Économie

Pour un management public coopératif

Historien

L’État, depuis trois décennies, a choisi de faire faire plutôt que d’administrer lui-même ses biens et services publics, quitte à les transformer en produits de marché. Mais il est possible de subvertir cette économie de la concurrence en une dynamique de coconstruction, grâce aux structures de l’économie sociale et solidaire. En innovant dans les partenariats entre société civile et État, on invente un nouveau management public, qui fonctionne par la coopération plutôt que par la rivalité.

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L’élection présidentielle aura lieu dans un an et les débats entre les partisans des nationalisations et ceux des privatisations vont reprendre.

Pour les premiers, la crise de la Covid-19 signe l’échec de la mondialisation, à l’origine de la diffusion du virus et des délocalisations de la production de masques ou de vaccins. Pour les seconds, les rigidités bureaucratiques sont la cause des dysfonctionnements logistiques, tandis que le poids de la dette oblige à réduire l’intervention de l’État.

Une autre voie existe pourtant, tracée par les nouvelles formes d’économie sociale et solidaire (ESS) qui expérimentent un management public coopératif. Celles-ci impliquent de concevoir d’autres arrangements institutionnels renouvelant les rapports entre l’État et la société.

Disrupter le nouveau management public

Les travaux précurseurs de Michel Foucault sur le néolibéralisme en fournissent la clé autour de la notion de gouvernementalité, définie comme « la manière dont on conduit la conduite des hommes [1] ».

La focale sur l’action de l’État permet de saisir les relations de pouvoir qu’il entretient avec la population pour penser et agir sur la société. Sous cet angle, le néolibéralisme n’est pas la simple actualisation du libéralisme, il introduit une rupture, une nouvelle rationalité gouvernementale. Avec le libéralisme, il s’agissait de limiter les excès de gouvernement, donc de procéder au découpage d’un espace hors d’atteinte de l’intervention de l’État, laissé au marché dont les mécanismes étaient postulés naturels. Le néolibéralisme réhabilite à l’inverse le rôle des institutions, auxquels il revient de fixer le cadre dans lequel opère le marché.

Cette nouvelle rationalité « ne pose pas à l’État la question de savoir : quelle liberté vas-tu laisser à l’économie ? mais […] pose à l’économie la question : comment est-ce que ta liberté va pouvoir avoir une fonction et un rôle d’étatisation, dans le sens où ça permettra de fonder effectivement la légitimité d’un État [2] ? ». Le but n’est pas de contenir l’intervention de l’État mais de l’orienter vers la conduite des conduites.

Le néolibéralisme est ainsi constitué de « l’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs qui déterminent un mode de gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence [3] ». Cette rationalité a notamment été déclinée au cours des années 1990 dans le nouveau management public (NMP). Inspiré des outils et des méthodes de gestion à l’œuvre dans les entreprises privées, il propose un nouveau mode de gouvernement à partir de l’assignation d’objectifs de performance à l’action publique, en la spécialisant et en responsabilisant ses sous-unités.

L’État cherche dorénavant à faire faire plutôt que produire directement des biens ou des services. Pour cela, il a un recours croissant aux marchés publics qui, dans une logique d’efficience, mettent les opérateurs en concurrence pour réduire les coûts et maximiser les résultats. Le NMP conduit à la libéralisation des industries de réseau dans les secteurs de l’énergie, des télécommunications, des transports ou de la poste, ainsi qu’au développement des partenariats public-privé (PPP).

Il est ainsi à l’origine d’une « destruction créatrice de l’action publique », entendue comme « un processus de disparition et de création au fil du temps de formes d’intervention des autorités publiques qui peuvent susciter une modification de la nature profonde de l’action publique [4] ». Cette situation a conduit à la mise en place, d’une part d’une gouvernance multi-niveaux, la souveraineté de l’État étant entamée par le haut (instances supranationales) et par le bas (décentralisation) et, d’autre part, de nouvelles formes de construction de l’action publique, selon une logique de réseaux à géométrie variable.

Cette inflexion profite aux partenariats public-ESS, lesquels s’inscrivent cependant le plus souvent dans une gouvernementalité néolibérale. Le projet de la Big Society lancé en 2010 par le Premier ministre britannique David Cameron en fournit un exemple. Si l’intention affichée était de donner le pouvoir au peuple pour développer les solutions, la participation ou le lien social, le gouvernement du Royaume-Uni a davantage considéré l’ESS comme un prestataire de services. Les résultats ont ainsi été très contrastés. Les communautés locales n’ont pas vu augmenter leur pouvoir d’agir, l’ouverture des services publics a surtout bénéficié aux multinationales et les ressources publiques du secteur associatif ont baissé. Au final, les associations n’ont pas obtenu le rôle promis de partenaire de l’action publique, les populations vulnérables ont été les plus impactées par l’austérité et le secteur privé n’a pas été engagé sur le chemin de la transition.

La destruction créatrice de l’action publique ouvre la possibilité d’une nouvelle gouvernementalité. Sa matrice a été formulée très tôt. Un républicain français exilé à Londres, Joseph Rey, rendant compte à son pays d’origine des théories du père britannique de la coopération Robert Owen, écrivait en 1826 dans le journal saint-simonien Le Producteur :
« C’est ce principe funeste que les amis de M. Owen en Angleterre, ont appelé le principe de la compétition, mot qu’on peut traduire en français par celui de concurrence ou plutôt de rivalité ; et c’est à ce principe qu’ils opposent celui de la coopération, dans lequel il y aurait un concert perpétuel de tous les associés vers un seul et même but, l’accroissement du bonheur de tous. Mais il n’y aurait de résolue qu’une partie très imparfaite du problème, si cette coopération dans les travaux n’était pas accompagnée de la communauté de jouissance des produits, basée sur l’égalité. »

Les partenariats public-ESS sont le vecteur d’une ouverture de l’État à la société civile, qui peut subvertir le nouveau management public, à condition que les dynamiques de coconstruction et de coproduction soient préférées à la concurrence et à la relation de prestation.

La révolution du « co »

La coconstruction de l’action publique correspond au fait d’organiser « un processus de codécision auquel participent à la fois les acteurs de la société civile et les acteurs de l’État (ou de la société politique) », tandis que sa coproduction consiste dans « la participation des acteurs de la société civile […] à la mise en œuvre des politiques qui peuvent avoir été soit construites par l’État seul, soit co-construites par l’État et la société civile ».

Cette révolution du « co » rend nécessaire le recours à de nouveaux instruments. La France s’est distinguée en 2001 par la création des sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), qui en constituent l’un des plus adéquats. Ce sont des coopératives qui ont pour vocation de produire des biens ou services d’intérêt collectif présentant un caractère d’utilité sociale. Cette innovation juridique a participé d’un mouvement plus large de lois internationales visant à confier à des coopératives de services relevant auparavant du secteur public, en créant par exemple des coopératives sociales en 1991 en Italie, des coopératives de solidarité sociale en 1998 au Portugal ou des coopératives d’initiative sociale l’année suivante en Espagne.

Dépassant le seul intérêt mutuel des membres de la coopérative, les Scic se caractérisent par leur multi-sociétariat et par leur recherche d’utilité sociale, qui permet à des tiers non sociétaires de bénéficier de leurs activités. Les Scic ont en effet l’obligation d’intégrer trois catégories d’associés à leur sociétariat, dont les bénéficiaires des services ou des biens produits par la coopérative et les salariés de la coopérative (ou les producteurs en leur absence). On en dénombre aujourd’hui autour de mille et la moitié d’entre elles comptent des collectivités locales ou des établissements publics territoriaux parmi leurs sociétaires. Elles doivent produire ou fournir des biens et des services d’intérêt collectif, qui présentent un caractère d’utilité sociale.

La coopérative d’inclusion numérique #Aptic offre l’exemple d’une des rares Scic où l’État est sociétaire. Elle porte le projet du « pass numérique » qui, sur le modèle du titre-restaurant, permet le paiement total ou partiel de services de médiation numérique. Les commanditaires (collectivités, établissements publics, CCAS, entreprises, chambres consulaires, clubs d’entreprises…) commandent les pass et les distribuent à des usagers, lesquels peuvent les utiliser dans des lieux de médiation numérique qualifiés par #Aptic : espaces publics numériques, fablabs, tiers-lieux, espaces de coworking, maisons de services publics, plateformes itinérantes, infolabs, classes numériques, repair cafés, médiathèques… Le dispositif vise à faciliter l’accès des usagers aux formations numériques, à diversifier les sources de financement des structures de médiation numérique et, pour les pouvoirs publics, à cartographier, unifier et assurer la qualité des services.

Dans le contexte de l’ascension de l’État plateforme, c’est-à-dire de dématérialisation des services publics, le pass numérique est devenu, après avoir été expérimenté en Nouvelle-Aquitaine, l’une des principales briques du « Plan national pour un numérique inclusif ». #Aptic a ainsi participé tant à la coconstruction qu’à la coproduction de la politique publique, ce que reflète sa gouvernance répartie en six collèges, parmi lesquels on retrouve les structures de médiation numérique, les commanditaires, les salariés et les investisseurs institutionnels, mais aussi l’État et les collectivités locales [5].

Cette configuration est le résultat d’une coalition entre les acteurs socio-économiques et les acteurs des territoires, dans une finalité d’intérêt général en quelque sorte garantie par l’État. S’il y manque encore une participation plus forte des usagers pour l’ancrer pleinement dans la logique des communs sociaux, d’autres exemples de Scic démontrent que cette tendance est déjà à l’œuvre, à l’instar de Railcoop, qui vient de réunir, grâce à la mobilisation citoyenne (6 000 sociétaires), le capital nécessaire à l’obtention de sa licence ferroviaire pour rouvrir la ligne interrégionale Bordeaux-Lyon, initiative constituant par ailleurs une riposte coopérative aux directives européenne de la concurrence aboutissant à libéraliser le rail.

Nous assistons de la sorte à l’ébauche d’un management public coopératif qui joue sur l’implication des parties prenantes et l’hybridation des ressources pour gagner en agilité et en capacité d’action. Il dessine ce que pourrait être une République de l’économie sociale et solidaire [6], qui renvoie dos-à-dos le tout-État ou le tout-marché pour trouver une troisième voie ouverte par la société civile.

(NDLR : Timothée Duverger a récemment publié Utopies locales, les solutions écologiques et solidaires de demain, aux éditions Les Petits Matins.)

 


[1] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Gallimard, 2004.

[2] Ibid.

[3] Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009.

[4] Philippe Bance, « Conclusion: Public – Social and Solidarity Economy Partnerships (PSSEPs) and collective action paradigm », Philippe Bance (dir.), Providing Public Goods and Commons. Towards Coproduction and New Forms of Governance for a Revival of Public Action, CIRIEC Studies series, n° 1, 2018.

[5] Timothée Duverger et Martin Georges, « Gouverner et produire les communs numériques en coopérative. Le cas de la SCIC #APTIC », Philippe Bance (dir.), Numérique, action publique, services collectifs et démocratie, à paraître.

[6] Cette expression se réfère à une démarche initiée par ESS France, l’organisation faîtière des mouvements de l’économie sociale et solidaire : https://larepubliqueess.org

Timothée Duverger

Historien, Maitre de conférences associé à Sciences Po Bordeaux, directeur de la Chaire TerrESS

Notes

[1] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Gallimard, 2004.

[2] Ibid.

[3] Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009.

[4] Philippe Bance, « Conclusion: Public – Social and Solidarity Economy Partnerships (PSSEPs) and collective action paradigm », Philippe Bance (dir.), Providing Public Goods and Commons. Towards Coproduction and New Forms of Governance for a Revival of Public Action, CIRIEC Studies series, n° 1, 2018.

[5] Timothée Duverger et Martin Georges, « Gouverner et produire les communs numériques en coopérative. Le cas de la SCIC #APTIC », Philippe Bance (dir.), Numérique, action publique, services collectifs et démocratie, à paraître.

[6] Cette expression se réfère à une démarche initiée par ESS France, l’organisation faîtière des mouvements de l’économie sociale et solidaire : https://larepubliqueess.org