Métaphysique de L’Anomalie

Avertissement : ce texte est autosuffisant et peut être lu sans connaissance préalable du roman d’Hervé Le Tellier, L’Anomalie (Gallimard, 2020), qui a reçu le prix Goncourt, une récompense pleinement méritée. Cependant, les lignes qui suivent en disent trop sur le contenu du livre pour ne pas « divulgâcher » le plaisir de la première fois.
Cette remarque vaut aussi pour les autres œuvres, littéraires et cinématographiques, que je mobilise.
1.
On demandait à Jorge Luis Borges, le grand écrivain et poète argentin, de parler de lui-même. Déjà complètement aveugle, sa principale activité littéraire consistait à se livrer à des entrevues de ce genre. Avec lassitude, il répondit : « Comment voulez-vous que je vous parle de moi-même ? Je ne sais rien de moi-même. Je ne connais même pas la date de ma propre mort[1]. »
Se projeter vers et dans l’avenir semble être une faculté réservée à l’être humain. Nous n’y réussissons que modérément, comme en témoigne le cimetière des prévisions qui se sont révélées fausses dans tous les domaines, individuel, social et collectif, de nos vies. Mais cela ne nous décourage pas. « Pourquoi est-il si important de prévoir l’avenir ? », demandait un magazine à l’approche de l’an 2000, considéré (à tort) comme l’entrée dans le troisième millénaire. La réponse majoritaire fut : « pour le changer ».
Dans notre conception habituelle du temps, cette réponse est un non-sens. Il n’y a rien que je puisse faire avant le moment futur tel que, si je le fais, l’avenir en sera modifié. L’avenir est l’intégrale de tout ce qui s’est passé avant et, en particulier, de ce que j’ai fait avant. Il n’est pas moins inaltérable que le passé.
Nul fatalisme ici, car il reste vrai que l’avenir serait différent si j’avais agi autrement. Comme le précise celui qui fut sans doute le plus grand métaphysicien du vingtième siècle, l’Américain David K. Lewis (1941-2001), « la différence que nous introduisons dans le monde se situe entre le possible qui s’actualise