Rediffusion

La littérature, l’universel, le politique

Critique Littéraire

Selon les plus virulents critiques des nouveaux courants de la recherche universitaire, la littérature, bergère de l’universel, devrait rester pure des débats et des intérêts des communautés humaines et se tenir dans une description à distance du monde. C’est ne pas voir que l’innocuité politique de la littérature et de sa critique, sa dilution dans un universel qui ne serait pas incarné par des voix multiples et concernées, son arraisonnement par l’abstraction, esthétique ou académique, son désengagement des problèmes du contemporain, c’est sa disparition. Rediffusion du 8 avril 2021

Dans les attaques subies ces dernières semaines par certains courants nouveaux de la recherche et de l’université, des études de genre aux approches postcoloniales, la littérature a été bien souvent prise à témoin. Qu’il s’agisse de réfuter le droit à l’examen critique des conditions de traduction et de mise en scène, de s’interroger sur la responsabilité personnelle des écrivains ou collective des représentations, de disqualifier les écritures politiques ou féministes engagées, de s’inquiéter du singularisme et du différentialisme portés par les écritures contemporaines, une conception univoque, abstraite et absolutisée de la littérature, supposément celle des Lumières, mais en réalité née avec le nationalisme scolaire du XIXe siècle, est avancée par les défenseurs autoproclamés de l’universalisme « républicain » à la française.

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Ouvertement anti-libérale et anti-individualiste, Isabelle Barbéris, porte-parole des idées de l’Observatoire du décolonialisme en matière de culture, s’en prend ainsi dans L’Art du politiquement correct à la « privatisation de la représentation », aux « logiques séparatistes » de l’art contemporain comme à ses ambitions politiques qui ne conduiraient qu’à « parodier » l’exercice de la démocratie. Rapprochant la quête de « diversité » de pratiques « tribales », l’essayiste regrette la disparition de « l’ancienne autorité de l’œuvre d’art » et de « communautés interprétatives communes » au nom de la démocratisation culturelle.

Bergère de l’universel, la littérature devrait rester pure des débats et des intérêts des communautés humaines et se tenir dans une description à distance du monde, en alignant si possible la version du neutre qu’elle porterait sur les intérêts du mâle blanc européen. L’artiste, sacralisé par son rapport aristocratique à l’absolu, serait déclaré irresponsable, surtout s’il est coupable de pédocriminalité. La mondialisation par la traduction, processus supposé transparent et lui aussi pur de tout enjeu politique, devrait permettre l’alignement des sensibilités sur des idéaux politiques et éthiques représentés si possible par la littérature et la langue française, dominante sur l’Europe et le monde : voilà la théorie littéraire rétrograde de ceux qui critiquent aujourd’hui les études culturelles issues des USA, raillent la demande de justice des écrivaines et écrivains, dénoncent le tournant éthique de la critique, accusent en substance les études francophones ou les analyses de lectures intersectionnelles de servir l’islamisme.

Les mêmes défendent l’immunité des artistes à tout prix et moquent le narcissisme supposé des uns comme les préoccupations écologiques des autres, renvoyant dos à dos les interrogations identitaires et les questionnements politiques, puis finalement condamnent aussi bien les écritures documentaires que les pratiques de performances.

Le risque de telles conceptions, patrimoniales et conservatrices de la littérature, est la neutralisation du pouvoir d’interpellation et d’action de la culture, l’aseptisation de la force de transformation de la lecture et de l’écriture. Vouloir toujours dissocier le beau du vrai et du bon, déresponsabiliser les écrivains, les expulser hors de la cité réelle, revient à les désarmer. On peut moquer les sensitivity readers mais se refuser à tirer les conséquences de la lecture et à prendre acte du pouvoir de la fiction, c’est désespérer de la culture, de son pouvoir d’énonciation, de transformation.

Mieux vaut un canon littéraire déstabilisé par le brouhaha des écritures que des corpus sourds aux voix du monde.

L’innocuité politique de la littérature et de sa critique, sa dilution dans un universel qui ne serait pas incarné par des voix multiples et concernées, son arraisonnement par l’abstraction, esthétique ou académique, son désengagement des problèmes du contemporain, c’est sa disparition. Mieux vaut un canon littéraire déstabilisé par le brouhaha des écritures que des corpus sourds aux voix du monde. Mieux vaut l’expression désordonnée des traumas, leurs tentatives vivantes, plus ou moins adroites et agressives, de symbolisation que le silence. Mieux vaut exposer la littérature au risque de la cancel culture que la confiner dans le rôle scolaire d’illustration d’une idéologie fossilisée. Mieux valent peut-être les excès du puritanisme américain et de ses triggers warning que la lecture indifférente et indifférenciée. Mieux vaut sans doute la colère émanant de la woke culture que l’insensibilité aux demandes d’une génération pour laquelle l’identité de genre n’est plus une évidence ni la domination masculine hétérosexuelle une idée supportable. Mieux vaut l’absence de détour que l’absence d’objet. Mieux vaut l’épreuve de l’intraduisible que l’injustice du même imposé — lisons ici l’essai tout récent de Tiphaine Samoyault, Traduction et violence. Mieux vaut risquer les pièges du ressentiment et la critique de l’appropriation culturelle que de renoncer à se confronter à la question de l’authenticité ou du moins de la justesse.

La France, qui au temps de sa gloire a su exporter sa théorie littéraire formaliste, a aussi inventé la French theory critique dont sont issues largement les études culturelles, même si paradoxalement, comme l’a montré François Cusset, elle n’en a jamais tiré profit pour elle-même. Il serait peut-être bon qu’à l’heure où elle recourt à des vaccins américains, elle s’inspire aujourd’hui de courants critiques qui nourrissent le monde entier.

Négliger ces méthodes par peur du « décolonialisme » comme nous y invitent certains responsables politiques, ce serait vouloir recourber l’université française sur ses corpus nationaux et ses méthodes abstraites, en faire un empire dans un empire alors même que la « littérature française » est un concept qui a totalement disparu à l’étranger. Alors que les études littéraires et les formations françaises méprisent parfois les littératures francophones et les littératures non-occidentales, celles-ci rayonnent partout ailleurs. Alors que les cultural studies les plus variées vont souligner le rôle que la littérature peut jouer pour comprendre la diversité des manières d’habiter les corps et les sexualités, les formes variées de migration et de créolisation, les rapports au vivant, à l’environnement, illustrer la variété des imaginaires vulnérables en offrant des représentations aux oubliés de la mimésis, la France résiste à toute forme d’empowerment par la culture au nom de cette étrange lutte nationale contre le « communautarisme » allant jusqu’à interdire la liberté de s’habiller comme il ou elle le souhaite et de se réunir avec qui bon lui semble.

Pourquoi avoir peur de déployer des méthodes critiques capables d’interroger à profit nos habitudes de pensée, pourquoi craindre l’ouverture du champ critique comme du canon, pourquoi redouter les usages sociaux du texte ? À moins que l’on souhaite amputer la littérature de toute son histoire rhétorique, comment contester qu’elle puisse être le lieu d’une demande de justice ? À moins que l’on veuille oublier le lien intime noué entre la constitution du sujet et l’écriture, comment dénier aux écrivains le droit de construire librement des identités narratives et d’en décrire à leur gré les dissensus comme les métissages ? Si « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », « les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère » nous expliquait Michel de Montaigne. On ne saurait diriger leurs chemins.

« Le temps de la littérature universelle est venu et chacun doit travailler à bâtir ce temps » : entendre aujourd’hui l’appel de Goethe mille fois discuté, c’est écouter toutes celles et tous ceux qui ont œuvré par la littérature comparée à l’entreprise de penser une littérature-monde, c’est aussi entendre les critiques d’Edward Saïd à Gayatri Chakravorty Spivak que les épistémologies occidentales et non occidentales ont adressé à cet universel lorsqu’il s’est assimilé à la langue du dominant.

L’universalité de l’idée occidentale de la littérature est une construction historique datée du début du XIXe, c’est celle d’une littérature désintéressée et intransitive, volontiers nichée dans la tour d’ivoire pour faire face au ciel des idées. Elle a été construite par dépit. Cette universalité abstraite, inventée par des Romantiques n’ayant pas pu achever leur révolution, doit être relativisée, historicisée, provincialisée.

La France n’a pas la propriété de l’universel ni celle de l’idée de littérature.

Il importe de vider la littérature de son essentialité et de la repenser à la lumière de l’anthropologie culturelle, des performance studies, de l’histoire ou de la sociologie comme de disciplines qui, telles les sciences cognitives, proposent de donner à l’acte de raconter, de versifier ou d’écrire, des formes originales de naturalité. Assurément, l’universel n’est plus à trouver dans le génie de la langue française comme le proposait Paul Hazard en 1912 en affirmant que « nos ancêtres nous ont légué notre langue comme universelle » ainsi que semblent encore le penser ceux qui dénoncent l’émergence de démarches culturelles critiques dans les études littéraires.

La France n’a pas la propriété de l’universel ni celle de l’idée de littérature. Pluralisée, cette idée doit au contraire devenir extensive et inclusive si elle veut monter en généralité. Elle doit incorporer la littérature comme fin et la littérature comme moyen, le matrimoine comme la littérature hors du livre, le journalisme narratif comme le roman hypertexte, accueillir les hagiographies médiévales comme les récits graphiques d’Art Spiegelman, les récits amateurs des rantbooks sur Wattpad comme les Notes de chevet de Sei Shōnagon, les romans-feuilletons de l’époque de Balzac comme les garas sardes, les Chants de Chu chinois de l’époque Han comme l’épopée créée par George R. R. Martin, le slam de Grand Corps Malade comme les tragédies élisabéthaines, les Soundiata Keïta du Mali comme les tweets d’Aimee Nezhukumatathil, les récits akkadiens de Gilgamesh comme les performances de Wendy Delorme.

En vérité, une conception accueillante de la littérature est l’indispensable support que l’on doit à tous ceux, peut-être 10% des Français selon les dernières études, qui s’essayent à écrire et conçoivent l’écriture comme une forme, même très modeste, d’action. La littérature s’est souvent contentée d’être réflexive à distance, éthique dans son détachement. Lorsqu’elle redevient politique en France aujourd’hui, de Maylis de Kerangal à Shumona Sinha, de Marie Cosnay à Fatou Diome, de Florence Aubenas à Alice Zeniter, de Joy Sorman à Chloé Delaume, de Leila Slimani à Nathalie Quintane, lorsqu’elle pose la question de l’intraduisible, de la résistance irréductible de l’altérité, de la possibilité d’unifier le monde en dehors d’une globalisation intéressée, la littérature assume sa spécificité dans l’univers saturé des discours contemporains.

Préserver une part d’universel dans le jugement esthétique, c’est prendre acte de la richesse et de l’ampleur des débats existentiels, moraux et idéologiques dans laquelle viennent désormais s’impliquer critiques et écrivains, plutôt que leur imposer un illusoire désintéressement et de jouer l’universel contre les identités.

Veut-on vraiment la sanctification de modes d’intellection verticaux surannés de la littérature et de la répétition d’un même canon de valeurs déshydratées ? Désire-t-on vraiment rejeter les études culturelles au nom d’un anti-américanisme redevable d’un souverainisme ne cachant qu’à peine de fâcheuses affiliations idéologiques ? C’est assurément au contraire dans une conception ouverte et polycentrique de la littérature que l’on peut sauver quelque chose qui ressemblerait à de l’universel et construire des mémoires partagées – dans une littérature capable d’examiner ses responsabilités, d’inventer ses formes de réparation des injustices et d’accueil de la pluralité des modes d’existence, y compris celles des sans voix et des non-humains, dans une littérature produisant autant de formes d’interactions que de sensibilités, et dont il importe de dire autant les relations que les antagonismes.

Cet article a été publié pour la première fois dans le quotidien AOC le 8 avril 2021. 


Alexandre Gefen

Critique Littéraire, Directeur de recherche au CNRS - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle