par sa valeur cathartique (au sens aristotélicien) : il nous purge de nos sentiments puissants à l’égard du spectre du changement linguistique. Peur du changement, que cristallise le point médian [1]. Compassion à l’égard de nous-mêmes et de nos pauvres enfants, menacés par cette pratique dangereuse. Le spectacle permet, quelle aubaine à l’approche des régionales et des présidentielles, de valoriser les héros pourfendant ces mesures criminelles, et d’expulser les responsables, coupables d’idéologie gauchiste, écolos et féministes hystériques. En polarisant, à peu de frais, le débat.
Il permet aussi, ça soulage, d’évacuer la culpabilité qu’éveillent en tout locuteur naïf (à peu près nous tous) les « recommandations » de pratique égalitaire de la langue, en la rejetant sur ceux-là mêmes qui la proposent (nous l’imposent). Pourquoi diable serions-nous déclarés coupables d’un crime que nous n’avons pas commis ? Est-ce notre faute si le français utilise l’emploi générique du masculin, si « ils » et « l’homme » comprennent aussi les femmes, si «les Français» inclut les Françaises, si « doctoresse » ne se dit pas au XXIe siècle ?
Alors, au lieu de réfléchir aux enjeux de pouvoir parfois larvés dans les signes linguistiques, au lieu de faire l’effort de la mise en perspective historique ou sociolinguistique, afin d’être libre de choisir (de la pratiquer ou non), on rejette. On se moque. On caricature. On réécrit des textes historiques, des fables de la Fontaine. On met en scène tout un patrimoine menacé. On se rabat sur le point médian, pour le clouer au pilori et en faire le dindon de la farce. Et on laisse, surtout, et cela seul est grave peut-être, les politiques récupérer ce point (parmi d’autres) pour en faire une pomme explosive de discorde.
La langue française, un bien sacré
Aucun locuteur n’aime être interrogé et remis en cause dans ses usages linguistiques. Aucun, à part quelques militants radicaux pour qui la perturbation et la transgression sont souhaitables en soi, n’est spontanément enclin à changer ses habitudes de langage. Car nos jugements esthétiques, phonétiques, ne sont en réalité que cela : une question d’habitude. Lorsque Madame Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie Française, refuse de dire « la maire » parce que « la maire, ce n’est vraiment pas beau », elle réagit en locutrice typique.
En France, à l’amour que tout locuteur porte naturellement à sa langue maternelle, dont la mélodie l’a bercé, qu’il a appris à identifier, depuis le ventre de sa mère, s’ajoute une mythologie nationale, sacralisante et normative spécifique à la langue française : née avec l’Académie française au XVIIe, étayée par Voltaire au XVIIIe et la notion (scientifiquement douteuse) du « génie » d’une langue plus « claire », consolidée par notre école et son modèle républicain laïque, qui ont la langue pour unique déesse.
Le français est notre bien le plus sacré. Intouchable, immuable. Un capital affectif et social primaire et précieux… dont la maîtrise est pourtant de l’ordre du réflexe, automatique et largement inconsciente. Le Français habite sa langue comme nous rêvons les lieux de notre enfance, avec amour, révérence et nostalgie.
Pourtant, et ceci est une réalité dont les francophones de France n’ont pas encore pris conscience, le français ne nous appartient pas. Ce lieu idéal est partagé aujourd’hui par près de 300 millions d’êtres sur terre, dont nous sommes moins d’un quart. Et c’est par ces autres êtres humains que nous arrivent parfois d’autres pratiques, d’autres revendications. Du Québec, dans les années 1980, par exemple, pour la féminisation des noms de métiers (que l’Académie française aura mis presque 40 ans à accepter, en 2019 [2]).
Plus une forme est nouvelle, plus elle heurte, notamment à l’écrit. Par l’oral, nous nous habituons plus vite au changement linguistique, nous y prêtons moins attention. À chaque étape des combats féministes, qu’ils soient concrets ou plus symboliques, le seuil d’acceptabilité est un peu repoussé. Ce qui semblait intolérable en 1998 aux députés chiraquiens, qui, à l’Assemblée nationale, huaient Elisabeth Guigou et Martine Aubry qui tentaient de se faire appeler Madame la ministre, ne pose (presque) plus de problème aujourd’hui. L’intolérable d’aujourd’hui est la norme de demain.
Pendant ce temps-là, dans la vraie vie
Pendant que les débats caricaturent et évacuent les réflexions sur l’égalité dans la langue, dans la vraie vie, la langue continue d’évoluer. À notre insu. Loin des polémiques. Car c’est inconsciemment que les changements se font, sans que la plupart d’entre nous aurons eu notre mot à dire, sans même que nous nous en apercevions. Nous glanerons ici et là, doucement, de nouvelles formes, de nouveaux sons, nous dirons « autrice », « cheffe », « docteure » et « professeure », parce que les journalistes l’auront dit, l’auront écrit, parce que nos amis, nos voisins l’auront répété. Pour cela, nous serons redevables à celles et ceux qui prirent en plein visage les huées du public ; mais nous ne le saurons pas.
Nous parlerons des droits «humains » et non plus des droits « de l’homme », comme c’est le cas dans d’autres pays francophones ; nous dirons « personnages illustres » au lieu d’« hommes illustres », « dans la mémoire collective » plutôt que de « mémoires d’homme », car les lexicologues de nos dictionnaires auront travaillé dans l’ombre à modifier leurs définitions. Nous n’aurons pas besoin, pour cela, de nous convaincre du bien-fondé de certaines propositions. Pas besoin de lire les études de psycholinguistique démontrant que les offres d’emploi où le féminin est marqué, comme dans « recherche ingénieur·e », suscitent davantage de candidatures de femmes que celles au masculin dit « générique ». Pas besoin d’apprendre que « l’homme » au sens masculin (spécifique) étant appris plus tôt que « l’homme » au sens d’humanité (générique) continue de déclencher d’abord, automatiquement, une représentation sexuée. Nous n’aurons pas besoin d’être convaincu(e)s. Parce que la langue est réfractaire à l’idéologie. Et que les révolutions, en linguistique, ne passent pas. Même la révolution française, en son temps, ne parvint pas à imposer de façon durable le tutoiement entre citoyens. En matière de langue, il est interdit d’interdire.
Pendant ce temps-là, Macron continue d’employer des formules inclusives, sans que personne ne s’en plaigne, « chacune et chacun », « toutes et tous », « Françaises et Français ». Plus il les emploie, plus il spécialise le sens masculin spécifique de « chacun », « tous », et « Français », moins ce dernier inclut les Françaises. C’est ainsi. Plus l’emploi d’« autrice » se répand, plus « auteur » se réfère exclusivement à un homme. Cette évolution, on peut la déplorer pour beaucoup de raisons (dont l’atteinte à une certaine capacité d’abstraction que permet l’emploi générique). Mais elle est en marche.
Enfin, pendant ce temps-là, une autre évolution se dessine…
Vers une langue moins normée et plus neutre?
Dans sa leçon inaugurale à la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, en 1977, Barthes réfléchit à la liberté dont une langue, en tant que système institué de signes « suiviste[s] » et « grégaire[s] », prive ceux qui la parlent : « En chaque signe dort ce monstre : un stéréotype. Je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. » Il déplore en particulier la pauvreté du mode binaire offert par le français, où « je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits » (il développera sa réflexion sur la puissance supérieure du neutre dans ses cours ultérieurs). À l’automne dernier, un jeune graphiste genevois, Tristan Bartolini, a été récompensé du Prix Art Humanité 2020 de la Croix-Rouge pour son projet d’alphabet non binaire, où de nouveaux caractères mélangent les genres masculin et féminin.
Le français marque en effet plus que d’autres langues les distinctions de genre (sur les suffixes, -eur ou –euse, les articles, le ou la, les pronoms, il ou elle, les accords des participes passés, heureux ou heureuse). Ce qui rend la féminisation très visible, et corse encore les débats publics. Mais notre langue dispose aussi d’un arsenal de mots (le plus souvent en -e) capables de ne pas marquer la différence entre le masculin et le féminin, ce sont les mots dits « épicènes ». Des adjectifs, « libre », « magnifique », « magique », des noms, « ministre », « journaliste », « élève », « locataire », « esthète », « athlète », « juge », « artiste », « maire » : au pluriel, impossible de savoir si ces mots désignent des hommes ou des femmes. « Les gens », « les personnes » (de plus en plus employé), fonctionnent bien aussi. Le pronom indéfini de troisième personne « on », qui, tout comme « homme », nous vient du latin homo (mais au cas nominatif, en fonction sujet), permet aussi ne de pas genrer. « Alors, on n’est pas bien, là ? » ne donne ainsi aucune information sur le sexe de la personne qui parle.
Or il semblerait que depuis quelques années, c’est bien ce type de lexique non marqué que privilégient spontanément les Français (même s’il reste l’accord sur l’article) : plutôt que d’alterner entre « le maire » et « la mairesse », courant à Montréal et en Suisse, on s’est mis à dire « la maire ». Ce qu’on faisait déjà facilement avec les formes tronquées comme « prof », « le ou la prof ». Sont également attestés « le ou la témoin », « le ou la membre » (du gouvernement) ; dans la lignée donc, de « le » ou « la » ministre…
Alors, « mesdames et messieurs », baisser de rideau sur la guerre des sexes? En matière de langage inclusif, la femme n’est peut-être pas la seule à être l’avenir de l’homme. Peut-être notre avenir linguistique sera-t-il aussi non genré, et plus varié. Moins normé. Afin que nous et nos différents usages puissions y cohabiter en paix. On n’y serait pas bien, là, paisible, à la fraîche, tous, toutes, et tou·te·s ensemble ?
NDLR : Ce texte a été réuni avec un autre article de Julie Neveux, « La grammaire du français enfin rendue à la vie » dans une publication papier, disponible dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».