Politique

Joséphine Baker post post post

Critique d'art et curatrice

L’an dernier, Marie Canet a publié un essai sur Joséphine Baker. Ce mardi soir, elle a regardé avec attention la cérémonie de sa panthéonisation et son inscription dans la continuité d’une trajectoire singulière, toujours marquée par une proximité avec le pouvoir.

En 2020, j’ai publié un livre autour de la figure de Joséphine Baker[1], clown de formation. Elle était alors un peu délaissée par l’histoire politique et culturelle nationale bien que revendiquée par une partie de la communauté LGBT, par les militant·es antiracistes et les afroféministes. Dans cet ouvrage, je prenais pour point d’orgue sa faillite financière en 1969 afin de proposer l’idée que Baker était un modèle de dépossession et d’empouvoirment – au sens de puissance d’agir et d’autonomie.

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J’ai passé une bonne partie de la journée à penser à la cérémonie qui se tiendrait le soir. Cet événement n’est pas détaché de la trajectoire incomparable de Baker et de ses propres liens avec le pouvoir. Au contraire même, il en est la continuité et nous amène à penser la place de la dissidence identitaire dans le récit national.

Post mortem

Il y a des choses qui nous rassurent et d’autres qui nous inquiètent. Avec cette panthéonisation, le modèle de l’empouvoirment vacille. Celui de la dépossession nous guette. L’empouvoirment se rigidifie en ré-accolant Baker au pouvoir étatique (elle a toujours été, on le sait, proche des pouvoirs).

En même temps, avec cette panthéonisation, les cultures dissidentes (queer, anti-racistes, féministes, militantes) perdent une partie de leur histoire car il paraît difficile de se revendiquer de la dissidence de Baker (une figure désormais institutionnalisée), de son aspiration à la fluidité (défaite dans le mythe de l’assimilation réussie).

Ce soir, l’état publicise son engagement contre le racisme et la misogynie. En honorant l’une des représentantes les plus importantes de l’intégration universelle à la française, la cérémonie vise à éduquer ces mêmes minorités tout en cherchant à les rassurer.

Mais peu importe, je veux voir. Pour célébrer, j’ai invité quelques ami.es, fans comme moi, à regarder la cérémonie à la télévision. On parle d’Éric Zemmour qui vient d’officialiser sa candidature à l’élection présidentielle. On prépare un apéritif multiculturel en hommage à Baker. J’ai acheté des chapeaux pointus. Il y aura apparemment « des moments de fantaisie. » Ici, certain.es sont ironiques. Moi pas du tout. Je veux voir le rituel national qui va absorber une fois pour toute le corps de Baker dans la crypte.

Post partum

La cérémonie commence. La foule encadre l’avenue. Une poursuite éclaire le cénotaphe recouvert de bleu-blanc-rouge et de médailles posées comme des bijoux. Les chansons sont belles. L’éclairage techno-kitsch sur le Panthéon ne va pas du tout. On entend la voix de Baker affirmer qu’elle ne se voit pas comme une grande artiste. Mais qui lui a mis cette idée en tête ? Elle dit que son œuvre est l’humanisme.

Le discours tant attendu va commencer. Il doit nous spécifier ce que la nation prend et attend de Baker ainsi que l’attitude que nous aurons à adopter. On parle de sa vie, de la misère, du racisme, de sa beauté, de son activité sexuelle devant la France entière. On dit aussi qu’elle est redevable envers le pays. Anti-communautariste, universaliste, elle défend « le genre humain ». Elle veut, nous dit-on, « l’égalité de tous avant l’identité de chacun ». Je ne sais si l’avertissement lancé au sujet d’une possible récupération politique des combats de Baker est à l’adresse de l’extrême droite ou des minorités qui protestent en France pour défendre leurs propres dignités.

« Vous entrez dans notre Panthéon » dit Emmanuel Macron par deux fois pour signifier, il me semble, comme dans la fiction nationale des années 1930, une sorte d’inclusivité et d’hospitalité. On aurait pu dire aussi à Joséphine Baker : « Vous entrez dans votre Panthéon ».

Post party

En 1975, Joséphine Baker s’est éteinte alors qu’elle fêtait ses 50 ans de carrière sur la scène du théâtre de Bobino. Elle a travaillé et performé toute sa vie et ce soir encore, malgré elle, je crois qu’elle travaillait. Pour ses obsèques, il y avait beaucoup de monde. Le rassemblement était spontané. On voit, sur les image d’époque, le cortège de voitures fleuries faire une halte devant le théâtre. Comme ce soir, on peut à peine bouger.

L’événement d’aujourd’hui met en scène la collusion de différentes fictions qui concernent l’universalisme de Baker (revendiqué pour échapper à la stigmatisation), l’intégration nationale (qui a opéré pour elle de façon inattendue en raison de son art et du contexte), de son sens du devoir, de l’engagement (lié à la résistance et au travail depuis la perspective des classes laborieuses).

La lutte contre les communautarismes, mentionné ce soir, tout en évacuant les enjeux liés à l’histoire des colonies, semble alors comme sortie du contexte. C’est un alibi. On évite avec ce détour programmatique de parler de la richesse des positions de Baker qui souhaitait échapper à toute inscription identitaire fixe.

Le récit de son intégration réussie comme de son assimilation en prend un coup. Je me suis d’ailleurs souvent demandé jusqu’à quel point Baker elle-même y croyait. Parfois, elle semblait raconter avec plaisir cette histoire pour satisfaire son auditoire et sans doute aussi pour se rassurer quant à la trajectoire de sa vie.

Post post post

La biographie Voyages et aventures de Joséphine Baker, écrite par Marcel Sauvage, publiée aux éditions Marcel Seheur en 1931, est un texte élaboré à partir d’entretiens. Baker y raconte, de façon spectaculaire, la manière dont, durant sa tournée européenne entre 1928 et 1939, elle est surnommée à Vienne « le démon noir ». Son arrivée dans la capitale autrichienne aurait divisé le parlement au point que plusieurs paroisses sonnent le tocsin pour protester contre sa venue.

Cette anecdote est bien sûr à prendre avec précaution. Le recours à la fiction comme à la caricature signe souvent ses attitudes et prises de paroles. Dans ces récits, à cette époque notamment, elle fait d’ailleurs souvent un choix stratégique et narratif audacieux : elle se représente à l’audience française comme sulfureuse et controversée car elle est une femme noire. Elle en profite souvent pour flatter l’égo national français, puisque son public, fans ou simples spectateurs, peut se satisfaire, grâce à ce type de témoignage, de sa propre capacité d’ouverture et de tolérance en comparaison avec l’Autriche, l’Allemagne ou le Brésil, devenus, depuis la France, les nouveaux barbares.

Ainsi Baker dédouane déjà la société française de tout racisme, réservé aux autres et notamment aux États-Unis. Le président a lui-même cité ce soir ce type d’hommage un peu forcé comme preuve de sa fidélité. Elle est incroyable lorsque, prête à s’engager dans la résistance, elle dit convaincue et théâtrale : « Les français m’ont tout donné, je suis prête à leur offrir ma vie. »


[1] Marie Canet, Baker, Éditions Les Pérégrines, collection Icônes. Ce texte était redevable dans son approche et sa méthode à de grandes autrices telles Beatriz Colomina et Anne Anlin Cheng pour ce qui concerne leur études sur l’architecture, Phyllis Rose et Bennetta Jules-Rosette pour leurs ouvrages biographiques les plus complets, Jane Nardal, Jennifer Boittin, Elvan Zabunyan, Alicja Sowinska pour leurs lectures politiques, historiques et esthétiques.

 

Marie Canet

Critique d'art et curatrice, Enseignante aux Beaux-Arts de Lyon

Mots-clés

Mémoire

L’exode urbain, un mythe

Par

La campagne apparaît comme un nouvel éden, à la faveur de la pandémie et du télétravail. Mais le retour à la ruralité comme horizon de vie n’a rien de nouveau : le mythe du « retour à la terre »... lire plus

Notes

[1] Marie Canet, Baker, Éditions Les Pérégrines, collection Icônes. Ce texte était redevable dans son approche et sa méthode à de grandes autrices telles Beatriz Colomina et Anne Anlin Cheng pour ce qui concerne leur études sur l’architecture, Phyllis Rose et Bennetta Jules-Rosette pour leurs ouvrages biographiques les plus complets, Jane Nardal, Jennifer Boittin, Elvan Zabunyan, Alicja Sowinska pour leurs lectures politiques, historiques et esthétiques.