Savoirs

Les continents tourmentés du nazisme

Historien

Christian Ingrao a fait partie de l’équipe scientifique qui a travaillé à la nouvelle traduction critique de Mein Kampf, publiée le 2 juin. Pour qui est désireux de comprendre la violence de guerre du nazisme, il est pourtant sans doute préférable de laisser de côté le pamphlet d’Hitler, pour se tourner vers les études qui sondent en profondeur les mécanismes à l’œuvre. Il reste à l’historien la tâche difficile de concilier l’identification des structures sociales, des déterminants – l’histoire sociale – et le dégagement des expériences, des systèmes de croyances – l’histoire culturelle.

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Ne t’attarde pas à l’ornière des résultats
René Char, Feuillets d’Hypnos 2.

Il était une fois un historien du nazisme qui était insatisfait des cônes d’ombre laissés par sa démarche. Il avait consacré ses premiers travaux à l’étude d’une cohorte de jeunes militants élitaires nazis, nés entre 1900 et 1910, pratiquement tous docteurs d’université, souvent juristes, mais aussi linguistes, historiens, philosophes, géographes ou littéraires, qui avaient peuplé et formé les organes de répression du Troisième Reich, Gestapo, SD (Service de sécurité de la SS) et RSHA (Office principal de la Sécurité du Reich). Au moment de se lancer dans cette étude, les outils de l’histoire sociale, qui formalisaient et quantifiaient, parurent constituer une impasse dans la démarche. Tel que le sujet était formulé, chercher l’extraction sociale de ces militants relevait de l’évidence ou du truisme.

Les outils de l’histoire culturelle et notamment de cette histoire culturelle de la grande Guerre qui avait tenté d’explorer l’expérience enfantine et le cadre normatif dans laquelle elle s’était agencée, et ceux de cette histoire de la déchirure religieuse qui restituait les univers émotionnels des acteurs sous la plume de Denis Crouzet, paraissaient mieux adaptés. Ce sont par ailleurs ces derniers travaux qui fournirent les outils nécessaires à l’analyse de l’insondable violence que déploya la cohorte en question dans le génocide par fusillade des Juifs d’Union Soviétique et dans les politiques de lutte contre les partisans qui dévastèrent les sociétés rurales d’URSS et d’Europe orientale.

Faire du nazisme un système culturel de désangoissement ; faire de la violence des centaines de villages incendiés (villageois compris) par les unités de la Wehrmacht et de la SS en Biélorussie un langage réfractant ce système culturel avait – et c’était là le nœud de l’insatisfaction – un coût : en saisissant le système culturel, on perdait l’acuité de l’observation des individus et des réseaux ; à saisir dans une seconde enquête les politiques de lutte contre les partisans comme des politiques publiques extraordinairement meurtrières et prédatrices, on perdait l’acuité de la saisie de ce qu’en avait été l’expérience pour les chasseurs d’êtres allemands : une orgie cynégétique faite de corps suppliciés et d’incendies des personnes, de viols et de meurtres d’enfants, de réduction des femmes à une monnaie d’échanges convertible en vodka.

Dans les deux cas, le même dilemme : à saisir l’un des champs on perdait l’acuité dans l’autre. À observer les individus et les groupes de la SS ou de la Gestapo, on affadissait l’appréhension de leur système de croyances et de représentations ; à explorer les mécanismes hiérarchiques d’évolution de la Partisanenbekämpfung, on estompait l’ivresse de la chasse, la cruauté de l’abattage, l’ennui de la battue.

N’était-il pas donc possible d’étudier dans le même temps, d’embrasser dans le même regard, les parcours – ceux des êtres comme ceux des groupes – et l’évolution des représentations ? Ne pouvait-on accéder à la formulation dogmatique et aux jeux du social dans le même mouvement ; étudier d’une même démarche des politiques publiques de violence paroxystique et l’expérience qu’en font les individus et les groupes sociaux ?

Une expérience historienne de pensée

Lentement s’est mis au jour le fait que l’on pouvait comparer ce paradoxe et cette impossibilité à l’une des lois gouvernant la physique quantique, le Principe d’incertitude de Werner Heisenberg. Conçue au départ comme une « plaisantriste », pour piller Serge Gainsbourg [1], cette mise en parallèle est progressivement apparue susceptible de porter en elle une perspective de décalage des regards historiens et l’on s’est alors résigné à tenter une démarche plus systématique d’exploration de cette mise en parallèle.

S’il est impossible de décrire en quelques lignes les linéaments de cette enquête, que l’on nous permette de préciser qu’il s’est agi de lire les grandes contributions fondatrices de la mécanique quantique publiées entre 1904 et 1970 pour tenter, dans un second temps de comprendre en quoi ce voyage changeait le regard historien.

En explorant ce que les physiciens décrivent comme la non-commutativité des opérateurs – le fait que l’on ne puisse intervertir des opérations de mesures sans changer l’état d’un système et les résultats de l’expérience –, en tentant de comprendre ce qu’ils définissent comme l’intrication – relation non localisée entre deux systèmes influant profondément sur les probabilités de résultats de leur mesure au point de rendre certains résultats impossibles dans l’un des systèmes en mesurant l’autre –, en cherchant à comprendre le mécanisme de la décohérence, qui fait que les grandes caractéristiques de l’infiniment petit quantique ne s’observent pas dans le mode visible, on a pu penser un peu autrement des questions autour de l’aléatoire, du possible, mais aussi dégager de nouvelles manières d’identifier des objets historiques ou d’explorer le champ des possibles de certaines séquences ou de certains contextes, en revisitant des concepts comme celui de matrice.

L’un des grands avantages de la physique quantique est qu’elle unifie dans une même théorie la mécanique des ondes et celle des corpuscules. Or l’histoire dans laquelle avaient été conçue ces enquêtes paraissait initialement scindée en deux groupes apparemment clivés comme l’étaient les deux branches analytiques de la mécanique. De facto, l’analyse poussait irrésistiblement à amalgamer l’histoire du récurrent, des régularités, des grands nombres et du social au corpusculaire et celle des singularités, du discursif, du communicationnel et des cultures à l’ondulatoire.

Si la mise en parallèle des enquêtes avec la physique quantique avait permis de clarifier quelque peu cette exploration, de borner les espérances et d’éclairer les possibles, elle avait aussi incité à penser que si l’on était fidèle à la démarche, alors ce qui apparaissait comme un clivage était bien plutôt une dualité, une double nature d’objets historiens certes impossibles à étudier dans le même mouvement mais dont les deux natures restaient pleinement saisissables séparément, pour peu que l’on consentît à recourir successivement aux deux gammes d’outils.

Mieux : ce clivage entre histoires sociales et histoires culturelles est apparu assez rapidement comme un construit épistémique spécifique à la France ; comme la résultante de l’évolution de l’histoire sociale labrousso-braudélienne et de sa déclinaison contemporanéiste entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1990. Ailleurs, en Grande Bretagne, en Allemagne, en Italie notamment, ont alors éclos des mouvements qui se voulaient critiques de cette histoire sociale des grands agrégats représentée par la première génération des historiens marxistes britanniques et par l’école de Bielefeld.

Ces mouvements, le History Workshop, l’Alltagsgeschichte et la Microstoria, ont une histoire très particulière notamment en termes de collaboration, d’émulation et de circulation. Une histoire dont les historiens français sont par contre pratiquement absents.

Ils ont tous en commun une lecture approfondie de l’œuvre d’E.P. Thompson et la mise en place d’outillages conceptuels qui aménageaient la dualité entre ce que l’on désignait alors en France comme le social et le culturel et produisirent des histoires. Et l’on peut désormais dire fermement que le History Workshop, l’Alltagsgeschichte et la Microstoria constituent, ensemble et au moins sur la période abordée (1974-1996), un mouvement européen pratiquant une histoire sociale compréhensive et internaliste, interprétative et critique, de l’expérience des individus et des groupes sociaux. Un mouvement qui n’a aucun mal, par ailleurs, à professer pratiquer l’histoire culturelle.

Les possibles de l’histoire du temps présent

C’est dans le sillage de cet héritage que nous avons décidé de dire « nous ». Ce projet, en effet, s’attache à inventorier les possibles de l’avenir de l’histoire du temps présent et de ses historiens et historiennes. Cette dernière existe depuis près de 50 ans désormais, elle dispose d’un bel héritage, a su faire valoir ses spécificités, fermement affirmées dans l’œuvre d’Henry Rousso, mais elle constitue en elle-même une matrice porteuse de possibles et d’avenir non-encore intervenus qu’il est désormais temps de tenter de faire advenir.

Mais pour ce faire, il faut d’abord les dénombrer, les contempler, les explorer. Le choix fondamental à l’origine de la démarche a consisté à tenter cette exploration au prisme de deux thématiques qui ne sont pas opposables l’une à l’autre, mais qui forment un couple de parèdres constituant tout à la fois un binôme d’objets historiens et ce que Pierre Chaunu appelait un duo de multiplicateurs sensoriels (comme le télescope pour Herschel ou le microscope pour Loewenhoeck) constituant un puissant révélateur d’objets.

Le concept de paroxysme, venu à nous de la cardiologie et désignant le point culminant d’un phénomène, d’une affection, permet de désigner des objets qui échappaient jusqu’ici pour certains à la sagacité des historiens du contemporain, comme l’accouchement, l’accidence, l’agonie, le saisissement artistique, la ferveur politique ou musicale, la terreur ou la submersion cinématographiques, le massacre, évidemment, mais aussi le sacrifice, l’abattage et une grande partie des pratiques de cruauté.

Il s’est agi de l’articuler au concept d’Entre-soi bien connu des anthropologues structuralistes depuis les travaux de Françoise Héritier [2], qui permet de comprendre les modalités de constitution des communautés et du lien social. C’est dans cet ensemble, dont l’étude se fonde sur la coalition des outils de cette démarche d’histoire sociale et culturelle de l’expérience critique, internaliste, interprétative et compréhensive, que nous aspirons à investir nos lendemains scientifiques.

On a testé ces hypothèses sur deux objets qui constituent les deux derniers chapitres du livre dont ce texte rend compte. Il s’est d’abord agit de saisir le suicide de guerre, qui constitue l’un des objets délicats de l’histoire du phénomène guerrier au XXe et au XXIe siècle. On ne l’a appréhendé que pour le second conflit mondial mais il a été possible de rendre compte des poussées de suicides collectifs observées tant sur les fronts européens orientaux que sur les îles Marianne dans le contexte de l’effondrement des puissances allemandes et japonaises.

On a ensuite exploré l’histoire de l’urgentisme, cette discipline composite née sur les champs de bataille de la Grande guerre, dont on a observé l’évolution et la structuration par la pensée algorithmique à partir du dernier quart du XXe siècle. Historiens du temps présent, nous avons ensuite étudié le plan paroxystique d’épreuve de cette discipline en nous confrontant à la réponse urgentiste aux attentats de novembre 2015 qui ont ébranlé Paris.

Au total, cette curieuse aventure nous aura mené – et mènera ses éventuels lecteurs – à un curieux voyage, du Göttingen de Max Planck à la Warwick d’E.P Thompson, des falaises de Saipan à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, des hurlements des habitants de Chatyn, embrasés par les chasseurs noirs de la Brigade Dirlewanger, à l’insondable et mystérieuse beauté des poèmes de René Char.

Elle nous aura ainsi contraint à explorer les continents tourmentés du nazisme, de la violence de guerre, du temps présent, de la sidération et de la béance que ces masses sombres charrient dans leur sillage, mais elle nous aura aussi conduit à affirmer que nous voulons fixer sans ciller le soleil noir du paroxysme.

NDLR : Christian Ingrao vient de faire paraître Le soleil noir du paroxysme. Nazisme, violence de guerre, temps présent, aux éditions Odile Jacob.


[1] Il fait chanter ce terme à Jane Birkin dans « C’est un Aquoiboniste », chanson présente dans l’album « Ex-fan des Sixties ».

[2] Françoise Héritier, « Les matrices de la violence et de l’intolérance » in Françoise Héritier (dir.), De la violence II, Odile Jacob, 1999, 350 p., p. 321-344.

Christian Ingrao

Historien, Directeur de recherche au CNRS

Notes

[1] Il fait chanter ce terme à Jane Birkin dans « C’est un Aquoiboniste », chanson présente dans l’album « Ex-fan des Sixties ».

[2] Françoise Héritier, « Les matrices de la violence et de l’intolérance » in Françoise Héritier (dir.), De la violence II, Odile Jacob, 1999, 350 p., p. 321-344.