International

Une année européenne

Géographe et Urbaniste

Lors de l’année qui vient de s’écouler, l’Union européenne s’est banalisée dans notre quotidien, à la faveur de son rôle saillant dans la lutte contre le Covid-19 et contre le réchauffement climatique. Le projet d’une Europe progressiste semble s’imposer, porté par une présidente de Commission qui se démarque de ses prédécesseurs en se présentant en véritable chef de gouvernement européen.

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Plusieurs événements de l’année 2020-2021 ont marqué la présence de l’Union européenne (UE) dans la vie des Européens. Le plan de relance qui fait du budget européen un objet financier « normal », la prise de contrôle du dispositif vaccinal (achat de vaccins, harmonisation des restrictions, carnet de vaccination européen), la traduction ambitieuse des principes du Green New Deal, lancé en 2019, en politiques climatiques volontaristes ou la fermeté vis-à-vis des « illibéraux » (anti-républicains et ennemis des Lumières) polonais et hongrois impressionnent. Ursula von der Leyen est bien la chef de gouvernement de l’Europe.

Un acteur politique mondial émergent

Cette saillance de l’UE s’inscrit dans un contexte où l’Occident devient une réalité politique après un sommeil de vingt ans pendant lesquels le dérapage américain d’abord au Proche-Orient (en 2003 avec George W. Bush) puis partout (en 2017, avec Donald Trump) avait brouillé les cartes et miné les valeurs. Pendant la présidence de Trump, l’Europe ne pouvait jouer qu’un rôle défensif, tentant de limiter les dégâts de l’apprenti sorcier états-unien. Avec Joe Biden, qui reprend le socle tenu par l’UE pendant la phase d’unilatéralisme agressif de Trump, il devient possible de parler la même langue, même si bien sûr cela ne signifie pas qu’il y ait accord sur tout.

Quand les enjeux semblent valider une jungle économique, une brutalité étatique et un « réalisme » diplomatique sans scrupule, l’UE ne sait pas faire. Elle ne possède pas la morgue des anciens ou nouveaux despotes, des anciens ou nouveaux empires. Et pour cause, contrairement à certains de ses États-membres, l’UE n’a jamais été ni un empire, ni un État despotique. Face aux dirigeants de la Chine, de l’Iran, de la Russie, du Brésil, de la Turquie, du Venezuela ou de l’Arabie Saoudite, elle présente une ligne éthico-politique cohérente et c’est quand il est vraiment question d’éthique et de politique qu’elle est à son affaire. Qui d’ailleurs pourrait faire aussi bien qu’elle en ce domaine ?

La situation n’a jamais été aussi favorable car le ciment qui réunit les Occidentaux et, au-delà, l’ensemble des républiques démocratiques, se trouve dans l’ensemble nettoyé des dilemmes moraux qui avaient accompagné la guerre froide et qui ont persisté ensuite. Le moment contemporain peut être caractérisé par une « guerre civile mondiale à basse intensité »[1] dans laquelle, quelles que soient les lignes de clivage, l’UE est toujours du même côté d’une barricade, parfois violente, mais surtout marquée par un affrontement dissymétrique entre valeurs (éthiques) et normes (morales).

En face, Xi, Poutine, Khamenei, Erdoğan, Bolsonaro, Kaczyński et Orbán ne sont certes pas interchangeables, mais ils dessinent à eux tous une sorte de ligne de front légèrement ondoyante mais continue. La composante nationaliste peut les opposer sur des enjeux concrets mais ils se retrouvent sur les principes et sur l’identification de leurs adversaires majeurs.

La Chine par exemple, représente un danger global pour l’Europe car non seulement elle est menaçante dans trois domaines essentiels – le respect des règles commerciales, les droits de l’homme et le droit international – mais surtout parce que ces trois éléments s’épaulent mutuellement : ce n’est pas l’efficacité économique du système productif chinois qui pose problème et qui créerait une « rivalité » rédhibitoire en elle-même.

Souvenons-nous du Japon des années 1970-1990 ou de la Corée du Sud des années 1990-2010 dont la productivité remarquable dans certains domaines avait pu être métabolisée de manière acceptable par ses concurrents et n’avait pas affecté, pour les autres pays occidentaux, leur statut d’alliés. Le problème vient, par exemple, du lien entre l’assimilation forcée des Ouïgours et leur exploitation économique ; de l’impossibilité pour le patron d’Ali Baba d’exister comme acteur économique sans se soumettre au parti ; du risque pour l’existence même de pays indépendants ailleurs dans le Monde que fait planer la menace explicite d’une invasion de l’État souverain, républicain et démocratique qu’est devenu Taïwan.

Si l’UE veut être tout à fait cohérente, elle doit, pour la même raison qu’elle développe une diplomatie fondée sur des valeurs, s’emparer aussi des domaines de la défense. Les défaites américaines, en Irak, en Syrie et en Afghanistan, s’expliquent en partie par les processus qui concourent à définir la politique étrangère de ce pays, et ces processus sont indissociables tant  de la singularité de la société états-unienne que de celle de ses institutions.

Sur certains points, l’Europe bénéficie d’une culture plus favorable à la définition d’une politique extérieure progressiste. Or il se trouve que les citoyens de l’UE lui demandent de manière de plus en plus insistante d’aller dans cette direction (voir, sur ce sujet, les études successives d’Eurobaromètre, l’organisme d’analyse de l’opinion du Parlement européen). Une politique de sécurité contre le terrorisme, de protection des frontières contre les migrations illégales et une politique de défense : tels sont les domaines, typiquement « régaliens », dirait un Français, vers lesquels des majorités de plus en plus nettes de citoyens européens convergent pour demander que l’UE avance.

Une « chef de gouvernement » en action

En un sens, l’Europe se banalise. Les Européens veulent un État et ils sont peut-être en train de l’obtenir. « Les Européens », pas tous, bien sûr. Les adversaires de la Construction européenne tapissent l’extrême droite et l’extrême gauche des bancs du Parlement. Cependant, le bloc le plus puissant de cette constellation, qui comprend notamment les partis de Viktor Orbán, Matteo Salvini et Marine Le Pen, a émis une nouvelle position, le 3 juillet 2021, qui tente de gérer au mieux la contradiction entre « manger la soupe » et « cracher dans la soupe »[2].

Cette contradiction est béante, à l’Est, qui reçoit beaucoup d’argent de l’UE mais aussi, et de plus en plus, à l’Ouest, car refuser un pouvoir européen transnational, c’est inévitablement refuser l’euro, les politiques de la BCE favorables à la croissance, le plan de relance post-Covid et les politiques de défense et de sécurité. Cela fait beaucoup et la position commune (qui ne rassemble d’ailleurs pas toute l’extrême droite européenne) consiste à proposer un confédéralisme proche de ce qui existait dans les années 1980 au sein de la Communauté européenne. Ce n’est pas très enthousiasmant pour l’électorat de ces partis.

Par ailleurs, pour ceux à qui l’idée d’une politique étrangère européenne consistante fait peur, soit parce qu’ils conservent un imaginaire qui voit leur propre État-nation jouer dans la cour des grands, soit que, se situant à l’inverse dans la tradition de la neutralité internationale, ils craignent toute position saillante de l’Europe dans le monde, quelque chose est en train de bouger en raison de la clarification des enjeux, qui permettent d’identifier sans guère de doute les deux joueurs majeurs de la partie en cours : les États-Unis et la Chine, qui ont récemment montré, chacun à sa façon, ce qui risque de se passer si on les laisse faire sans contrepoids. Il devient dès lors difficile de ne pas souhaiter que l’acteur européen manifeste une masse et une puissance comparables.

Même si, en tant que ministre de la Défense (2013-2019), elle a eu sous ses ordres les généraux de la Bundeswehr, la présidente de la Commission ne se projette sans doute pas comme une « commandante en chef » de l’Europe. Elle n’en a d’ailleurs pas la possibilité car les pouvoirs rivaux, ceux des gouvernements des États-membres ou ceux de Bruxelles, comme le « Président » (du Conseil européen) Charles Michel, veillent. La force de von der Leyen est de posséder une culture politique à la fois parlementaire et fédérale. Elle ne rêve pas, comme certains Français, d’infliger à la gouvernance européenne l’écrasement de la démocratie représentative par un roi élu comme cela se passe dans leur pays, en commettant l’erreur de croire que cela donnerait davantage de légitimité à la Commission. Comme on le voit en Allemagne, il est possible d’assumer et de mettre en œuvre des choix clairs et même clivants, tout en respectant le travail parlementaire et l’autonomie des régions.

La martingale de l’actuelle Commission, c’est d’avancer un peu plus vite que ce qu’autoriserait la seule prise en compte du « parallélogramme des forces » en présence. Elle se situe dans un déséquilibre dynamique qui donne plus de place au Parlement et qui invite l’opinion publique européenne à donner de la voix. Elle se situe dans le sillage de commissaires porteurs de politiques publiques audacieuses, comme la danoise Margrethe Vestager, l’une de celles qui ont inspiré à ses auteurs la série Borgen (Adam Price, 2010-2013) et qui, sur les questions de la concurrence, n’a pas hésité à s’opposer au lobby constitué des groupes oligopolistiques européens et de leurs États-parrains.

La présidente de la Commission n’hésite pas à développer une stratégie de communication à l’échelle européenne (par exemple en donnant des interviews à plusieurs journaux en même temps), comparable à celle des gouvernements ou des partis dans chaque pays. Trois jours après avoir présenté son ambitieux « paquet » Climat, le 14 juillet 2021, elle est allée exprimer sa solidarité avec les victimes des inondations dans une petite ville de Belgique et a annoncé une aide financière de l’Union.

Elle s’écarte ainsi des pratiques habituelles des présidents de la Commission, y compris lorsque ceux-ci, comme Jacques Delors (1985-1995), proposaient des inflexions fortes dans la gouvernance et la politique de l’Union. Leurs interlocuteurs restaient alors uniquement les gouvernements des États, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui car les dirigeants européens ont compris, en 2005, ce qu’il en coûtait de décider dans leur coin, en ignorant l’intérêt que portaient les Européens aux enjeux européens.

Comme cela se produit depuis le début, la Construction européenne construit le cadre de son action par l’action, à l’instar d’une équipe de football qui modifierait les règles du jeu et les limites du terrain en jouant. Les traités ne sont pas formellement transgressés, mais tout le reste devient mobile. La différence, c’est que désormais, cette dynamique se fait sous le regard sourcilleux et exigeant des citoyens européens. Cela déplace le travail stratégique de la géopolitique vers la politique.

Tout cela conduit plus généralement von der Leyen à « faire de la politique » d’une autre manière que ses prédécesseurs. Elle ne s’engage pas seulement sur des grands principes, qui se traduiront en distribution d’argent aux États. Elle est aussi la « chef de la majorité », comme on dit en France du premier Ministre. Son tableau de bord comporte l’ensemble des composantes qui peuvent jouer en faveur ou en défaveur des choix de la Commission. Tous les pays de l’Union sont traversés par une ligne de clivage ouverture/fermeture, dont l’Europe est, tout le monde s’accorde sur ce point, un marqueur majeur.

La Présidente n’a donc pas de mal à identifier ses soutiens et ses adversaires, qui ne sont pas que des chefs d’État. En Hongrie et en Pologne, les partisans de l’Europe et de ses valeurs ne sont pas très éloignés de la majorité : ils dirigent les grandes villes et ont l’appui de la jeunesse et des strates les plus créatives de la société. À l’ouest, maintenant que le Royaume-Uni, le môle anti-européen le plus déterminé, a disparu, ce sont surtout la France et l’Italie qui restent fragiles et il n’est pas difficile de détecter la forte présence de la « question européenne » dans la vie politique de ces pays.

Dans le reste de l’UE, en particulier, dans les Balkans, les énoncés politiques sont davantage un vernis qu’une réalité, car celle-ci, c’est d’abord la corruption, le clientélisme, le conservatisme moral et le mépris pour l’état de droit, souvent portés par les héritiers, devenus « socialistes », de la période communiste. Cette clarification est aussi à l’œuvre en République tchèque, en Slovaquie, dans les pays Baltes et en Slovénie, où les électeurs sont invités à trancher non sur des discours pro où anti-européens abstraits, mais sur l’éthique du politique, à travers la porosité entre le pouvoir et l’économie ou la vulnérabilité de la justice aux pressions extérieures.

À ce sujet, les développements récents en Ukraine et en Moldavie, et même, de manière plus confuse, en Arménie et en Géorgie, tous pays qui ont à subir une forte pression militaire russe sur leur territoire mais partagent certains traits des sociétés post-communistes internes à l’UE, montrent qu’il n’est pas impossible de placer au second plan les malheurs géopolitiques pour se concentrer sur la qualité de la vie sociale intérieure, celle précisément pour laquelle le projet européen peut aider.

Ce mouvement va aussi permettre de mieux « faire le ménage » dans les partis européens, au PPE, mais aussi dans d’autres, qui restent hétérogènes en termes d’orientations politiques effectives.

Une nouvelle ligne de clivage

En résumé, ce que nous disent les événements récents, c’est que l’UE est dirigée par un gouvernement progressiste qui s’appuie sur une majorité progressiste, dans la société et au Parlement.

Que signifie exactement ce terme ? On peut dire que, en un certain sens, cette ligne a toujours été celle des « gouvernements » européens. Cela tenait à deux éléments relativement distincts.

D’une part, les clivages classiques des vies politiques nationales perdaient leur sens dès qu’on sortait du système de l’État-nation. Martin Seymour Lipset et Stein Rokkan (Party Systems and Voter Alignments. A Cross National Perspective, New York, Free Press, 1967) avaient, dans les années 1960, identifié quatre types d’antagonismes qui structuraient, depuis l’avènement de la démocratie, les différentes sociétés politiques occidentales : salariés/possédants, État/Églises, urbains/ruraux et centralisme/régionalisme. Ces conflits étaient eux-mêmes hiérarchisés, les deux premiers clivages, associés au rapport gauche/droite, encadraient les deux autres. Tout cela fonctionnait grâce à des allégeances encore fortement communautaires qui garantissaient aux partis qui portaient les bons marqueurs identitaires une « affiliation » automatique de vastes groupes socio-politiques (en anglais : alignment). Elles étaient utilisées, en pratique, comme des plates-formes collectives de revendication d’un meilleur accès à une dépense publique en expansion rapide.

D’autre part, ce qui restait, en tout cas dans les perceptions, une fois qu’on avait enlevé toutes ces spécificités nationales, c’était une sorte de dérivée, une mesure de la pente de la courbe, autrement dit les enjeux de développement lui-même plutôt que ceux du partage des fruits d’une croissance vue comme exogène. À « Bruxelles », où on ne voyait que des « fonctionnaires », il était question de « normes », de « règlementation », de « marché », de « monnaie », de politiques thématiques (charbon, acier, agriculture, services, justice, régions) qui semblaient formulées dans une autre langue que celle des imaginaires nationaux.  Cette soft law (qui démontre tous les jours sa force face aux firmes transnationales et aux États-tiers) était tout simplement ignorée car elle oubliait les « rapports de production » pour se concentrer sur « les forces productives ». Cela donnait une scène politique molle en apparence, très technique et étrangement consensuelle, que les acteurs des vies politiques nationales suspectaient, compte tenu de leur propre culture, soit de passer à côté des vrais problèmes, soit de créer des écrans de fumée pour faire avaler des décisions inavouables.

La suite a prouvé le contraire car, entretemps, l’ambiance politique a changé en Europe. Un nouveau clivage oppose désormais tout ce qui reste du système Lipset-Rokkan à une autre manière de voir, de penser et de vivre la politique, qui, tendanciellement, prend l’ascendant.

Une nouvelle offre politique

Ce projet politique nouveau n’est en aucune manière un conservatisme et il s’agit bien d’un « parti du mouvement », mais ce n’est pas non plus une social-démocratie comptant sur toujours plus de redistribution pour obtenir la paix sociale. Le Fonds social pour le climat annoncé (parfois présenté, dans une traduction fantaisiste qui crée un jeu de mots astucieux quoique involontaire, comme « fonds pour le climat social ») est un accompagnement, non un principe fondateur du programme. La Présidente n’hésite pas à utiliser l’expression allemande « soziale Marktwirtschaft » (« économie sociale de marché ») qui a fait consensus entre CDU et SPD dès les années 1950 et se distingue de celle d’ « État-providence » car elle reste un cadre de discussion ouvert, qui n’indique pas d’emblée comment le « social » et le « marché » vont pouvoir être rendus compatibles.

L’UE a l’avantage de ne pas être freinée dans ses choix par la difficulté à manœuvrer l’énorme paquebot de la dépense publique de redistribution mais surtout de fonctionnement qui est le lot des gouvernements nationaux. Quand on compare le nombre de salariés de l’Union (43 000, pour 447 millions d’habitants, soit moins d’un pour 10 000) à celui de Paris (municipalité et département : 73 000 pour 2,2 millions, soit 1 pour 30) et à celui de la France (5,6 millions pour 67 millions, soit 1 pour 12 habitants), on dit quelque chose qui a et aura de plus en plus de sens à mesure que les citoyens analyseront précisément les usages des fonds publics pratiqués par les différentes entités étatiques qui les concernent. La question : « qui fait quoi avec quoi ? » sera de moins en moins taboue, pas forcément pour contester la dépense publique dans son principe et dans sa masse, mais pour évaluer et comparer la relation entre coût et efficacité dans tous les territoires, à toutes les échelles.

L’enjeu d’aujourd’hui pour l’Europe consiste à sortir de l’immanence improductive d’un gouvernement du grand (l’Europe) par les petits (les États-membres) – des petits frustrés de leur échec à se penser et se vivre seuls au monde, nostalgiques d’un âge d’or réel ou supposé et qui, ne comprenant pas ce qui leur arrive, en sont d’autant plus agressifs. L’Europe d’aujourd’hui fait de nouveaux pas vers l’auto-organisation : traiter à l’échelle du continent les enjeux du continent. Simple, modeste, implacable. République fédérale d’Europe ? Élémentaire, mon cher Johnson.


[1] Voir Jacques Lévy, L’humanité : un commencement, Odile Jacob, 2021

[2] Voir Sylvain Kahn et Jacques Lévy, Le pays des Européens, Odile Jacob, 2019

Jacques Lévy

Géographe et Urbaniste

Notes

[1] Voir Jacques Lévy, L’humanité : un commencement, Odile Jacob, 2021

[2] Voir Sylvain Kahn et Jacques Lévy, Le pays des Européens, Odile Jacob, 2019