Dé-chiffrer les politiques publiques
De façon sporadique mais régulière, les professionnels de service public expriment leur colère et leur désarroi en se mobilisant pour dénoncer le manque de ressources qui leur sont allouées pour accomplir leur mission.
Les dernières mobilisations en date sont les manifestations des personnels hospitaliers et la pétition signée à ce jour par plus de 7 000 magistrats. Avant elles, enseignants, psychiatres, policiers, pompiers, directeurs d’école ou agents pénitentiaires avaient occupé la rue pour faire connaître le délabrement de leurs conditions de travail. Et une même revendication est portée par ces professionnels : mettre fin à ces directives qui les obligent à « faire du chiffre ».
Les raisons de cette irritation viennent de loin. Depuis le début des années 1980, et en dépit des alternances politiques, les pouvoirs publics mènent, en France comme ailleurs dans les pays développés, une entreprise tenace de « démantèlement de l’État démocratique[1] » qui se mène à coup d’allègement d’impôts, d’austérité budgétaire, de réduction du nombre de fonctionnaires et de recours à la privatisation et à l’externalisation des services.
Cette entreprise a souvent été présentée comme la substitution d’une vision purement comptable de l’action de l’État à une conception politique de son engagement à assurer les conditions de l’égalité des citoyens. Et il est vrai que les gouvernements ont conduit cette « modernisation » de l’action publique en invoquant l’impérieuse nécessité de résorber la dette et de favoriser la liberté d’entreprendre.
Les revendications des professionnels de service public ciblent pourtant un tout autre phénomène : la mise en place d’un modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir qui permet aux dirigeants d’expliquer leurs décisions en s’adossant à des données de quantification, au nom desquelles ils fixent des objectifs chiffrés dont la réalisation est mesurée à l’aide d’indicateurs de performance[2]. Ce changement de méthode de gouvernement se résume en un mantra : l’action publique doit passer d’une « obligation de moyens » à une « obligation de résultats ».
La logique du résultat et de la performance est devenue la règle dans les administrations publiques. Et avec elle s’est imposée la violence arithmétique de la quantification gestionnaire que les systèmes d’information installés dans chaque ministère ont fini par produire. C’est sur la base des données fournies par ces systèmes que les manageurs de l’État accomplissent la reconfiguration de la nature et de l’étendue des missions de service public et la redéfinition des modalités d’exercice des métiers d’enseignant, de juge, de médecin, d’infirmier, de chercheur, de policier, d’éducateur, d’assistant social ou de forestier.
Quand on écoute ces professionnels qui travaillent aujourd’hui sous le régime de l’évaluation, des primes au mérite et de la concurrence, on observe qu’ils se trouvent dans une situation qui les forcent à utiliser un double langage : d’une part, ils rendent officiellement compte de ce qu’ils font en respectant les catégories statistiques que les saisies informatiques leur imposent ; mais, d’autre part, ils s’efforcent de continuer à agir selon les principes qu’ils jugent être ceux qui devraient prévaloir pour permettre aux citoyens de jouir de leurs droits sociaux et politiques, même si, pour le faire, il leur faut contrevenir aux prescriptions de leur hiérarchie. Cette situation est d’autant plus désespérante pour ces agents qu’ils se heurtent à un obstacle difficile à surmonter : comment s’opposer à des décisions fondées sur des chiffres qui ont la propriété de désarmer la critique et de miner la légitimité de la protestation ?
Cet obstacle est redoutable. C’est qu’une inclination naturelle tend à faire oublier que le chiffre est le produit d’un calcul effectué en suivant des instructions qui répondent à la finalité que cette opération poursuit. Or, comme le mathématicien Giorgio Israel l’a montré, la valeur d’une quantification dépend du modèle mathématique utilisé pour l’accomplir, et ces modèles sont de deux genres : ceux qui visent à décrire la réalité (comme c’est le cas dans la recherche d’une vérité scientifique) et ceux qui entendent « déterminer un ensemble de règles qu’il faut imposer à la réalité pour la façonner selon certains objectifs : ce sont des modèles de contrôle[3] ».
Les chiffres produits par les systèmes d’information mis en place pour mesurer l’action des services de l’État relèvent de ce second genre. Leur fonction est de fixer les conditions de l’« efficacité » de l’intervention publique afin de définir le niveau de rendement que les agents doivent atteindre pour parvenir à remplir les objectifs qui leur sont assignés et obtenir le résultat anticipé par la quantification gestionnaire.
La confusion entre modèles mathématiques descriptif et de contrôle est savamment entretenue par les responsables actuels de l’action publique. Ils ont en effet appris que l’objectivité du chiffre donne un caractère de rationalité à leurs décisions et leur permet de museler les personnels que l’imposition de l’ordre gestionnaire froisse ou désarçonne. Sandra Laugier et moi avons montré comment, pour rejeter les politiques attentatoires aux principes du service public, certains de ses agents se sont résolus à enrayer le fonctionnement de leurs institutions (écoles, universités, tribunaux, hôpitaux, casernes) en refusant d’alimenter en données brutes la machinerie de quantification qui guide la transformation de leur travail[4].
La crise sanitaire provoquée par la pandémie de Sars-Cov-2 offre un cas exemplaire de la manière dont le chiffre enserre les pratiques professionnelles et étouffe les initiatives qui dérogent aux normes qu’il édicte. S’il en va ainsi, c’est que, à la différence de ce qui se passe dans les autres secteurs de service public (justice, éducation, police, recherche, travail social), les modèles mathématiques utilisés pour mettre l’activité médicale en chiffres peuvent être de l’un ou de l’autre des deux genres distingués par Israel. Ils sont de nature descriptive lorsqu’ils visent à développer le savoir en épidémiologie et en santé publique et à favoriser une médecine fondée sur la preuve (evidence based medecine) ; et ils sont à vocation de contrôle lorsqu’ils assurent que les activités de soins se conforment aux normes de la quantification gestionnaire.
Autrement dit, le chiffre – qui se présente ici sous les espèces de l’« information médicale » – est à la fois source de savoir et instrument de pouvoir. Pour les professionnels du soin, cette information renvoie à une connaissance scientifique produite par des pairs afin d’inciter leurs collègues à aligner leur pratique sur les progrès de la recherche dans leurs disciplines respectives. Pour les gestionnaires du système de santé, elle renvoie exclusivement aux données de quantification qui alimentent la mise en œuvre de quatre techniques de management public : l’analyse des mécanismes de formation des prix (des actes, des traitements, des prises en charge ou des séjours) dans le but de réaliser des gains de productivité ; la transparence, afin de mettre fin à l’opacité des pratiques de soins et de réduire leur coût ; l’amélioration du rendement, grâce à la définition du soin à dispenser, du nombre de personnels soignants affectés à cette tâche, du niveau de remboursement des traitements et des pratiques de la médecine libérale, de la pharmacie et des métiers paramédicaux[5] ; la coordination des soins, conçue dans l’optique d’une rationalisation de la chaîne de production.
La politique de santé est aujourd’hui marquée par la domination que la quantification gestionnaire s’est acquise sur l’activité médicale. Cette emprise s’est affirmée en 1982, lorsque le Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information (PMSI) a été introduit à l’hôpital ; puis, en 1993, une loi a institué l’obligation pour les médecins de coder les actes et les pathologies ; et, en 1996, une loi constitutionnelle a confié au Parlement la tâche de fixer et de suivre la réalisation d’un Objectif National de Dépenses de l’Assurance Maladie (ONDAM).
Enfin, en 2010, les Agences régionales de santé (ARS) sont créées. Il aura donc fallu une quarantaine d’années pour que l’infrastructure technique et légale permettant de fournir une information médicale à vocation gestionnaire devienne opérationnelle en France. Mais bien que l’ensemble des pièces du dispositif soit désormais en place (LOLF, ONDAM, ARS, Système d’Information Hospitalier, Système National des Données de Santé), les promesses de la quantification restent toujours inaccomplies.
L’intégration de toutes les données chiffrées qui rendent compte des activités de soin est une opération vouée à n’être jamais achevée qui vire souvent à l’obsession.
C’est en tous cas le diagnostic porté par le projet Ma Santé 2022 qui est censé guider la politique de santé des années à venir : « Les professionnels de santé disposent de nombreux outils et services numériques dans leur pratique quotidienne, que ce soit pour la prise en charge des patients ou leur gestion administrative. Cependant, ces outils sont proposés par différents acteurs institutionnels et privés de manière morcelée et souvent peu interopérable […] Ce phénomène conduit à ce qu’aujourd’hui les attentes et les besoins les plus basiques des professionnels de santé ne sont pas satisfaits ou de façon trop parcellaire : échanges d’informations entre soignants autour d’un patient, coordination des professionnels, exhaustivité des informations disponibles sur les parcours de soin, simplification des démarches administratives. [6] »
L’intégration de toutes les données chiffrées qui rendent compte des activités de soin est une opération vouée à n’être jamais achevée qui vire souvent à l’obsession. C’est une sorte de tonneau des Danaïdes : recueillir et croiser la totalité des informations nécessaires pour réaliser un contrôle parfait du travail des professionnels de santé est une quête infinie. Les responsables caressent toujours le rêve fou d’y arriver un jour – en oubliant que plus des informations fines et détaillées sur une activité humaine s’accumulent, plus il est difficile de les traiter pour les synthétiser et fournir une indication pertinente pour la décision. À ces impasses conceptuelles et techniques qui déjouent la volonté de quantifier s’ajoutent les résistances que celle-ci suscite.
La mise en chiffres des activités de soins porte l’assurance d’un monde dans lequel tout écart à la norme est immédiatement détectable (on remplit l’objectif ou pas), absolument incontestable (on ne discute pas des chiffres) et totalement inacceptable (il est irréaliste de s’opposer à une façon de faire tenue pour optimale). Un système d’information performant devrait idéalement permettre d’identifier et de localiser précisément les failles dans le « chaînage » des actes qui composent une pratique et d’individualiser les responsabilités lorsqu’un défaut de coordination est repéré. Rien ne devrait donc se soustraire au contrôle et aucune contravention à la norme échapper à la sanction.
Mais voilà : avec le temps, manageurs et personnels soignants ont appris à tester l’inflexibilité des instructions officielles, à éprouver la détermination des autorités à forcer leur application, à apprécier la réalité et l’impact des sanctions en cas de manquement. Et, petit à petit, les procédés employés pour contourner, ignorer ou bafouer les prescriptions issues de la quantification gestionnaire se sont multipliés : négliger de remplir des tableaux de bord en arguant du manque de temps et de personnel pour accomplir cette tâche inutile ; renseigner les données des questionnaires à l’aveugle ou refuser de le faire ; requalifier des actes pour bénéficier d’un tarif plus lucratif ; assigner des valeurs aux variables souhaitées par les pouvoirs publics sans refléter la réalité de l’activité ; bidouiller les chiffres pour satisfaire l’attente de la hiérarchie ; continuer à délivrer des soins à la population en plaçant les établissements en état de cessation de paiement ; jouer sur la distribution de personnel dans les services pour pallier les absences ; tenir une comptabilité parallèle ; négocier des affectations budgétaires de complaisance.
Cette opposition collective aux injonctions que les autorités justifient par la quantification est une sorte de réflexe de survie. C’est que la réduction de toute activité humaine à ce qui peut en être mesurable exclut de la mesure ce qui donne précisément sa signification à ce qui fait l’objet de la mesure. On délie alors les décisions de leur ancrage dans l’ordre des relations sociales vécues. Le système d’information de santé ne mesure pas l’humanité de la prise en charge des patients, l’accessibilité des soins, la disponibilité ou les humeurs des professionnels de santé, les coûts réels de l’intervention thérapeutique, les rapports de pouvoir au sein des établissements, la cohésion des équipes médicales ou le burn-out des personnels infirmiers[7].
Le gouvernement a fini par admettre, dans le cadre du « Ségur de la santé » convoqué en juillet 2021, la nécessité de rénover la « gouvernance hospitalière ». Il s’agirait de rééquilibrer les responsabilités respectives des directions administrative et médicale dans les établissements. Mais, pour mener ce travail à bien, il va très probablement falloir que des praticiens pénètrent cette « boîte noire » de la quantification dans laquelle s’élaborent les variables et les algorithmes retenus pour rendre compte du travail des équipes thérapeutiques afin de les transformer en un sens plus proche des nécessités du soin.
Si d’aventure ils réussissaient à accomplir cette tâche essentielle, leur succès pourrait inspirer d’autres professionnels de services publics qui, dans la justice, à l’école, à l’université ou la police, subissent les mêmes effets de la quantification. Et, pourquoi pas, ouvrir un nouveau front de combat dont la visée serait de dé-chiffrer les politiques publiques pour qu’elles retrouvent leur vocation : réaliser les promesses de la démocratie.