Les lanceurs d’alerte, antidotes au populisme et au piétinement de l’intérêt général
Mercredi 17 novembre, débutera à l’Assemblée nationale la discussion de la proposition de loi visant à mieux protéger les lanceurs d’alerte, à l’heure où de graves périls menacent l’intérêt général et la démocratie.
L’Histoire rappelle qu’une grande métamorphose s’est opérée entre le XXe et le XXIe siècle.
Aux grands lanceurs d’alerte du XXe siècle, tels que Martin Luther King ou Gandhi, qui étaient aussi des désobéissants, dont les exhortations ont brisé les lois de domination et d’asservissement, à ceux qui fédéraient autour de leurs discours des millions de citoyens, se sont substitués les lanceurs d’alerte du XXIe siècle, des hommes ordinaires, parfois anonymes, qui embrassent ainsi des destins extraordinaires.
Une image juste pour désigner ce qui conduit des citoyens du monde entier à faire prévaloir l’intérêt général quand ils le perçoivent comme gravement menacé, au risque de compromettre leurs intérêts particuliers, leur vie professionnelle ou privée.
L’irruption d’un lanceur d’alerte dans le débat public résulte de ce que Václav Havel qualifiait d’« insurrection intime ».
Ils sont à l’avant-garde d’une colère citoyenne qui s’est universalisée sur un double constat : jamais les grands intérêts publics n’ont été autant ébranlés, qu’il s’agisse de ceux résultant de la financiarisation de l’économie, des grands flux d’argent sale, du réchauffement climatique, des atteintes à la biodiversité, et jamais ceux qui ont été élus et ont la mission d’y remédier n’ont tant semblé manqué à la promesse, sinon trahi leur mandat.
Les lanceurs d’alerte sont à la pointe de cette pyramide et c’est du fait de leurs révélations et de leurs contributions à l’intérêt général, escortées par les grandes ONG, que le monde et les grands responsables publics ont été contraints de déciller les yeux, même si dans bien des cas, ils ont fait mine de découvrir ce qu’ils n’avaient cessé de ratifier.
Sans eux, il aurait été impossible de connaitre les graves entorses à la loi ou à l’étique les plus élémentaires, celles qui par leur dimension systémique, celles qui par leur dimension structurelle, meurtrissent l’humanité au moment où elle est le plus menacée mais compromettent aussi le sort des futures générations.
Sans les lanceurs d’alerte, n’aurait pas été inaugurée cette cérémonie, amorcée il y a quelques l’années, de Leaks.
Souvenons-nous, « Lux Leaks » (pour Luxembourg Leaks), grâce à Antoine Deltour, premier citoyen européen relaxé par des juges luxembourgeois sur le fondement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ou encore plus récemment Wikileaks, Offshore Leaks, Panama Papers, Pandora Papers et CumEx Files.
Sans les lanceurs d’alerte, les stratégies de certains laboratoires médicaux n’auraient jamais été éventées.
Sans eux, des milliards d’euros n’auraient jamais été récupérés par des États qui ont compris aussi l’importance décisive pour leurs finances publiques de traquer l’argent sale et l’évasion fiscale.
Sans leur prise de risques, tels ceux pris par Rui Pinto à l’origine des Football Leaks, et les Luanda Leaks, la face la plus sombre du monde du football n’aurait pas été démasquée.
Les révélations de Frances Haugen qui a fait tomber les masques sur la façon dont Facebook (aujourd’hui Meta) sacrifie un certain nombre de principes à la logique de profit, marquent un tournant.
C’est toute une nouvelle génération, collaborateurs de grands empires, industriels ou financiers, qui ne supportent plus que soient meurtris des principes éthiques élémentaires. Leur action est une façon de participer à notre sauvetage collectif.
Des lois se sont édifiées en France et dès 1988, était adopté un premier dispositif de protection des lanceurs d’alerte limité à la lutte contre la corruption, puis ensuite à l’environnement. La Loi Sapin II a universalisé la défense des lanceurs d’alerte.
Mieux protéger les lanceurs d’alerte, c’est participer à la restauration de notre démocratie aujourd’hui bien fragilisée.
Les parlementaires français doivent statuer très prochainement sur une proposition de loi présentée par le député Sylvain Waserman, dont il faut saluer la pertinence.
Voter cette loi est une condition pour se mettre en harmonie avec les directives européennes qui imposent aux Etats européens de s’y conformer avant la fin de l’année 2021. La France a l’occasion de se distinguer puisqu’elle va prendre la présidence de l’Union Européenne en donnant le la.
Cette loi viendra combler les carences et les insuffisances de la Loi Sapin II. C’est ainsi que la protection d’un lanceur d’alerte doit s’étendre à ceux de son entourage qui ont facilité son action, y compris les personnes morales.
Le secret professionnel des avocats ne les empêchera pas d’être des lanceurs d’alerte puisque la loi fait expressément référence à ce qui les oblige à révéler des faits, en application de la 5e directive anti-blanchiment.
On le sait en France, il existe des lobbies puissants qui détestent les lanceurs d’alerte et qui y voient, à juste titre, les principaux ennemis des logiques de leur enrichissement sinon de jouissance, en catimini, nimbés dans la culture d’impunité et de mépris pour l’intérêt général.
Au sein des grandes entreprises, des mécanismes ont été mis en place par l’effet de loi, trop souvent de façon tout à fait insuffisante. La loi portée par Monsieur Sylvain Waserman permettra peut-être d’estomper ces résistances.
Les entreprises nous affirment aussi qu’elles sont co-responsables, et nous chantent qu’elles sont les mieux placées pour nous sauver du désastre qui s’annonce. L’urgence donc est de se doter d’un dispositif juridique qui interdise toute possibilité de représailles ou d’intimidations.
Reste évidemment le trou noir de la défense des lanceurs d’alerte dans le domaine sécuritaire. La loi du 10 juillet 2017, n’offre à celui qui demain serait potentiellement un Snowden français, qu’un dispositif extrêmement dissuasif. En l’état, il n’a aucune chance de sortir de l’ombre.
Pourtant, la menace terroriste a montré à quel point nombreux sont les responsables politiques qui sont prêts à s’accommoder de graves entorses, y compris à notre Constitution.
La surenchère démagogique actuelle ne doit pas nous conduire, bien au contraire, à nous résigner, car même si les résistances restent tenaces, le glissement de nombreuses démocraties vers un régime semi-autoritaire exigera du plus fort de permettre à des agents publics, ceux qui travaillent dans l’ombre au sein des services secrets français et qui ont connaissance de pratiques, par exemple d’écoutes téléphoniques sauvages ou de traitements inhumains et dégradants, de s’en extirper sans risque.
Nous en appelons donc aux parlementaires pour être au rendez-vous de l’Histoire et ce, d’autant plus que les lanceurs d’alerte sont aussi un antidote puissant contre le populisme.
Mieux les protéger, c’est participer à la restauration de notre démocratie aujourd’hui bien fragilisée.
Mieux les protéger, c’est convaincre les citoyens que nos institutions, nos entreprises veulent elles aussi être au rendez-vous de l’Histoire, et enfin prendre à bras le corps l’urgence de l’essentiel, c’est-à-dire protéger les grands intérêts publics.