International

Afrique-France : la disruption

Philosophe et historien

Si Achille Mbembe a répondu à la sollicitation du président Macron, c’est pour « prendre à témoin, et, au besoin, prendre date ». Pour AOC, le philosophe revient sur l’expérience du « Nouveau Sommet Afrique-France » qui s’est récemment tenu à Montpellier et dont il fut la cheville ouvrière, notamment chargé d’animer, en amont de cet événement, un cycle de 65 débats auxquels près de 4000 personnes ont participé dans 12 pays africains.

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La tradition des « sommets inégaux » ne date pas d’aujourd’hui. Généralement, ceux-ci réunissent, d’un côté, une puissance établie et, de l’autre, un ensemble d’ « États mineurs » jouissant de droits théoriquement équivalents, mais occupant une position subordonnée sur l’échiquier mondial. C’est, en particulier, le cas des États africains avec lesquels la France tient, depuis 27 ans, de telles assises. Elle n’est pas seule dans ce cas, puisque d’autres pays tels que la Chine, l’Allemagne, le Japon, l’Inde, et la Russie se sont eux aussi prêtés à ce genre d’exercice.

Le Nouveau Sommet Afrique-France vient de se tenir à Montpellier. Plus de 3 000 personnes y ont participé. À l’appel, cependant, manquait cette fois-ci le cortège des tyrans : chefs d’État à vie, caporaux, colonels et généraux ayant pris le pouvoir à la suite de coups d’État, présidents issus de successions de père en fils ou de tripatouillages électoraux, etc. Ils n’avaient tout simplement pas été invités.

Parole compulsive à la place de l’analyse critique

Au centre des débats était la question de la refondation des relations entre la France et le continent africain. Le président Emmanuel Macron m’avait demandé, en février 2020, de « l’accompagner » dans ce périlleux exercice. Le risque de l’équivoque était réel. Aussi bien des amis proches que des figures respectées auraient voulu que je lui oppose une fin de non-recevoir. Tournant le dos à leurs conseils, j’ai choisi d’être présent.

Toute réponse affirmative à une sollicitation de ce type n’est pas nécessairement mue par un désir de compromission. Répondre, c’est aussi prendre à témoin, et, au besoin, prendre date.

Après m’être entouré d’un comité composé de personnalités africaines et de la diaspora dont ni la renommée, ni l’indépendance d’esprit ne souffraient d’aucune contestation, j’ai donc, pendant 7 mois, « accompagné » un cycle de 65 débats dans douze pays africains (Afrique du Sud, Angola, Kenya, République démocratique du Congo, Cameroun, Nigeria, Niger, Burkina Faso, Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, Tunisie). Ces débats ont rassemblé près de 4 000 participants. La plupart étaient âgés de 25 à 40 ans.

Ces discussions publiques ont porté sur tous les grands sujets au cœur d’une relation bien moins caricaturale qu’on ne la décrit généralement. Marquée au fer d’innombrables contradictions, elle est potentiellement générative et, dans tous les cas, beaucoup plus complexe que ne l’ont fait croire et ne continuent de le faire croire maints cyniques, surtout si on la considère non du point de vue de la politique de la puissance et des intérêts, mais des trajectoires interindividuelles, familiales et professionnelles, c’est-à-dire dans sa densité humaine.

En effet, réciproquement, l’Afrique et la France se sont tant donnés à écouter, à parler et à écrire, à questionner et à penser qu’il est impensable de faire comme si tout cela n’avait strictement servi à rien, comme si tout cela était d’ores et déjà terminé, et comme s’il n’y avait strictement plus rien à faire ensemble qui ferait sens.

En réalité, aujourd’hui encore, quelque chose se passe, et il faut y répondre, même si, pour l’heure, il est difficile de lui donner un nom. Les vieux termes dans lesquels on avait coutume de rendre compte des rapports entre ces deux entités inégales font désormais grève. En plus de ne rien expliquer, ils ne permettent plus d’ouvrir un chemin d’avenir. Pour relancer la langue, peut-être faudrait-t-il alors commencer tout simplement par dire « Non, il ne se passe pas rien », par relever qu’il n’y a pas rien, que quelque chose arrive, qui exige d’ouvrir les yeux et les oreilles différemment et d’apprendre à entendre de nouveau.

Malheureusement, aussi bien dans les milieux savants qu’au sein de l’opinion, ne circule plus aujourd’hui qu’une parole compulsive. Le terme « Françafrique », qui autrefois permit de briser tant de miroirs, n’est-il pas en passe de devenir un slogan vide de sens ? Manifestation du cynisme à rebours qui caractérise parfois bien des poussées protestataires et aiguillon d’une certaine paresse intellectuelle ambiante, renvoie-t-il encore à quoi que ce soit de concret ? Tout se passe en effet comme s’il suffisait désormais de sortir le chiffon rouge pour que tous les taureaux, soudain, aiguisent leurs cornes.

De ce point de vue, le sommet de Montpellier s’est nettement démarqué des approches traditionnelles. Certes, il ne rassemblait pas des chefs d’État. Il n’était cependant pas dirigé contre eux. Il n’était pas non plus un sommet des oppositions aux gouvernements africains en place. Cela n’aurait aucun sens. En revanche, il a servi de rendez-vous à des milliers de personnes qui veulent accélérer la transformation de la relation Afrique-France. Si ceux-ci ont accouru à l’invitation d’Emmanuel Macron, rien, objectivement, n’empêche les dirigeants africains de dialoguer de la même manière, sans filtre, avec leurs propres gens, préoccupés par la même question chez eux.

Par ailleurs, contrairement à ce que l’on entend ici et là, rares sont ceux qui, au sein de l’establishment français, songent sérieusement à reconduire la Françafrique ou à la revêtir de nouveaux oripeaux. À quoi servirait-il de réanimer un corps en lambeaux, d’ores et déjà livré à la putrescence ?

D’ailleurs, qu’il faille le regretter ou qu’il faille s’en réjouir importe peu. La France ne dispose plus des moyens de la sorte d’hégémonie qu’on lui prête en Afrique. Si l’asymétrie persiste, avec son cortège d’inégalités, de paternalisme et parfois de condescendance, elle se déplace à coup de petites ruptures que l’on aurait tort de sous-estimer, et qui exigent de nouvelles grilles d’analyse.

À la recherche d’un nouveau bloc historique

La vérité est que la boussole est en train de tourner. Il est devenu de plus en plus intenable de parler de l’Afrique de loin, à sa place ou en son nom, et ceci ne vaut pas seulement pour la critique d’origine externe.

Une critique intergénérationnelle est en cours à l’intérieur même du continent. C’est, à titre d’exemple, tout l’enjeu des disputes autour de la « décolonisation », lesquelles renvoient aussi bien au rejet de l’impérialisme contemporain sous sa forme néolibérale que de l’ordre interne gérontocratique, patriarcal et masculiniste.

Il existe donc à tout le moins deux types de critiques africaines de la France. La première sorte de critique, conservatrice, utilise l’argument de la souveraineté et du panafricanisme, parfois dans sa version racialiste, aux fins de maintien du statu quo. La France est alors érigée en bouc émissaire des malheurs du continent, en premier lieu par les classes au pouvoir qui ont pourtant bénéficié de sa protection, et qui craignent qu’un changement de cap ne nuise à leurs intérêts.

La deuxième ne vise pas nécessairement le maintien du statu quo. Elle est faite au nom d’une autodétermination africaine parfois hypostasiée. Du coup, elle tend à fermer les yeux sur le colonialisme interne, pourtant responsable, lui aussi, de la destruction des moyens d’existence sur le continent.

Mais ces disputes portent également sur le type de rapport que l’Afrique devrait avoir avec le monde. Sur ce plan, une bifurcation se dessine entre ceux qui cherchent à embrasser le monde différemment et ceux qui prônent une certaine autarcie ; ou entre ceux aux yeux desquels la haine d’un bouc émissaire suffit, et ceux pour qui la révolution consiste à remplacer ce démon-ci par n’importe quel autre, peu importe (les tenants du « Tout Sauf la France »).

C’est la raison pour laquelle il est important de bien écouter, et surtout de bien entendre les voix qui se sont exprimées à Montpellier, car elles pointent vers une troisième voie. Plutôt que de parler des jeunes en général, elles sont l’expression d’une lutte intergénérationnelle à laquelle se greffent des considérations de classe, sur fond d’imaginaires concurrents du monde et des rapports de l’Afrique avec celui-ci. Il faut alors observer que les figures présentes aux assises de Montpellier ne représentaient pas seulement les pays francophones.

Nombre d’entre elles venaient de l’Afrique dite anglophone, lusophone et arabophone, du monde associatif et des petits collectifs. Certaines d’entre elles se trouvent à la tête d’entreprises du numérique, de start-ups. D’autres exercent de nouveaux métiers dans la communication et les médias. D’autres encore sont des techniciens, experts en informatiques, chefs de petites et moyennes entreprises, chefs de projets dans le secteur bancaire. D’autres sont des analystes de données ou des spécialistes dans le marketing et la finance, l’agroécologie, la santé, le service après-vente, les assurances. Que dire des arts, du sport, de la culture et d’autres domaines de la création et de l’innovation ?

Au fond, un nouveau bloc historique cherche à se constituer à mille lieues des pulsions françafricaines, mais aussi d’un panafricanisme échevelé, mélange d’incantation, de caporalisme et de souverainisme. Les engagements exprimés par la génération qui s’est exprimée à Montpellier s’inscrivent plutôt dans l’horizon d’une Afrique à fuseaux multiples, en passe de devenir l’un des laboratoires les plus énigmatiques de la planète, et qui rejette la posture du mendiant universel qui lui a été accolée depuis si longtemps. Cette Afrique d’un futur déjà-là est un tout arrimé de façon transversale à plusieurs mondes.

Une Afrique à fuseaux multiples

Dans ce faisceau de relations, la France et au-delà d’elle l’Europe, mais aussi les Amériques, occupent une place signifiante. En effet, la part africaine de l’Europe et du Nouveau Monde et la part européenne de l’Afrique ne ressortissent pas seulement du verbe. Qu’on le veuille ou non, l’Afrique s’est faite chair en l’Europe, tout comme l’Europe s’est faite chair en l’Afrique. Cette co-naissance, ou cette co-incarnation, à défaut de s’exercer sur la base d’un rapport de force asymétrique, est un fait objectif dont on n’a pas encore commence à dégager toutes les conséquences philosophiques, politiques et culturelles.

Peu importe qu’à ce double engendrement, l’on donne ou non le nom de « créolisation », comme le fit l’Antillais Édouard Glissant. En revanche, cet enchevêtrement est bel et bien l’énigme que nous sommes désormais appelés, en cette nouvelle époque, à déchiffrer ensemble et à donner une traduction politique.

À cet égard, il sera toujours nécessaire de revenir aux fonts baptismaux que furent la Traite atlantique et la colonisation, à condition de bien savoir que les significations ultimes de cet engendrement mutuel transcendent ces deux événements. Pour cette raison précisément, remonter jusqu’à la source de ces significations impose que l’on revienne sans cesse et inlassablement à cette mémoire, non pour s’y complaire, mais pour rappeler, dans une posture assumée de veille, combien il est urgent de la soigner. Certains peuvent penser que ces problématiques de la mémoire et du soin ne valent pas la peine. Les éluder relèverait tout simplement du déni et en aggraverait les potentiels de toxicité.

Car il n’est aucune mémoire des souffrances stériles qui puisse être mise au service de la vie et de la responsabilité. Pour que les souffrances du passé soient surmontées, un patient travail de vérité et de réparation est nécessaire, et ce travail est, par définition, interminable. Enfouis au tréfonds de chaque traumatisme historique se trouvent donc des gisements de possibilités. Ceux-ci ne peuvent cependant être révélés au grand jour que par une nouvelle pensée et de nouvelles actions sur des fronts chaque fois nouveaux.

Faire exister un autre avenir

Montpellier a par ailleurs révélé l’existence, de plus en plus affirmée, d’une Afrique qui n’attend pas.

Cette Afrique, je l’avais d’ores et déjà rencontrée lors de mon périple dans les douze pays qui ont servi de territoires d’expérimentation du Nouveau Sommet. Cette Afrique n’est pas fixée sur ce sur quoi elle bute, ce à quoi elle se cogne, le fatalisme qui, de nos jours, passe pour du radicalisme. Elle part du présupposé selon lequel il y a quelque chose à saisir du côté du passage qui s’ouvre, dans l’ouverture de ce qui vient.

Elle a une connaissance vivante de Kwame Nkrumah, de Cheikh Anta Diop, de Patrice Émery Lumumba, de Nelson Mandela, de Thomas Sankara et de plusieurs autres. Mais elle ne ressent pas le besoin de s’agenouiller devant eux tous les matins, de psalmodier leurs noms à midi et le soir. Elle est plutôt aux aguets, portée par ce qu’elle a à faire, à élaborer et à fabriquer en vue de ce qui arrive, pour faire exister un avenir.

En effet, au milieu du brouhaha actuel, une autre césure est en train de prendre forme. Elle oppose ceux qui cherchent à faire exister un autre avenir et ceux qui, neutres ou pas, se contentent du rôle de simples commentateurs incapables de peser sur l’histoire qui se fait sous leurs yeux.

Pendant ce temps, face à l’imprévu et parfois dans des conditions d’extrême abandon, des communautés forgent patiemment des moyens fragiles d’existence hors des circuits officiels. Au détour de ces gestes apparemment anodins, d’autres modèles d’autorités naissent, d’autres formes de légitimité aussi, et avec elles, des espaces autonomes se créent. La plupart de ces efforts ont lieu dans des environnements que la vie elle-même semble avoir déserté, dans des contextes d’insécurité générale caractérisés par une absence structurelle d’assurance et de garantie face aux risques en tout genre.

Démocratie et redistribution des moyens d’existence

Aujourd’hui, la myriade de luttes concernant la redistribution équitable des moyens d’existence replace, petit à petit, la question de la démocratie et des mobilités au tout premier rang de l’agenda Afrique-France-Europe. Car sans la démocratie, c’est-à-dire la création d’environnements institutionnels, légaux, économiques et culturels susceptibles de sécuriser les moyens d’existence du plus grand nombre, tout le reste sera vain et l’on créera sur du sable.

La plupart de ces luttes s’effectuent dans des langues que nous ne comprenons pas. Elles sont menées avec des « armes miraculeuses » (Aimé Césaire). Nos manières de calculer et nos grilles d’évaluation peinent à en mesurer la valeur. Elles résistent à nos logiques comptables. Du coup, nous ne les voyons pas, ne savons pas les nommer, et surtout, ne savons pas les accompagner comme il faut, quand il le faut et là où il le faut. Au demeurant, trop souvent, les projets que nous privilégions et les investissements que nous faisons finissent par détruire ces petites infrastructures, empêchant dès lors la nécessaire circulation du vivant.

Le temps est donc venu de réfléchir à nos priorités et à nos outils, à notre démarche et à nos méthodes, et surtout aux valeurs sur lesquelles doit reposer tout projet de refondation. La politique de la pureté, qui consiste à ne communiquer qu’avec ceux et celles qui pensent comme nous, ne mène nulle part. Une critique qui se contente de déconstruire pour déconstruire non plus.

Le temps n’est pas seulement à l’analyse, il est aussi aux propositions. Une conception du politique comme combat mortel dont l’objectif est d’exterminer l’ennemi ou de le soumettre, ou comme un jeu à somme nulle n’est guère viable. Elle ne mène qu’au sectarisme. La dichotomie entre agir de l’intérieur au sein des structures et garder sa pureté en restant à l’extérieur est débilitante.

Reconduire purement et simplement la Françafrique n’est pas le pari qu’Emmanuel Macron fait sur l’Afrique. Que l’on soit d’accord avec lui ou non, les actes posés depuis 2017 n’équivalent pas à une rupture complète, mais ils ne sont pas rien. Au demeurant, ils soulèvent des questions de fond que l’on aurait tort d’éluder.

Est-il possible, par exemple, de saper les fondements de l’autoritarisme postcolonial en misant sur une nouvelle catégorie d’acteurs sociaux et sur les nouvelles générations disposées à l’innovation, et qui désirent ardemment profiter des opportunités qu’offre l’économie de marché ? Si elle doit avoir lieu, la révolution des cadets sociaux (les jeunes et les femmes) ne dépend-elle pas d’un accès accru à de nouvelles dotations en ressources et en capital ? Quelle nouvelle génération d’outils et instruments pourraient effectivement dispenser ces ressources et capitaux ?

Dans ce scénario, il n’appartiendrait pas à la France d’assumer la responsabilité de la décapitation d’élites prédatrices qu’elle a par ailleurs soutenu à bout de bras depuis les dernières décennies de la colonisation, ou de supporter le coût direct d’une transformation politique des pays africains. En théorie, cette tâche reviendrait aux Africains eux-mêmes – encore faut-il qu’elle ne soit pas entravée sous des prétextes divers : le prétexte de la stabilité, de la sécurité, voire de « l’aide au développement ».

Depuis 2017, le choix a été fait de donner la priorité a des investissements apparemment neutres. C’est le cas des projets dans le digital, l’entrepreneuriat, l’innovation, les PME, les rapports de genre, les industries culturelles et créatives, le sport. Ces investissements permettent à la France de sauvegarder, voire d’étendre ses intérêts en direction de nouvelles niches. Mais la véritable question politique n’est pas seulement de savoir comment financer de nouveaux secteurs. Elle est surtout de savoir comment contribuer à l’émergence d’un nouveau bloc historique. Celui-ci ne peut émerger que si le rapport de force entre l’État et la société est profondément remis en cause. Penser ce rééquilibrage et l’organiser n’est-il pas le but des nouvelles luttes pour la démocratie ?

Trois vecteurs de la disruption

La France a, sur ce plan, perdu énormément de temps et de crédit sur le continent. Recherchant à n’importe quel prix les faveurs de pouvoirs vieillissants et corrompus, elle a laissé pourrir trop de situations qui exigeaient un traitement énergique, urgent et audacieux, ne se réveillant qu’une fois que tout était consommé, souvent pour recourir à l’outil militaire là où les différends sont d’abord de l’ordre de l’économie morale. Des situations pour la plupart pourries ont fini par infecter bien des esprits. Ils servent aujourd’hui de thèmes de ralliement à plus d’un maître chanteur décidé à agiter l’épouvantail turc, chinois ou russe, dans le but d’extorquer gains, concessions et avantages.

Il faut donc, coûte que coûte, liquider une bonne fois pour toutes ce passif afin de passer à autre chose. L’un des éléments-clés d’une telle disruption lente consisterait à accélérer le rythme de l’histoire africaine en y injectant davantage de vitesse. Ce changement des paramètres du temps et de l’action produirait inévitablement de nouvelles dynamiques. Les systèmes inertes seraient alors obligés de s’adapter en changeant, ou alors ils seraient emportés en conséquence du cycle naturel des générations.

La stratégie de la disruption lente ne consisterait donc pas à créer le chaos, ni à aggraver l’instabilité, mais à introduire davantage de complexité dans le jeu en multipliant les variables. Le changement pourrait, dès lors, s’organiser sur la base de coalitions à la carte, que ce soit à l’échelle d’un pays, voire d’une région.

Il est de ce point de vue significatif qu’Emmanuel Macron se soit attaqué à l’équation africaine à partir de trois angles. Tout d’abord, il s’est efforcé d’accélérer la conversion à un nouveau temps du marché, de la finance et des affaires. La sauvegarde et la poursuite des intérêts français en Afrique exigeait une expansion au-delà du vieux périmètre francophone.

En témoignent la réorientation graduelle des flux d’échanges en direction des zones anglophones et lusophones, l’accent mis en particulier sur l’entrepreneuriat, mais aussi les réflexions en cours concernant la redéfinition du développement, le rôle des banques publiques d’investissement dans le processus du développement, les partenariats public-privé, la création de nouveaux instruments de financement, la place de la dette et de sa gestion dans ces nouveaux dispositifs, et plus globalement la place de l’Afrique dans la gouvernance mondiale des institutions financières internationales.

L’autre vecteur de la disruption lente est le nouveau temps techno-numérique. Sur ce plan, la politique d’Emmanuel Macron aura été portée par une génération inédite d’investissements dans l’économie digitale. Beaucoup d’espoirs sont en effet placés dans ce secteur, et les enjeux financiers occupent le devant de la scène.

Or, l’innovation technologique doit être vue de façon holistique. Elle n’est pas seulement un vecteur de transformations économiques, mais aussi de basculements culturels extrêmement profonds. Elle peut être un levier pour la création de nouvelles plateformes économiques, mais face à des systèmes clos et inertes, elle peut aussi générer d’autres modalités de relation, d’animation et d’organisation plus en phase avec le caractère ouvert, poreux et élastique des sociétés africaines.

L’une des dernières infrastructures de la disruption lente est à chercher dans le champ de ce qu’il faut bien appeler la création générale. C’est ce temps qui était donné à voir lors de la Saison « Africa2020 ». Là se trouvent des filières relativement inexploitées et à fort potentiel d’innovation et de rentabilité : cinéma, cuisine, mode, littérature, musique, sport, danse, photographie, architecture, musées, patrimoine, etc.

Encore faut-il, une fois de plus, que ce temps de la création générale ne soit pas uniquement considéré du point de vue de la finance, mais aussi et surtout du point de vue de la production des biens publics et du sens et des valeurs, du point de vue de la production des gisements critiques, sans lesquelles il n’est guère possible de bâtir des sociétés durables. Encore faut-il par ailleurs que soit mis en place la sorte d’institution-laboratoire, lieu permanent et autonome, susceptible de stimuler cette création et d’en rehausser la visibilité.

Débloquer les mobilités et les circulations permettrait de relier les uns aux autres ces trois vecteurs de la disruption lente. Resterait alors à transformer radicalement les formes de la présence militaire et les modalités de projection de la force sur le continent.

Sur la base de ses seules ressources, la France n’est plus capable, à elle seule, de s’imposer durablement sur un théâtre élargi sur le continent africain. À court ou à moyen terme, elle sera acculée à changer de cap. Le moment d’un grand bargain avec le continent est donc arrivé. Autant en prendre conscience dès maintenant et l’organiser sans délai.


Achille Mbembe

Philosophe et historien, Enseigne l'histoire et les sciences politiques à l'université du Witwatersrand (Afrique du Sud) et à l’université de Duke (Etats-Unis)