Rediffusion

Le goût de la fiction (en temps de pandémie)

Écrivaine

Chaque événement historique d’ampleur nous expulse hors de la fiction. En sera-t-il de même avec l’épidémie de Covid-19 ? Les romanciers désireux de s’offrir le présent en fiction devront-ils désormais faire porter des masques à leurs personnages pour mieux coller au réel, adhérer au crédible ? Contre la tyrannie du réalisme, chimère de la révélation, le roman doit aussi, et surtout, demeurer le lieu d’une exploration libre. Rediffusion du 30 avril 2021

Ça commence par une question lancée à la cantonade, une question qu’aurait dû emporter la conversation dans son flot, l’entrainant hors de ma mémoire. Mais la question est restée, s’est mise à me travailler ainsi que le bois travaille avec l’humidité. Ce jour-là, j’étais passée saluer une amie dans sa librairie, le genre d’expédition amicale que je n’effectue plus guère depuis un an mais que je m’autorisais enfin parce que nous étions samedi ou parce qu’à ne plus voir personne, je craignais de m’y faire. Et nous, tu crois qu’il va falloir que l’on mette des masques à nos personnages ? Elle rigolait ; une plaisanterie, une boutade entre collègues, entre initiées, mais en la lançant si spontanément, mon amie réussit à me refiler sa question. Sous ses airs humoristiques, celle-ci posait un dilemme, qui ne cesse de me titiller depuis.

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Car oui, il allait bien falloir que j’en décide : dans ce prochain roman que j’essayais de concevoir, mes personnages porteraient-ils un masque ? Pas un masque de carnaval ou un masque métaphorique mais un masque « anti-projections ».

De prime abord, connaissant la pénibilité d’un tel port, les cas de conscience – cette infime et insupportable démangeaison sous le nez, puis-je la gratter sans être sûre d’avoir les mains propres ? – et le ridicule inconfort – masque de traviole, trop vite enfilé, remontant trop haut sur les yeux, moitié aveuglée, surtout avec cette buée sur les lunettes – qu’il peut provoquer, il est clair que je préférerais éviter à mes compagnons de page pareil traitement. D’autant que si je les masque, je me condamne à devoir exposer les petits désagréments que leur imposeront nécessairement ces bandes de papier ou de tissus placardées sur leurs visages. De ceci, à vrai dire, je n’ai aucune envie.

De surcroît, ces petits désagréments ont un intérêt et une portée romanesques fort limités ! M’attacher à décrire ces opérations de mise et de retrait, ces aléas d’utilisation – masque perdu, masque oublié, masque trop grand, masque trop lâche – m’ennuie d’avance. Certes, ces descriptions poseraient un certain défi à l’écriture parce qu’elles nécessiteraient une recherche de variations lexicales – imaginez : « Elle retira son masque », « Sortant, elle remit son masque », « Plus tard, elle dût le retirer », « Avant de remettre son masque ». Mais il existe des défis plus palpitants et certainement, des explorations littéraires plus fécondes…

Non, décidément, je ne mettrai pas de masques à mes personnages. Ce qui ne devrait pas trop poser de problèmes si le roman se déroule avant mars 2020.

Mais les choses se corsent s’il me vient à l’idée de composer une fiction se passant « de nos jours », c’est à dire de plain-pied dans l’actuel et l’actualité, le here and now, voire même postérieure de plusieurs années, car il me faudra prendre en compte le « facteur pandémie », à savoir décider si, dans cet univers fictif où je m’apprête à entrer, la pandémie sévit encore ou a été vaincue, et d’ores et déjà il me faudra donner une orientation significative à mon texte, le positionner par rapport à cet avenir proche que, moi auteure, je considérerais pouvoir être le nôtre, même si sa probabilité d’avènement est incalculable. De fait, si je ne souhaite pas masquer mes personnages, mieux vaudrait, par précaution, m’abstenir d’écrire un roman qui se passe dans notre présent…

Si cette conclusion parait très logique, elle semble, à la relecture, aussi effrayante que biaisée. Effrayante parce qu’elle implique que le refus, de la part d’une romancière, de se servir d’un élément constitutif d’une époque, de mettre en scène l’un de ses aspects inédits, en prohibe l’usage. En d’autres termes : Accès interdit sans masque… La formule trop familière prendrait force de loi dans la littérature d’aujourd’hui !

Impossible dès lors de s’offrir le présent en fiction sauf à lui imposer une pandémie. Évidemment, me direz-vous, puisque le Covid-19 existe… Il faudrait alors en conclure qu’un univers romanesque ne s’envisage que bardé d’attributs flagrants du réel, ne tenant qu’à quelques grosses ficelles réalistes, à quelques emprunts emblématiques à la société du moment. L’absence d’un élément représentatif (le masque) entraverait dès lors la portée et la réussite d’un roman en tant que fiction… même si la fiction devrait constituer, par définition, une alternative au réel.

Lorsque je lis un roman, mon premier besoin est d’y croire, de préférence, inconditionnellement.

Mais un romancier s’expose à la perte de celles et ceux qui le lisent s’il ne leur offre moyen d’adhérer à ce qu’il tente d’animer. Et cette adhésion demeure à la solde de la plausibilité de son texte. Car lorsque la lecture bute sur un « impossible », l’édifice mental en assemblage s’en trouve ébranlé et le désir de poursuivre, affaibli. Comme avec la religion, c’est la croyance qui génère le bienfait, l’effet placebo de la littérature. Lorsque je lis un roman, mon premier besoin est d’y croire, de préférence, inconditionnellement.

Face à un roman installé dans le présent, l’exigence en la matière se fait plus féroce. Dans ce cas, l’adhésion au texte est soumise à plus de menaces, étant donné que le lecteur possède du présent une connaissance qu’il estime a priori supérieure à celle d’autres époques. Ce qui l’entraîne à placer en regard ce qu’il a le sentiment de connaître de sa réalité et ce qui en est décrit sur la page. Si se produit une dissonance entre les deux, celle-ci peut procurer une gêne, une impression de tromperie et d’usurpation, en particulier quand la foi du lecteur en la littérature n’a pas été suffisamment développée, instruite et nourrie.

Depuis une dizaine d’années, j’observe une tendance de plus en plus marquée à lire les romans actuels comme s’il s’agissait d’ouvrages de sociologie ou de psychologie. La préoccupation devient alors d’y chercher une Vérité, qui serait issue de la volonté de l’auteur de décrire les choses « telles qu’elles sont ou ont été ».

Chimère bien entendu, puisque l’imagination reste moteur de toute fiction, mais chimère dont les bénéfices commerciaux incitent à entretenir l’hégémonie par la confusion volontaire entre confessions et roman. Ainsi, le contrat de lecture romanesque s’en trouve-t-il partiellement brouillé. Le père du roman moderne, Miguel de Cervantes, le sous-entendait déjà, en 1605, dans le prologue de son prodigieux Don Quichotte de la Manche : « Ces [Ses] fabuleuses et extravagantes inventions ont-elles à démêler quelque chose avec les ponctuelles exigences de la vérité ou les observations de l’astronomie ? »

En effet, pour le romancier, l’enjeu du travail ne se limite pas à la seule recréation, par l’imitation (mimesis), d’une « réalité commune ». Si tel était le cas, la littérature serait depuis longtemps vouée à un appauvrissement semblable à celui que subissent les ressources naturelles sur Terre. De fait, si la formule de la fiction se réduisait au réalisme dévoué, il serait préférable qu’elle cède la place à des formats plus efficaces en la matière, tel le documentaire ou le reportage.

Même quand le roman vise à répliquer une « réalité actuelle », il s’y attèle de façon parcellaire, choisissant avec soin ses angles et ses cibles, libre d’en recomposer les éclats dont il lui appartient de déterminer le degré d’abstraction, sans souci de conformité. « Entrer dans la fiction, c’est sortir du champ ordinaire d’exercice du langage, marqué par les soucis de vérité ou de persuasion qui commandent les règles de la communication et la déontologie du discours », explique le critique littéraire Gérard Genette dans Fiction et Diction, essai sur l’appréciation d’une œuvre littéraire, publié en 1991.

Dès lors qu’ils sont incorporés à la fiction, les « éléments de réalité » en perdent tout caractère réel, se dissolvant dans cette potion narrative comme le sel se dissout dans l’eau. Ainsi, si le roman peut fournir un certain miroir à la réalité contemporaine, il doit aussi, et surtout, demeurer le lieu d’une exploration libre. L’exploration d’une langue et d’un langage ; l’exploration d’une sensibilité ; l’exploration des retentissements sensoriels d’infinis situations et phénomènes ; l’exploration, par l’imaginaire, de possibles et d’aventures insoupçonnés. Inlassablement, la fiction s’érige en renfort de nos appréciations toujours incertaines sur le monde turbulent qui nous entoure. Pour tenir débout néanmoins, il lui faut la vitalité et l’adresse des nymphes ; pas un monstrueux pouvoir de duplication exacte.

Cependant, il faut le reconnaître : tout événement historique d’ampleur nous expulse hors de la fiction. Ou plutôt, du fait de sa proéminence dramatique et collective, il laisse au romancier peu de marge de manœuvre hors de son champ magnétique. Même au cœur de ce qui se veut une exploration artistique, non exhaustive et non documentaire, de la condition humaine, l’événement va refaire surface, incontournable en raison de sa gravité, de son empreinte et de ses vastes répercussions. Ce fut le cas des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, attentats dont le spectre s’est imposé dans les romans [1] d’un nombre important d’écrivains américains de renom.

Parce qu’en excluant cet événement majeur, la fiction pourrait bien se retrouver indigente. Songeons à un roman qui se déroulerait à Paris en 1943 et ne ferait aucune mention de la guerre ou de l’occupation. Au mieux, il serait qualifié de « dystopique » ou, sauf à donner à cette absence un sens, il serait vite jugé bancal, invalide, imposteur, sans attrait. « C’est n’importe quoi », réagiraient les lecteurs, et à juste titre sans doute puisque cette inexplicable absence de la guerre exigerait trop d’eux : un abandon complet de leurs repères historiques, de leur propre et essentiel souci de cohérence. Dans ce « n’importe quoi », on entendrait résonner aussi un impératif de sérieux, ce sérieux que les enfants prêtent à leurs jeux afin de pouvoir s’y transporter.

Si le roman peut fournir un certain miroir à la réalité contemporaine, il doit aussi, et surtout, demeurer le lieu d’une exploration libre.

Nous le savons, la « suspension de l’incrédulité », c’est dire cet état mental en vertu duquel nous parvenons à nous immerger dans la fiction sans que la question de sa véracité nous préoccupe, s’avère donc indispensable à l’emprise du texte. Cette suspension devient possible en vertu de règles de composition, dont la première concerne le degré de liberté dont le texte disposera par rapport à des processus émotionnels, des convictions culturelles, des mœurs et des croyances, des faits historiques ou scientifiques établis.

Plus ce degré de liberté sera grand, plus l’auteur devra compter sur la prédisposition du lecteur à suspendre son incrédulité, c’est dire à accepter la fantaisie et le décalage du propos, son indépendance. Pour ma part, je distingue quatre degrés que j’aime présenter en dessinant des cercles concentriques se nommant, du plus petit au plus grand : Cohérence, Crédibilité, Vraisemblance, Réalisme [2].

Loin de moi l’idée de défendre ici la moindre approche systématique. Je souhaite seulement rappeler que la fiction se conçoit, se déploie et se propage selon plus d’un mode. Ainsi peut-elle se loger dans n’importe lequel de mes quatre cercles… à condition d’appartenir également aux plus petits. C’est dire qu’une fiction qui se veut réaliste doit aussi être cohérente, crédible et vraisemblable. En revanche, celle qui choisira de s’inscrire dans la crédibilité sera dédouanée de la contrainte de vraisemblance et de réalisme…

Tout cela est bien entendu théorique, puisqu’il semble de plus en plus ardu, au sein des pratiques artistiques et commerciales actuelles, d’envisager un roman de littérature générale qui appartienne seulement aux deux premiers cercles – Cohérence et Crédibilité –, soit un roman qui exige du lecteur l’abandon de ses précieuses représentations et de son sens de la vérité, qui, telles des armatures, des armures, nous protègent de l’inexpliqué et de l’inexplicable…

L’excès de sérieux dont fait preuve notre époque – non pas le sérieux du jeu mentionné plus haut mais le sérieux de l’indignation, du narcissisme ou de la vanité – alimente peut-être cette difficulté à aborder le roman contemporain comme autre chose qu’une révélation de la réalité, une exposition clairvoyante de ses méandres sans entorse aucune à ses principes.

Il faut un petit grain de folie et un minimum d’auto-dérision pour accepter de chausser des lunettes roses, noires ou déformantes, pour désirer s’aventurer – et se perdre peut-être – là où il n’y a rien à gagner, rien à comparer, rien à exploiter à des fins personnelles, mais où il s’agit seulement de suivre le chant d’une voix, la danse d’un corps, le rythme d’une prosodie ; se laisser faire l’amour en quelque sorte, sans nullement en tirer de leçon, ou de conclusion.

De fait, tout texte qui s’en réclame n’est pas fiction pour tous. Pour évoquer la « suspension de l’incrédulité », traduction littérale de l’expression originale suspension of disbelief, Gérard Genette parlait d’un « renoncement au droit de contestation ». Une formule qui, aussi juste soit-elle, peut susciter quelques rejets si on la comprend comme une incitation à la soumission. De nos jours, le renoncement fait peu d’adeptes et notre société française s’est montrée, depuis soixante ans, friande de contestation, au point que de façon assez ubuesque, on pourrait même envisager ce renoncement particulier comme une entrave à notre liberté individuelle, le romancier « abusant » de nous en exigeant que nous renoncions à ce droit…

Bien entendu, j’exagère. Toutefois, il n’est aucunement vain de se demander si, outre de dépendre de notre éducation, de nos expériences, de nos traumatismes, de nos savoirs, de nos dispositions cognitives, notre incrédulité ne dépend pas aussi d’un milieu, de la perméabilité idéologique, des coutumes, de l’exposition médiatique, du niveau de maîtrise intellectuelle qui sont les siens et qui feront que l’incrédulité s’y propagera ou non.

Tout comme fut défini le concept d’inconscient collectif par Ernest Jung il y a un siècle, on pourrait postuler l’existence d’une « incrédulité collective ». Et se demander si la propension à suspendre notre propre incrédulité a varié depuis que les humains se racontent des histoires : notre capacité à croire en un roman change-t-elle selon la culture et la société auxquelles nous appartenons ?

Pour Gérard Genette, la fictionalité d’un texte, et donc aussi la manière dont une personne le lira, avec plus ou moins de disposition à l’incrédulité, n’est « nullement une évidence logique ou sémantique, mais une probabilité culturelle, induite par un certain nombre de données conventionnelles d’ordres textuel, contextuel, paratextuel ». Au fil de la lecture d’un roman, se mêlent et s’entremêlent, pour chacun d’entre nous, des impressions de réel, des impressions de vérité, des impressions d’invention. Celles-ci dépendent de multiples facteurs, qui sont propres à la fois au texte, à son auteur et à son lecteur. Il est toutefois important de noter, comme le souligne Genette, que les influences contextuelle et culturelle ne sont pas à négliger.

Ce pourquoi, avec l’accroissement exponentiel de l’information et la multiplication des outils d’accès à des « savoirs » toujours plus hétéroclites, notre époque – et de fait ses lecteurs – a sans doute perdu une forme de crédulité « romanesque » au profit d’autres, qui se parent des prétentions de la lucidité.

En effet, ne sommes-nous pas criblés de scepticismes, qui nous rendent peu tolérants à l’égard des formes de manifestation « irréelle » de la réalité au sein des fictions qui lui sont contemporaines ? L’usage de réseaux sociaux, sur lesquels défilent en permanence insignes et images de « moments vrais », n’accroît-il pas notre appétence pour des récits aux prétentions et aux allures toujours plus réelles – et non moins trompeuses ? Cette appétence est d’ailleurs alimentée par la singulière notion que la Vérité se niche dans les spectacles les plus crûs – et les plus crus – de la réalité. À partir de là, comment tolérer que la pandémie de Covid-19 sorte des cadres romanesques ?

N’oublions pas que « l’énoncé de fiction n’est ni vrai ni faux ».

Dans son livre Du trop de réalité, Annie Le Brun s’attachait déjà, au début des années 2000, à dénoncer l’omniprésence de la réalité dans notre rapport au monde, c’est dire l’imposition et la prédominance d’informations admises, calibrées et hiérarchisées par des forces de médiation homologuées. L’écrivaine y dénonçait l’entreprise contemporaine consistant à « réduire les réserves d’irréalité, les poches d’obscurité, les archipels de ténèbres », qui nous permettent de cultiver une sensibilité sans laquelle nous perdons le monde, non dans sa réalité factuelle, mais dans les liens profonds – sensoriels, empathiques, métaphoriques, fantasmatiques – que nous sommes en mesure de tisser avec lui.

Que vienne à manquer une « information déterminante » à sa représentation littéraire et voilà celle-ci privée, au sein de la fiction, de tout caractère de Vérité… Dans mon roman L’Ardeur des pierres, on rencontre des pierres qui bougent et combien de lecteurs se sont montrés contrariés par ce phénomène ! Par conséquent, redoutant inconsciemment de ne pas intéresser nos contemporains, de perdre nos lecteurs et notre sérieux peut-être, nous, romanciers, courront le risque de nous soumettre de plus en plus à la tyrannie du réalisme.

Pourtant, n’oublions pas que « l’énoncé de fiction n’est ni vrai ni faux [3] ». Il possède un statut intermédiaire qui lui permet de ne conduire « à aucune réalité extratextuelle », n’en déplaise aux inconditionnels de la Révélation. Ce qu’il emprunte à la réalité adopte sa texture et par contagion, l’ensemble d’un texte de fiction sera toujours plus fictif que ses composants. Quant à la teneur d’invention d’un roman, elle augmente au fil de son écriture.

Par son ampleur, la fiction contient donc a priori plusieurs voies pour échapper à la tyrannie du réalisme… Du moins, est-elle la plus apte à montrer combien toute réalité est perçue, vécue, analysée, mémorisée, de façons très diverses et ne peut jamais se couler dans un moule univoque, dans un savoir absolu, dans une division stricte, au risque de nous échapper sinon. Dans un roman, cette réalité travestie – dans le but de révéler d’autres rapports, d’autres esthétiques, d’autres résonances – évolue à l’intérieur de limites posées, non par la science, non par la morale, non par l’idéologie, mais par le texte qui l’engendre. Le texte règne et idéalement, ce sont à ses limites seules qu’il faut se fier.

Le but du roman ne sera jamais de « rendre compte », au sens où le permet une photographie documentaire par exemple – bien que, même dans ce cas, le photographe pose un cadre qui oriente le cliché – ou une étude scientifique. Il ne peut être, car il aurait déjà échoué, de réaliser un portrait exact, objectif et fidèle d’une période, dont la complexité lui aura d’avance échappé. Le roman s’articule autour de points de vue qui, au fur et à mesure de leur construction, permettent d’ouvrir une perspective dans la masse multidimensionnelle, foisonnante et dynamique d’une réalité simulée et simulée selon le champ de perception fondamental et convaincant d’un personnage.

Il y a près de quatre-vingt-dix ans, les Surréalistes s’interrogeaient sur la possibilité de transformer des états considérés comme subalternes – notamment les états oniriques – en états réels. « Et comme il n’est aucunement prouvé que, ce faisant, la “réalité” qui m’occupe subsiste à l’état de rêve, qu’elle ne sombre pas dans l’immémorial, pourquoi n’accorderais-je pas au rêve ce que je refuse parfois à la réalité, soit cette valeur de certitude en elle-même, qui, dans son temps, n’est point exposée à mon désaveu [4] ? » La question porte ici sur le rêve. Mais elle pourrait aussi s’adapter à la fiction.

Peut-être, en temps de désastre, la fiction n’est-elle plus une chose qu’il soit possible de prendre à la légère ? Comme si la réalité la plus dévastatrice, la plus fatale, la plus sinistre, la plus désespérée devait nécessairement y pénétrer pour en asseoir la force et surtout la légitimité.

Basta les échappatoires de l’imaginaire, les sortilèges de l’impossible, les royaumes de l’improbable. Il faut demeurer présent au présent, engoncé dans les circonstances, parfaitement au fait des faits, passant sinon pour lâche ou traitre ou idiot, quand les « on dirait que » n’ont plus cours et qu’il n’est plus envisageable de chambouler les évidences et les priorités. Et ce, même pour sauter hors du bain corrosif de la catastrophe et plonger dans un ailleurs aux données farfelues, à la configuration excentrique.

Alors, c’est vraiment sûr, je ne mettrai pas de masques à mes personnages. Et j’espère trouver quelques lecteurs qui, n’ayant pas perdu le goût immarcescible de la fiction, ne me le reprocheront point. Par ces visages découverts, je revendiquerai un peu de ce « pouvoir ancestral de nier le temps et l’espace au nom du merveilleux [5]».

Cet article a été publié pour la première fois le 30 avril 2021 dans le quotidien AOC.


[1] On peut citer : L’homme qui tombe, Don DeLillo ; La Belle Vie, Jay McInerney ; Les Enfants de l’empereur, Claire Messud ; Extrêmement fort et incroyablement près, Jonathan Safran Foer ; Fonds perdus, Thomas Pynchon ; Un Concours de circonstances, Amy Waldman ; Saturday, Ian McEwan ; Chronic City, Jonathan Lethem ; Open City, Teju Cole ; The Zero, Jess Walter ; The Reluctant Fundamentalist, Mohsin Amid.

[2] Cohérent : qui n’entre en contradiction avec aucun élément du système. Crédible : qui peut être admis comme répondant à la logique du système. Vraisemblable : qui est conforme à l’idée que le lecteur se fait généralement de la Vérité. Réaliste : qui correspond à une réalité donnée hors du système.

[3] Fiction et Diction, Gérard Genette, Seuil, 1991

[4] Manifeste du surréalisme, André Breton, 1924.

[5] Du trop de réalité, Annie Le Brun, Gallimard, Folio essais, 2004.

Céline Curiol

Écrivaine

Notes

[1] On peut citer : L’homme qui tombe, Don DeLillo ; La Belle Vie, Jay McInerney ; Les Enfants de l’empereur, Claire Messud ; Extrêmement fort et incroyablement près, Jonathan Safran Foer ; Fonds perdus, Thomas Pynchon ; Un Concours de circonstances, Amy Waldman ; Saturday, Ian McEwan ; Chronic City, Jonathan Lethem ; Open City, Teju Cole ; The Zero, Jess Walter ; The Reluctant Fundamentalist, Mohsin Amid.

[2] Cohérent : qui n’entre en contradiction avec aucun élément du système. Crédible : qui peut être admis comme répondant à la logique du système. Vraisemblable : qui est conforme à l’idée que le lecteur se fait généralement de la Vérité. Réaliste : qui correspond à une réalité donnée hors du système.

[3] Fiction et Diction, Gérard Genette, Seuil, 1991

[4] Manifeste du surréalisme, André Breton, 1924.

[5] Du trop de réalité, Annie Le Brun, Gallimard, Folio essais, 2004.