Société

Insécurité : la stratégie et la vérité

Sociologue

Dénigrées parce qu’elles ne colleraient pas au « bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing » mais appréciées lorsqu’elles servent une stratégie politique, les statistiques font l’objet d’usages contradictoires, comme l’ont montré les récentes accusations du ministre de l’Intérieur à l’endroit des enquêtes de victimation. À rebours du discours médiatique et politique dominant, il est pourtant urgent de prendre le temps de déplier ces données et de faire entendre ce que les statistiques nous disent : il n’y a pas de problème spécial ou nouveau avec la délinquance.

Dans une interview accordée à l’Express parue le 20 mai 2021, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a encore une fois démontré son excellence en matière de petite phrase en déclarant : « J’aime beaucoup les enquêtes de victimation et les experts médiatiques, mais je préfère le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing. » On pourrait d’abord voir dans cette phrase qui a beaucoup circulé une expression de son populisme de plus en plus évident, dénigrant l’expertise des statisticiens responsables des enquêtes de victimation au profit du bon sens populaire.

Mais si on prend la peine de lire l’interview en entier, on découvre qu’en fait il a commencé par promouvoir les statistiques sans ambiguïté. En effet, dès la deuxième question, il assène : « Il y a la vérité des chiffres : une baisse des atteintes aux biens constatée […]. Une hausse de la violence aux personnes. » Comment comprendre alors cette prise de parole qui semblera contradictoire à plus d’un ? Le ministre est-il pour ou contre les statistiques ? Où est sa vérité : dans les chiffres ou dans le bon sens populaire ?

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Pour répondre à ces questions, il faut décoder les soubassements de ces affirmations. Nous verrons alors qu’il s’agit d’une stratégie visant à sélectionner parmi les statistiques disponibles celles qui servent le mieux les ambitions du ministre, aux dépens, et c’est le plus déplorable, de la vérité elle-même. Ambitions qui consistent à tenter de replacer le problème de l’insécurité au cœur du débat public – stratégie dont on sait maintenant le danger en termes de floutage des frontières avec le RN.

En résumé, Darmanin nous propose de négliger la valeur de vérité des statistiques pour ne retenir que celles qui servent sa stratégie visant à se placer avec la police au cœur du débat public. Nous verrons en conclusion que ce type d’opération ressemble à s’y méprendre au mécanisme consistant à créer des fake news. De notre côté, essayons de mieux comprendre comment différentes séries statistiques représentent différentes expressions de l’insécurité et comment elles s’articulent.

Pour commencer, nommons les choses. La série statistique que le ministre de l’Intérieur valorise s’appelle l’état 4001 (du nom du formulaire servant à l’enregistrement de tout fait). Elle existe depuis 1971 et est produite par les forces de l’ordre. Comment fonctionne cet instrument ? Dès lors que vous subissez un délit ou un crime, qu’il s’agisse d’une atteinte à vos biens ou de violence et que vous le rapportez à la police, ou bien que les policiers constatent de leur propre initiative un délit (par exemple de racolage ou de vente de stupéfiant), ces faits sont collationnés par leurs soins, puis agrégés au niveau local et enfin national. Ils peuvent alors être utilisés comme indicateur du niveau d’insécurité en France, et le sont.

Aujourd’hui, ces statistiques disent en effet, comme le rapporte le ministre, que l’on assiste à une lente décrue des atteintes aux biens (vols, cambriolages) mais en même temps à une forte hausse de la violence, en particulier sexuelle et des coups et blessures.

Les données de l’état 4001 permettent aux policiers d’envoyer des signes au ministre.

Pourtant, depuis que l’état 4001 a été mis en place, cette série est jugée relativement peu fiable pour la bonne raison qu’il est assez facile pour les policiers de l’orienter dans un sens qui les arrange. Vous êtes commissaire et voulez voir disparaître le problème du cannabis dans votre circonscription ? Demandez simplement à vos agents de cesser de contrôler des dealers. Vous trouvez que le nombre de vol violent semble s’orienter vers une trop forte croissance ? Vous faites en sorte que les plaignants n’aient pas envie de venir au commissariat et surtout vous minimisez l’épisode violent pendant la prise de plainte pour n’enregistrer qu’un vol.

En résumé, vous pratiquez ce que les policiers dans leur argot appellent « la chanstique », c’est-à-dire l’activité qui consiste à changer les chiffres dans les sens souhaité (activité si commune qu’elle porte un nom !). Autrement dit, l’état 4001 mesure certes pour une part l’insécurité, mais en même temps et indissociablement l’activité des forces de l’ordre, les ordres qu’elles reçoivent ; c’est pourquoi la série n’est pas à rejeter entièrement, mais il faut savoir la manipuler très précautionneusement et avec des pincettes.

Les forces de l’ordre ne sont pas aveugles et, évidemment, savent très bien tout ceci. Pourtant, cela ne les empêche pas de tenir très fortement à cette série. Pourquoi ? Précisément parce qu’elles la maîtrisent. Spécialement, elles savent très bien s’en servir pour envoyer des messages à leur hiérarchie. C’est le sens du « théorème de Demonque » qui a été découvert en 1994 par le regretté sociologue Dominique Monjardet qui s’énonce ainsi : « sur une courte période, les statistiques de la délinquance varient en proportion inverse de la popularité du ministre de l’Intérieur auprès des agents chargés du collationnement des données qui les fondent ».

Les données de l’état 4001 permettent aux policiers d’envoyer des signes au ministre : si ce dernier se comporte d’une façon qui leur plaît, ils peuvent orienter les chiffres dans un sens qui flatte le ministre, mais inversement, ils peuvent les orienter de façon déplaisante s’il déçoit. Et aujourd’hui, le ministre aussi sait que cette série est une courroie de transmission et sait entendre les messages qu’on lui transmet.

Ce problème de la déconnexion de l’état 4001 avec la vérité s’est aggravé pendant les années Sarkozy de « politique du chiffre » (pour reprendre l’expression péjorative) ou de « culture du résultat » (expression laudative). En effet, les chiffres ont tout à coup servi non plus seulement à évaluer l’action d’une institution entière et de son ministre, mais aussi à noter individuellement chaque agent, qui voyait alors une partie de ses primes et de son avancement en dépendre directement. Un commissaire avec de bons chiffres gagnait bien des avantages ; un autre mal classé subissait non seulement l’humiliation de ses supérieurs mais aussi des coupes sombres dans ses ressources individuelles et collectives.

Inutile de dire que chaque commissaire répercutait les demandes de bons chiffres à ses subordonnés, et donc que la « chanstique » s’est généralisée ainsi que les doutes sur la qualité l’état 4001.

Au point que lorsque Manuel Valls est arrivé à la tête du ministère de l’Intérieur, il a commandité une mission d’inspection sur la Police nationale (2013), qui a été suivie par une mission parlementaire sur la Préfecture de police de Paris (2014), qui ont toutes deux conclu à d’importantes négligences concernant l’enregistrement des faits, et même à la généralisation des « pratiques d’enregistrement non conformes » – autrement dit, parlons clairement, à de la triche pure et simple. J’insiste sur le fait que ce ne sont pas de dangereux islamo-gauchistes qui sont arrivés à cette conclusion, mais des inspecteurs généraux, des commissaire principaux et des colonels de gendarmerie. Ils ont montré que l’état 4001 permet de prendre de sérieuses libertés avec la vérité.

C’est ainsi que pour un ministre, adouber l’état 4001, c’est une façon de reconnaître la validité de ce moyen de communication, donc c’est flatter les hauts gradés qui tiennent à ce bon vieil outil, mais au prix d’un renoncement à l’exigence démocratique de transparence des chiffres. Oui mais voilà, comme ces chiffres disent aujourd’hui que la violence augmente, donc qu’ils sont alarmants, ils appuient une politique qui place la défense de l’insécurité – la police et son ministre – au cœur des préoccupations publiques. Donc qu’importent tous leurs biais, autant les asséner.

Pour sortir des scandales liés à la « chanstique », Valls a décidé d’établir au sein même du ministère de l’Intérieur un « service statistique ministériel de la Sécurité Intérieure » (SSM-SI), c’est-à-dire une équipe dont le directeur et la plus grande partie des effectifs sont des fonctionnaires de l’INSEE, donc des professionnels de la statistique, ce qui leur donne une très grande indépendance vis-à-vis des dirigeants de l’Intérieur, chargé de la production quantitative du ministère. La création de ce service en 2014 a suscité une vive opposition de la part de la haute hiérarchie policière qui se sentait dépossédée, mais Valls, il faut lui reconnaître ceci, a tenu bon et l’a imposé.

Les enquêtes de victimation adoptent précisément le point de vue des victimes, comme celui de l’éventuel boucher, et non celui de la police, pour le transformer en science.

L’effort des statisticiens professionnels a consisté à essayer de redresser les traitements de l’état 4001 – mais pas les enregistrements qui dépendent d’abord et avant tout de ce qui se passe dans les commissariats et non des statisticiens et auxquels ils ne peuvent rien – et en même temps ils ont développé avec l’INSEE une autre méthode d’appréhension de la délinquance, complètement différente de l’état 4001, que sont les enquêtes de victimation, celles que le ministre actuel juge bien inférieures aux jugements de son boucher.

Ces enquêtes ont été implantées en France dès les années 1980 par une équipe du CNRS. Elles consistent à interroger un échantillon aléatoire de français sur les atteintes qu’ils ont subies. Cet échantillon est de plus de 20 000 personnes, ce qui assure que des habitants de toutes les villes de la taille de Tourcoing y sont représentés et, dans chacune d’elle, toutes les catégories socio-professionnelles, donc très probablement des artisans indépendants comme un boucher-charcutier.

Il est donc parfaitement ridicule d’opposer cette enquête au « bon sens » d’un individu quelconque, car celle-ci interroge précisément cet individu mais a l’intelligence d’agréger les faits qu’il a subis à ceux de 19 999 autres personnes. Les enquêtes de victimation adoptent précisément le point de vue des victimes, comme celui de l’éventuel boucher, et non celui de la police, pour le transformer en science. En outre, notons que dénigrer ces enquêtes revient à déconsidérer non pas la Justice comme d’habitude avec le ministère de l’Intérieur, mais cette fois le ministère des Finances, dont l’INSEE est une direction générale.

À chaque enquêté, on demande, en face à face, de façon extrêmement détaillée et méticuleuse, de revenir deux ans en arrière et de lister toutes les atteintes causées par la délinquance dont ils ont été victimes, en précisant celles qu’il a rapporté à la police et celles dont il a jugé que ce n’était pas nécessaire. Ces enquêtes permettent donc de mesurer l’insécurité et la délinquance non pas depuis le point de vue de la police, mais depuis celui de la population générale. Les biais engendrés par la chanstique ne peuvent donc pas l’affecter.

Or ces données dressent aujourd’hui un tableau de la délinquance fort différent de celui que présente l’état 4001. En effet, selon les enquêtes de victimation, la délinquance reste stable, y compris en ce qui concerne les violences physiques, et il n’y a donc pas de problème spécial ou nouveau avec la délinquance.

Dans ces conditions, le ministre de l’Intérieur préfère ironiser sur les enquêtes de victimation qui sont pourtant les plus sûres, en leur opposant l’état 4001, dont les résultats sont bien moins fiables, mais qui a l’avantage de souder les forces de l’ordre autour de leur ministre tout en leur donnant conjoncturellement de l’importance. Ce qui compte ce n’est donc pas la vérité, mais une certaine courroie de transmission, un certain type de cohésion interne au ministère, et en même temps sa propre importance dans le débat public, un peu comme lorsque le ministre va manifester avec les forces de l’ordre. Mais en l’occurrence, cette cohésion s’obtient aux dépens de la vérité.

Nous touchons là au fondement du phénomène dit des fake news. En effet, ces dernières sont caractérisées par le fait qu’elles servent d’abord à produire une congruence dans un groupe et son importance contre les autres groupes, même et surtout si ces informations ne sont pas acceptées comme vraies par le reste de la société.

Lorsque Trump déclara qu’il y avait plus de monde à sa cérémonie d’investiture qu’à celle d’Obama, il ne fit rien d’autre : il essaya de souder les électeurs autour de lui et se donna de l’importance, en négligeant le degré de vérité de ce qu’il affirmait. Promouvoir les données de l’état 4001 contre les enquêtes de victimation, c’est faire à peu près la même chose : jouer la cohésion et la visibilité aux dépens de la vérité. C’est d’autant plus grave que c’est un membre du gouvernement qui s’y livre.


 

Emmanuel Didier

Sociologue, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs, un laboratoire de l’ENS et de l’EHESS.

Notes