Savoirs

Métaphysique de L’Anomalie

Philosophe

Goncourt 2020, le dernier roman d’Hervé Le Tellier s’articule autour de « l’anomalie » qui se produit lors d’un vol Paris-New York en mars 2021 et qui scelle le destin des passagers présents à son bord. Suite à un grave événement météorologique qui manque de briser l’avion en deux, chacun des personnages de l’histoire se trouve dédoublé et peut interagir avec l’autre version de lui-même. Mais quelle métaphysique du temps et de l’identité personnelle cette intrigue implique-t-elle ? Parvient-elle – tout en se situant dans la fiction – à éviter la contradiction ?

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Avertissement : ce texte est autosuffisant et peut être lu sans connaissance préalable du roman d’Hervé Le Tellier, L’Anomalie (Gallimard, 2020), qui a reçu le prix Goncourt, une récompense pleinement méritée. Cependant, les lignes qui suivent en disent trop sur le contenu du livre pour ne pas « divulgâcher » le plaisir de la première fois.

Cette remarque vaut aussi pour les autres œuvres, littéraires et cinématographiques, que je mobilise.

1.

On demandait à Jorge Luis Borges, le grand écrivain et poète argentin, de parler de lui-même. Déjà complètement aveugle, sa principale activité littéraire consistait à se livrer à des entrevues de ce genre. Avec lassitude, il répondit : « Comment voulez-vous que je vous parle de moi-même ? Je ne sais rien de moi-même. Je ne connais même pas la date de ma propre mort[1]. »

Se projeter vers et dans l’avenir semble être une faculté réservée à l’être humain. Nous n’y réussissons que modérément, comme en témoigne le cimetière des prévisions qui se sont révélées fausses dans tous les domaines, individuel, social et collectif, de nos vies. Mais cela ne nous décourage pas. « Pourquoi est-il si important de prévoir l’avenir ? », demandait un magazine à l’approche de l’an 2000, considéré (à tort) comme l’entrée dans le troisième millénaire. La réponse majoritaire fut : « pour le changer ».

Dans notre conception habituelle du temps, cette réponse est un non-sens. Il n’y a rien que je puisse faire avant le moment futur tel que, si je le fais, l’avenir en sera modifié. L’avenir est l’intégrale de tout ce qui s’est passé avant et, en particulier, de ce que j’ai fait avant. Il n’est pas moins inaltérable que le passé.

Nul fatalisme ici, car il reste vrai que l’avenir serait différent si j’avais agi autrement. Comme le précise celui qui fut sans doute le plus grand métaphysicien du vingtième siècle, l’Américain David K. Lewis (1941-2001), « la différence que nous introduisons dans le monde se situe entre le possible qui s’actualise


[1] Nous, nous la connaissons. Borges est mort à Genève le 14 juin 1986. Il y repose au cimetière de Plainpalais. Voir ci-dessous.

[2] David. K. Lewis, “Counterfactual Dependence and Time’s Arrow”, in D. K. Lewis, Philosophical Papers, vol. II, Oxford University Press, 1986 (ma traduction).

[3] Ce titre, stupidement traduit en français par « Un inspecteur vous demande », signifie littéralement « Un inspecteur passe » ou, plus élégamment, « La visite de l’inspecteur ».

[4] Dans tout ceci, ma traduction.

[5] Voir le dernier chapitre, « « Quand je mourrai, rien de notre amour n’aura jamais existé. » Variations sur Vertigo », de mon livre La Marque du sacré, Flammarion, Champs essais, 2010.

[6] Le roman a été publié et couronné en 2020.

[7] Il y a une exception, qui mériterait un long commentaire. C’est l’alter ego d’Hervé Le Tellier à l’intérieur de son roman, un écrivain nommé Victor Miesel, lequel, après avoir voyagé sur le vol du 10 mars, écrit un roman qu’il nomme L’Anomalie et se suicide. Sa version jeune est bien présente dans l’avion qui atterrit le 24 juin, puisque la date est toujours pour lui le 10 mars, mais, bien évidemment, il n’y pas de Victor vivant le 24 juin qui pourrait l’attendre.

[8] Bostrom figure dans les remerciements de HLT. C’est pour l’avoir lu que ce dernier se réfère à la théorie de la simulation : nos vies seraient l’exécution de programmes écrits par des êtres supérieurs. Dans un texte ultérieur, j’analyserai L’Anomalie à la lumière de cette théorie.

[9] La traduction française date de 1978. Elle a paru aux éditions Gallimard.

[10] Je souligne.

[11] Idem.

[12] On peut m’objecter l’argument suivant. Chez Borges, le vieux a été ce jeune avec lequel il converse, donc il devrait se souvenir du moment ancien où il a rencontré la version âgée de lui-même. Dans L’Anomalie, le vieux, dans son passé, n’a été ce jeune que jusqu’au moment de l’Anomalie. Juste après, le jeune n’est plus entièrement le passé du vieux, il s’autonomise et a des rencontre

Jean-Pierre Dupuy

Philosophe, Professeur à Stanford University

Notes

[1] Nous, nous la connaissons. Borges est mort à Genève le 14 juin 1986. Il y repose au cimetière de Plainpalais. Voir ci-dessous.

[2] David. K. Lewis, “Counterfactual Dependence and Time’s Arrow”, in D. K. Lewis, Philosophical Papers, vol. II, Oxford University Press, 1986 (ma traduction).

[3] Ce titre, stupidement traduit en français par « Un inspecteur vous demande », signifie littéralement « Un inspecteur passe » ou, plus élégamment, « La visite de l’inspecteur ».

[4] Dans tout ceci, ma traduction.

[5] Voir le dernier chapitre, « « Quand je mourrai, rien de notre amour n’aura jamais existé. » Variations sur Vertigo », de mon livre La Marque du sacré, Flammarion, Champs essais, 2010.

[6] Le roman a été publié et couronné en 2020.

[7] Il y a une exception, qui mériterait un long commentaire. C’est l’alter ego d’Hervé Le Tellier à l’intérieur de son roman, un écrivain nommé Victor Miesel, lequel, après avoir voyagé sur le vol du 10 mars, écrit un roman qu’il nomme L’Anomalie et se suicide. Sa version jeune est bien présente dans l’avion qui atterrit le 24 juin, puisque la date est toujours pour lui le 10 mars, mais, bien évidemment, il n’y pas de Victor vivant le 24 juin qui pourrait l’attendre.

[8] Bostrom figure dans les remerciements de HLT. C’est pour l’avoir lu que ce dernier se réfère à la théorie de la simulation : nos vies seraient l’exécution de programmes écrits par des êtres supérieurs. Dans un texte ultérieur, j’analyserai L’Anomalie à la lumière de cette théorie.

[9] La traduction française date de 1978. Elle a paru aux éditions Gallimard.

[10] Je souligne.

[11] Idem.

[12] On peut m’objecter l’argument suivant. Chez Borges, le vieux a été ce jeune avec lequel il converse, donc il devrait se souvenir du moment ancien où il a rencontré la version âgée de lui-même. Dans L’Anomalie, le vieux, dans son passé, n’a été ce jeune que jusqu’au moment de l’Anomalie. Juste après, le jeune n’est plus entièrement le passé du vieux, il s’autonomise et a des rencontre