Le métavers, de l’économie de l’attention à l’économie du corps-zombie
Le 28 octobre dernier Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, annonçait le changement de nom de son entreprise. Facebook devenait « Meta » en référence à l’ambition qui est désormais celle de la firme de Menlo Park d’être à la pointe du futur d’internet grâce à son investissement dans une technologie supposée révolutionnaire : le métavers.
Le « métavers » est le nom donnée à un monde fictif reposant sur des espaces virtuels persistants et partagés, accessibles via des technologies de restitution de la sensorialité. À l’image de la conquête spatiale américaine, l’ambition du métavers marque un changement de paradigme dans la manière dont l’homme conçoit son environnement immédiat. La possibilité du métavers re-modélise notre rapport à la réalité. « Rapport » à la réalité et non construction d’une autre réalité, car à bien des égards, la réalité alternative que nous offre le métavers est bien plutôt diminuée qu’augmentée.
Le métavers comme nouveau régime de contrôle de la sensorialité
Adossée à l’internet des objets et aux objets connectés, ce projet s’appuie sur un imaginaire transhumaniste typique de la Silicon Valley, passée maître dans l’art de la transposition des références issues de la science-fiction à un marketing agressif composé de trailers cinématographiques et de discours prophétiques inspirés par la doctrine du « moonshot ». « L’impossible » rendu accessible par la sacro-sainte digitalisation totale de nos activités sociales, biologiques, affectives…
Face à un tel délire scientiste et publicitaire, il serait facile de passer du registre techno-critique à la technophobie pure et simple, tant les discours des avatars contemporains du « bluff technologique »[1], de Musk à Zuckerberg paraissent aussi niais que toxiques pour l’esprit public.
Nous préférons pourtant au terme de techno-critique, celui de « techno-réflexivité » associé au travail du philosophe Bernard Stiegler et de l’anthropologue et préhistorien André Leroi-Gourhan, qui montrent que la nature humaine est intrinsèquement technique. Bernard Stiegler affirmait ainsi que la transformation de la pulsion organique, animale, en désir, c’est-à-dire en besoin socialisé, passe par l’outil[2]. C’est la médiation du silex qui transforme la main humaine en véritable relais physique et intellectuel du corps et de l’esprit tout entier dans la matière, support de projections – rationnelles aussi bien qu’imaginaires – dans le monde.
Alors que le corps lui-même – et la main en particulier – semble porteur d’une intelligence projective, d’un horizon de sens et de possibilités propres à l’être humain et se modifiant au fur-et-à-mesure de l’histoire des sciences et des techniques, le métavers et la civilisation de l’écran imposent une tendance lourde à la culture technique de la « décorporation », ou de la « régression ».
Régression du corps, du psychisme et de l’économie politique à des modes de recherche de satisfaction neurologique et psychologique primaires. Selon l’historien des sciences et psychanalyste Darian Leader dans Mains. Ce que nous faisons d’elles et pourquoi[3], les technologies numériques, les technologies de l’écran mobilisent des modes de satisfaction anciens quasi-hallucinatoires, issus du fonctionnement de la prime enfance. Selon lui, l’enfant serre et ouvre les mains pour extérioriser le surcroît d’énergie nerveuse liée à la satisfaction de la tétée, ou bouge ses doigts de main et de pieds dans les moments de tension liés au sevrage pour restituer via des sensations suscitant dans son esprit les images mémorisées de la présence du sein et de la mère.
D’une façon analogue, nos petits dessins bizarres réalisés sans y faire attention quand nous téléphonons, ou les moments où nous tapotons, ouvrons et fermons notre téléphone et ses applications sans aucun but apparent, pris dans un état semi-hypnotique, correspondent à des réminiscences de ces états anciens de notre système de plaisir corporel et psychique, que les industriels du numérique saisissent avec une précision extrême. Ces derniers nous vendent des appareils servant à satisfaire notre fantasme de toucher du doigt les images représentant les objets de notre désir. La pointe avancée de ce phénomène sociotechnique se manifeste de manière caricaturale dans les inventions des casques et des gants de réalité virtuelle servant à mimer les sensations tactiles. Avant que d’être une simple affaire de calcul et d’automatisation de procédures intellectuelles de base, l’ère numérique inaugure un nouveau régime de contrôle de notre sensorialité, de notre appareil perceptif, sur le fondement duquel la data-economy prend son essor.
Le risque d’une économie de la cécité environnementale, sociale et politique
Pour Shoshana Zuboff, l’incitation constante à ce qu’elle nomme « la restitution forcée » de toute l’intimité et toute la sensorialité est le trait saillant de l’économie numérique. Le métavers apparaît ainsi sous les traits d’une idéologie d’avant-garde du « capitalisme de surveillance », dont nous avons vu que les soubassements psychologiques et neurologiques sont ceux des technologies de reproduction d’états psychiques primitifs de satisfaction semi-hallucinée du nouveau-né dans les états de plaisir ou de manque extrême où ses sens sont saturés de sollicitations[4].
Le métavers n’est donc pas une nouveauté radicale, mais serait une simple actualisation marketing d’une des caractéristiques de la civilisation des appareils d’enregistrement du corps, qui vise, en tant qu’elle est radicalement consumériste, à réguler le corps social en lui proposant le régime de la surdose sensorielle et de l’addiction (aux écrans, aux sons, aux vêtements, aux opiacés en particulier chez les jeunes américains sur-diagnostiqués).
Envelopper le corps de sollicitations sensorielles constantes pour lui aspirer toujours plus de données comportementales, en vue d’améliorer constamment le ciblage publicitaire vers de nouveaux excipients à notre manque fondamental de sens, voilà l’économie de la cécité environnementale, sociale et politique dans laquelle les libertariens extrémistes qui dirigent le SNP 500 américain veulent nous conduire en commençant par notre jeunesse, source de toutes les narrations séduisantes des publicitaires depuis bien longtemps.
Le modèle du métavers est ainsi à rapprocher de celui du « fun palace » revendiqué explicitement par Peter Thiel, qui ne cache pas ses conceptions radicalement anti-démocratiques. Pour ce dernier, la politique, qui correspondrait essentiellement à la théorie antagonique et décisioniste de Carl Schmitt, serait un mal à soigner. Pour tout traitement, Peter Thiel envisage une organisation sociale strictement élitaire, adossée à des experts et des systèmes informatiques de surveillance et dont les populations seraient conservées dans le formol du « fun », de l’économie du loisir consumériste qui constituerait l’alpha et l’oméga de toute vie modeste sur cette planète. Pour l’anecdote, Bernard Stiegler qualifiait Peter Thiel « d’ennemi personnel ».
La technologie ne doit pas enfermer dans l’existant mais ouvrir des possibilités nouvelles
La civilisation du narcissisme portée par les réseaux sociaux repose sur la captation agressive du temps de loisir et d’attention des adolescents. Acculé par les récentes révélations du Wall Street Journal et de Frances Haugen sur l’impact connu en interne, d’Instagram sur les pathologies psychiques lourdes de l’image de soi des jeunes filles, le groupe Meta/Facebook propose pourtant d’accélérer le processus de contrôle sur nos corps en offrant à une jeunesse dont elle crée le malaise, d’oublier son corps, de la soumettre à ses services de réalité virtuelle pour alimenter l’économie de la surveillance comportementale sur laquelle elle repose.
Le métavers se présente ainsi comme une nouvelle caverne proposant à ses prisonniers d’oublier le fardeau de leur image physique et sociale réelle, pour se transformer en un simple « flux de conscience » et de « réactions émotionnelles » quantifiées de manière à aspirer de la valeur économique sur le malheur et le désir d’oubli de soi. Les arrières-mondes nietzschéens n’ont jamais connu pareille manifestation, conséquence d’une démission du politique face à ces monopoles, et d’une démission plus générale des adultes face à la prédation du temps personnel de nos jeunes par ces entreprises.
Pendant que d’aucuns prétendent substituer à une réalité socio-politique en crise, une prison dorée virtuelle et consumériste, d’autres, de véritables chercheurs, construisent les inventions qui structureront d’une façon autrement plus décisive le rapport que nos sociétés entretiennent avec les corps. On peut mentionner en effet la réussite merveilleuse d’outils d’assistance au geste chirurgical du CHU d’Amiens qui permettent des opérations non-invasives sur la colonne vertébrale d’enfants âgés de moins de 11 ans. Ces technologies ne cherchent pas à bouleverser notre perception, à seulement augmenter ou déformer la perception des médecins mais à ouvrir des possibilités de soin nouvelles. En d’autres termes, elles nous aident à protéger les corps sans les transformer en marchandises sensorielles.