L’environnement victime de son succès ?
Si l’environnement est devenu un champ à succès dans la socio-anthropologie contemporaine, il y est également arrivé sur le tard comme un thème légitime. En revanche, les sciences sociales participent aujourd’hui pleinement au succès d’une nature en passe de constituer la nouvelle coqueluche des Happy Fews, ces couches de nos sociétés occidentales en voie d’enrichissement rapide et tonitruant.
Ce phénomène n’est pas sans poser problème dans la mesure où, scientifiquement parlant, certains fondamentaux tendent à se perdre avec l’eau du bain. Comme l’ont récemment rappelé Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « il y a un rapport prédominant des rapports de classes [1] » dans nos sociétés, et ce même si d’autres attributs sont en jeu, à l’évidence. Il en va de même pour l’environnement, fût-il menacé d’altération gravissime et fondamentale, car la justice environnementale reste grandement tributaire de la place occupée dans la stratification sociale.
Nous proposons ci-après un retour sur cette montée en puissance de l’objet nature, en tentant d’en appréhender quelques-unes des conséquences négatives, à commencer par celles qui affectent les déclassé.e.s.
La difficile marche de la reconnaissance environnementale
L’attrait actuel pour la « nature » (mais laquelle ?) contraste singulièrement avec les années 1980, époque où quelques chercheurs en sciences sociales, notamment issus en France de la sociologie rurale, plaidaient dans le vide pour la reconnaissance de l’environnement au sein des questions sociales. Ceux-là apparaissaient alors comme des « écolos », doux rêveurs ou extrémistes, amis des bêtes un peu bêtas, voire militants pour une cause insignifiante au regard des problèmes sociaux majeurs d’une crise qui n’en finissait pas, avec son chômage de masse et sa montée de l’extrême-droite.
En résumé, les représentations qu’on produisait à leur égard les disqualifiaient, et leurs recherches avec eux. Les questions environnementales étaient considérées comme ne relevant pas du domaine des sciences sociales, mais concernaient les naturalistes et les géographes, les écologues et les climatologues. Pour un sociologue qui s’intéresse à l’environnement, être publié dans les journaux académiques à l’exception de NSS (Natures, sciences et sociétés), une revue qui avait été créée en 1993 pour ouvrir un espace d’interdisciplinarité dédié à la recherche sur l’environnement et la nature, était peu probable.
Alors même que des climatologues, écologues et une minorité de sociologues alertaient sur les conséquences des activités industrielles sur la biosphère [2], le grand public restait pour une large part insensible à ces problèmes et les tenait pour minimes au regard des questions sociétales. L’environnement était une affaire mineure dont seuls quelques marginaux se souciaient. Quant à la nature, elle relevait de la sphère des loisirs et non du champ politique, encore moins du social.
Désormais, la situation paraît s’être inversée, avec une question environnementale devenue omniprésente, obsédante, jusqu’à provoquer des états dépressifs chez certain.e.s. Un trop-plein d’environnement, ce dernier se retrouvant victime d’un succès inespéré, même aux yeux de ceux qui en furent pourtant les promoteurs ? Ou une manière de poser les problématiques qui perd de vue les déterminismes les plus prégnants ?
Penser comme une forêt, penser comme une montagne, penser comme un loup… Et pourquoi les socio-anthropologues ne se remettraient-ils pas à penser aussi comme… des socio-anthropologues, forts de leurs méthodes, de leur aptitude à la distanciation et d’une histoire longue avec l’esprit critique qui n’hésite pas à prendre le contre-pied du courant dominant. « Refroidir l’objet » conseille Stéphane Beaud. Justement parce que ça chauffe, pourrait-on ajouter.
Se lier au non-humain
L’intonation contemporaine résonne comme une volonté forcenée d’insister sur les transformations des corps et des modes d’habiter, le projet visant in fine à entrer en relation avec les autres formes de vie, non-humaines. Comme si une révolution psychique, mentale, voire ontologique, certes nécessaire, était en soi suffisante pour ouvrir de nouvelles perspectives et s’adapter au monde en train de se faire. Un peu de néo-chamanisme, teinté d’animisme totémique (sans grande différenciation), une dose de spiritualité et voilà né un nouveau produit pour l’industrie touristique.
Les arbres nous parlent, les plantes ont un langage, les forêts pensent, tels sont les énoncés qui s’affichent dans les couloirs du métro parisien et font la publicité de leurs auteurs. La forêt n’est plus ce monde étranger, un temps perçu comme dangereux, inaccessible, voire terrifiant, devenu sous l’effet de la modernisation un espace paisible de récréation, un poumon vert nous permettant de compenser les miasmes de la pollution urbaine et industrielle. Certes, entité vivante avec des logiques propres lui assurant sa viabilité, on en arrive à avancer qu’on pourrait comprendre les processus qui l’animent à la manière d’une pensée ; c’est du moins ainsi que le public comprend ce nouveau paradigme. Ce n’est ainsi pas l’effet du hasard si le livre La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben (2015) a été tiré à plus d’un million d’exemplaires.
Succès médiatique assuré pour la nouvelle injonction à se mettre dans la tête d’un poulpe, à partager le cours d’une rivière, à fondre pour un glacier, voire même à se penser comme un colibri, une pierre… À ce rythme, la relance du secteur éditorial pourrait durer tout le temps du changement climatique. Étalage de titres qui en dit long sur l’écologisation du monde en passe de devenir le mode dominant du capitalisme new-âge verdissant. Dorénavant, les entités naturelles nous parlent, elles sont promues au statut de personnes humaines.
Jusqu’à aujourd’hui, nous vivions et pensions sous le régime d’une discontinuité profonde entre l’homme et le reste de la nature. Mais les choses ont changé, de nouvelles pratiques et manières d’habiter la terre, non exclusives de celles des autres êtres vivants et formes d’existence, se font jour. Des stages en pleine nature, des expositions de plus en plus nombreuses sur le monde naturel, la redécouverte des peuples autochtones et de leur combat pour la préservation de la forêt amazonienne (exposition Cartier, La lutte Yanomami) fleurissent pour nous rappeler notre appartenance au monde du vivant.
Ces phénomènes témoignent de ce récent engouement auprès tout particulièrement des citadins. À cela, ajoutons la multiplicité des mouvements socio-environnementaux apparus récemment, des Zadistes à la mobilisation pour le climat, sans compter le rôle croissant des ONG et de leurs initiatives, impliquant de nouvelles manières d’appréhender la nature. Dans un article paru dans AOC, E. Coccia, auteur de La vie sensible (Rivages, 2010) et conseiller pour l’exposition à la Fondation Cartier (Nous les arbres), mettait en évidence la dimension créative, poétique et cognitive que génère la reconnaissance du vivant et plus largement de l’environnement. À travers la diversité des œuvres représentant les relations à la forêt dans des aires culturelles diverses, la nature y était présentée comme étant à la source de notre humanité première, non pas un ensemble extérieur à nous que l’on soumet à nos désirs, mais une matrice ontique, spirituelle, magique, mystique et sentimentale.
Ce désir de se relier au monde naturel est sans doute l’expression d’une crise de la sensibilité pour paraphraser Baptiste Morizot : par « crise de la sensibilité, j’entends un appauvrissement de tout ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant [3] ».
Quid des déclassé.e.s…
Néanmoins, cette aspiration s’exprime différemment selon les acteurs et leurs situations respectives. De notre point de vue, c’est prendre un raccourci un peu trop rapide que de croire qu’il y aurait une relation de cause à effet entre la considération des formes de vie radicalement différentes des nôtres (et le plus souvent invisibles) et la nécessité d’un renouvellement du contrat social avec l’environnement. La compassion à destination des minorités les plus précaires amène ainsi à de nouvelles formes d’essentialisme larvé : l’androcapitalocène par exemple [4].
Aussi, sans mauvais procès à cette auteure, rappelons que c’est parce que le mâle humain était ultra dominant au moment de l’émergence du capitalisme qu’il en a pris le leadership, mais le capital n’a pas de sexe et peut très bien perdurer sans référence au genre masculin. Les capitalistes les plus puissants sont toujours aujourd’hui des hommes, c’est un fait (!), mais il n’y a aucune relation naturelle entre le sexe et le capital. On voit mal comment un genre s’immuniserait de la tentation pour la destruction des communs par appât du profit. À l’époque où Karl Marx écrivait Le capital, le capitalisme était singulièrement blanc, alors que la Chine prouve aujourd’hui que ce lien originel n’était en rien consubstantiel. La question n’est ainsi pas de savoir si l’on est exploité par un homme ou une femme. C’est l’exploitation qui pose question. Changer d’exploiteur ne change rien à l’exploitation.
Fantasme des paysans respectueux de la terre… par nature, fantasme de l’autochtone comme écologue avisé… depuis toujours, fantasme du peuple exprimant la démocratie vraie… sa quintessence en somme, nous vivons dans des illusions toujours plus puissantes et complètement chimériques.
Désormais, les chercheurs en sciences sociales, à force de magnifier (certes avec talent) les attachements hybrides et forts du succès éditorial de ce nouveau genre, occupent une fonction que l’on pourrait qualifier de charismatique et religieuse, prêchant pour un autre mode d’habiter en lien avec les non-humains. Indubitablement, un basculement était nécessaire, au regard du déni des sociétés dites « modernes » quant aux effets pervers des activités humaines sur le vivant, telle la mise à mal des écosystèmes.
Toutefois, cette position de reconnaissance vis-à-vis des autres formes de vie occulte les inégalités sociales et fait comme si toutes et tous avaient les mêmes possibilités à changer leurs habitudes, voire leurs habitus. Faute de prendre en compte l’aspect central de la survivance chez les plus précaires, de voir quelles solutions peuvent leur être apportées pour améliorer leur condition et être ainsi en mesure d’adapter leurs modes de vie, le fossé se creuse entre les riches et les pauvres, les Français installés et les populations nouvellement arrivées, les élites fortement dotées en capitaux (culturel, économique, social) et d’autres franges de la population, reléguées dans le camp des « mauvais élèves ».
Dans ce contexte de repli des questions sociales au seul bénéfice des questions naturelles, l’environnementalisation devient une machine à fabriquer des divisions et à élargir les écarts entre les groupes sociaux. L’attachement aux autres êtres est en passe de ne plus être signifiant que pour les populations les mieux pourvues et les plus acculturées aux questions environnementales. Celles et ceux qui ont à lutter quotidiennement pour leur logement, l’accès à des biens de consommation standardisés et néanmoins indispensables dans le monde actuel, vivent la protection des autres espèces sur le mode de la mise en concurrence. Même leur mobilité, dans un monde d’habitants mobiles valorisés, est compromise.
En mal de reconnaissance, ils attendent qu’on manifeste en leur direction un certain intérêt, pour ne pas dire un intérêt certain. Les Gilets jaunes en sont la démonstration flagrante : leur sentiment de ne pas compter pour les élites urbaines et la dimension sensible de leurs vécus sont bien au cœur du mouvement qui a surpris jusqu’aux analystes les plus pointus. Se préoccuper des autres formes de vie sans prendre soin des laissés-pour-compte de la mondialisation, présenter ce lâchage des classes populaires comme une nécessité existentielle et première ne peuvent apparaître que comme du mépris, n’aboutissant qu’à renforcer les clivages sur la protection de la nature.
L’écologie telle qu’elle s’institue et se pratique est sur le point de devenir un mode généralisé de production urbaine qui, au nom de la viabilité de la planète Terre, exclut de certains espaces les plus démunis et ceux dont les moyens ne permettent pas de disposer des équipements techniques et matériels conformes aux normes définies et prescrites par les pouvoirs publics (voitures électriques, énergie verte…).
Les inégalités sociales sont, dans ce contexte, redoublées par des inégalités spatiales qui posent la question de la justice. Au nom de l’environnement, on sanctuarise des territoires pour les protéger de ceux qui ne peuvent s’adapter ou ne veulent se conformer aux politiques de transition énergétique, qui s’entêtent à continuer l’affouage pour réaliser leur flambée [5] Adaptez-vous, sinon vous n’aurez plus de place, tel paraît être le mot d’ordre qui s’impose de manière chaque jour plus prégnante [6].
Ces politiques, lorsqu’elles ne mettent pas au premier plan de leur programme la lutte contre les inégalités sociales à égalité avec les injustices environnementales, participent à la privatisation de l’espace public au nom d’impératifs environnementaux réels, mais qui participent en fait à la reproduction élargie du capital aux biens dits naturels.
La version néolibérale contemporaine et extractive du capitalisme a détruit les milieux naturels, mais aussi ceux qui peuvent en être les garants. Des populations entières deviennent des immigrés de l’intérieur, pauvres en mondes et en territoires. La condition pour que ces masses de plus en plus nombreuses fassent lien avec le vivant suppose au préalable qu’elles puissent se réapproprier le milieu, les territoires dont elles sont de fait exclues. Sans cette reconquête, les injonctions à penser comme des non-humains ne peuvent être entendues qu’à la manière d’une mise au ban de la nouvelle société, purement et simplement.
Il est temps de penser non seulement aux non-humains, mais également aux humains les plus invisibilisés par la question naturelle, devenue la question centrale comme l’avait prédit Serge Moscovici [7], faute de quoi l’appel à multiplier les mondes, à être vivant (être par, pour et avec d’autres) restera un leurre de philosophes.