Rediffusion

Sacrifices et retour des héros

Historien

La pandémie a fait ressurgir la figure du héros sacrificiel dans le discours politique : avec ce retour, se posent des questions essentielles pour nos sociétés démocratiques. Quel sens donnons-nous à l’idée d’engagement et de civisme ? Quelle place sommes-nous prêts à conférer à la morale dans la vie politique ? Rediffusion du 15 septembre 2021

« Morts pour la République », « héros du quotidien » : depuis quelques mois, l’exécutif s’emploie à chercher les formulations et les procédures qui lui permettraient de manifester la reconnaissance due à ceux qui ont, dans des circonstances exceptionnelles qui ne sont pas celles des conflits armés, fait preuve d’un courage et d’un altruisme remarquables.

Quitte à citer la rappeur Soprano dans une formule qui semble tenir de l’oxymore : les héros, ces demi-dieux dont les exploits mythologiques ou réels devaient être éternellement conservés en mémoire, inspirant poèmes et tragédies, monuments et allégories, sont devenus des citoyens ordinaires, des gens comme les autres, mais qui savent, à un moment donné, agir pour les autres justement, sans penser à leur sécurité ou à leur intérêt immédiat. Ces héros-là ne sont plus inaccessibles et inquiétants ; ils ne sont plus des grands hommes dont la Patrie grave le souvenir au fronton des monuments ; ils sont d’autres nous-mêmes, mais qui savent s’engager et agir.

Le retour des héros dans le discours politique n’est pas tout à fait innocent. Derrière les discours bien ordonnés sur l’exemplarité des actions extraordinaires accomplies par les gens ordinaires, il recèle en fait un certain nombre de non-dits, qui touchent à des questions essentielles pour nos sociétés démocratiques, mettant notamment en jeu le sens que nous donnons à l’idée d’engagement ou de civisme et donc la place que nous sommes prêts à conférer à la morale dans la vie politique, et qui méritent donc d’être portées à explicitation.

Certes, il s’agissait sans doute avant tout pour l’exécutif de corriger son discours initial sur la mobilisation face à la pandémie, surchargé de métaphores martiales : nous étions en guerre, contre un ennemi implacable, et comme en 14, la Nation y faisait face par différentes lignes de défense, qui loin du front constituaient l’immense majorité des citoyens en combattants de l’arrière, presque en planqués confondant confinement et congés comme cela fut suggéré à propos des agents de La Poste ou des enseignants.

Alors qu’une sortie de crise semblait se profiler avec la campagne de vaccination, la découverte opportuniste des héros du quotidien devait ainsi rectifier le tir et donner l’impression aux agents du service public fortement sollicités au cours de l’année 2020 et du premier semestre 2021 qu’ils n’étaient pas complètement oubliés ou méprisés, que l’exécutif ne les voyait pas exclusivement comme des professeurs « décrocheurs » disponibles pour le ramassage des fraises, ou comme des privilégiés aux emplois préservés dans ce moment d’épreuve violente.

Ces pirouettes rhétoriques qui voudraient payer les agents des services publics par des mots sur fond d’attaques contre les acquis sociaux ne justifieraient pas que l’on s’y attarde outre mesure si elles ne dévoilaient, en fait, la difficulté des dirigeants politiques, mais aussi des grandes formations partisanes, à penser certaines questions pourtant tenues dès l’origine de nos démocraties pour centrales dans la construction de la citoyenneté moderne et des manières de faire société républicaine.

Les comportements civiques ou citoyens désintéressés semblent par certains côtés n’avoir jamais été aussi présents ni aussi valorisés.

Que nous disent, en effet, ces récits de jeunes gens qui escaladent des balcons pour sauver un enfant sur le point de tomber, de soignants qui accumulent les gardes et les veilles, quittent provisoirement leur domicile pour s’approcher de leur lieu de travail, ou encore de sauveteurs improvisés, en mer, sur les routes, dans les villes, si ce n’est l’existence de nombreux gestes généreux et utiles, que nul n’est obligé de faire et que certains de nos concitoyens accomplissent pourtant, sans en attendre aucune forme de rétribution ? Que rappellent-ils si ce n’est la nécessaire interrogation sur la place de la vertu, des conduites vertueuses et désintéressées, du civisme dans les régimes démocratiques où chacun concourt à l’expression de la volonté générale ?

Car ces gestes vont au rebours de l’épuisement civique et du repli individualiste que les Cassandres ne cessent d’annoncer depuis Tocqueville et la seconde partie de La démocratie en Amérique : à l’évidence, nous ne vivons pas l’assèchement complet de « la source des vertus publiques » et l’avènement d’un monde dans lequel chacun entendrait avant tout créer « une petite société à son usage » personnel et « tourner ses sentiments vers lui seul »[1].

Au contraire, les comportements civiques ou citoyens désintéressés que l’on vient d’évoquer semblent par certains côtés n’avoir jamais été aussi présents ni aussi valorisés, en particulier de la part de jeunes que l’on accuse d’être peu intéressés par la chose publique. En janvier 2020, par exemple, selon un sondage OpinionWay, 50 % des jeunes âgés de 18 à 30 ans s’étaient déjà renseignés sur le service civique et 41 % sur les organisations humanitaires et sociales ; en septembre de la même année, après le début de l’épidémie du Covid-19 et l’assassinat de six français de l’ONG Acted au Niger, le journal Le Monde consacrait un article au « boom des vocations humanitaires » parmi les étudiants français. La crise sanitaire paraît même avoir accéléré ces vocations à s’engager pour autrui, comme le relèvent les grandes structures humanitaires et les ONG et le suggère le succès de certaines plateformes proposant de s’inscrire en ligne pour des missions de bénévolat.

Peu importe par conséquent le caractère fragmentaire – voire éphémère – de ces indications : elles ont avant tout l’intérêt de souligner une inflexion dans la question des relations entre morale et politique dont nous devons impérativement prendre la mesure, car elle esquisse peut-être un chemin permettant de conjurer les périls opposés de l’individualisme néolibéral et du populisme.

Dans un fort texte paru il y plus de vingt ans[2], Jacques Rancière s’était emparé de l’histoire des regards croisés sur la guerre d’Algérie, en partant de Sartre, de Bourdieu et de Bruno Etienne notamment et de leurs manières de penser l’expérience de la négation de la construction de l’altérité par le colonialisme. Il en faisait l’occasion de s’interroger sur « le même et l’autre, le national et l’étranger, l’inclus et l’exclu », les fondements de la lutte contre la guerre et de décrire du même coup la « rationalité du politique », en affirmant que s’il y a quelque chose que « la politique ne veut pas être et qu’elle a raison de ne pas vouloir être », c’est bien la morale. Mais il ajoutait qu’il existait toutefois une forme légitime « d’inclusion politique » de l’autre, du souci d’autrui, qui faisait de la cause des Algériens notre cause contre la guerre que l’État colonial menait « en notre nom ». En somme, il était possible d’inclure autrui dans nos propres préoccupations politiques, sans que cette subjectivation politique soit assimilable au respect de l’autre dicté par des principes moraux universels.

L’épidémie a montré que toute politique sanitaire incapable d’envisager la solidarité des citoyens et des pays ne peut qu’échouer.

Certains des défis majeurs des dernières années ont confirmé l’urgence démocratique qu’il y a à repenser la place de « l’autre au cœur de notre citoyenneté » et à fonder un « souci de l’autre, non pas éthique mais proprement politique » : le sort des exilés, réfugiés et demandeurs d’asile en 2015-2016 et l’impuissance de l’Union européenne à lui apporter une réponse à la hauteur des enjeux, le dérèglement climatique, qui déstabilise les économies et les sociétés de régions entières, accélérant du même coup les phénomènes migratoires et, bien entendu, la crise sanitaire dont la complexité et la durée portent au jour la fragilité des systèmes de santé et l’efficacité relative des politiques publiques.

Chacune de ces épreuves, en effet, est venue rappeler la nécessité de concevoir des réponses qui incluent politiquement autrui et qui bâtissent un « régime d’altérité » pour citer une fois encore Rancière, même s’il ne s’agit pas de guerre, d’identité, de construction coloniale. On l’a vu à propos de la lutte contre le Covid-19 : le respect d’une distance minimale entre les personnes, le port du masque et la vaccination ne sont pas seulement des protections individuelles contre le virus, une manière de nous conférer une immunité personnelle, mais une façon de limiter la propagation du virus aux autres et donc actuellement la meilleure des réponses sanitaires à l’épidémie.

En rappelant à quel point nos vies sont interdépendantes, comme le soulignaient dans les colonnes d’AOC Judith Butler et Axel Honneth, l’épidémie a montré que toute politique sanitaire incapable d’envisager la solidarité des citoyens et des pays, de surmonter les écarts d’accès aux soins, d’ignorer les frontières, notamment en partageant les masques, les tests, les vaccins, ne peut qu’échouer, plus ou moins vite, plus ou moins complètement.

Elle a aussi montré que les politiques publiques, aussi volontaristes (ou martiales) soient-elles ne suffisent pas et qu’il faut compter sur l’adhésion libre des citoyens à un ensemble de mesures dans lesquelles ils peuvent légitimement considérer, sans être pour autant des « complotistes » qu’il conviendrait de dénoncer, que leur confort, leur plaisir et leur intérêt, voire leur liberté individuelle sont mis en cause. C’est parce que les citoyens seront prêts à faire librement le choix de renoncer à ce à quoi ils ont théoriquement droit (voir les amis sans restriction, se déplacer à sa guise, s’habiller comme on l’entend, choisir ce que l’on fait ou ne fait pas pour sa santé), c’est-à-dire à faire volontairement des sacrifices, que l’on peut espérer sortir de la crise.

Les crises de la globalisation donnent à cet éloge de l’engagement civique et du désintéressement une nouvelle actualité.

Par certains côtés, l’ampleur et l’accélération visible de la crise climatique fait émerger des questions du même ordre : peut-on véritablement y porter remède de manière isolée, par le jeu de politiques publiques strictement nationales, sans changer nos modes de vie et de consommation, sans s’interroger sur certains des effets de la globalisation des économies, de la délocalisation des activités et de l’étirement des chaines de valeur, sans travailler à réduire l’inégale répartition des biens et des services, en un mot sans épargner et partager les ressources avec les pays émergents et les populations fragilisées ?

Faire nôtre la cause des autres, inclure leur intérêt dans nos projets politiques non pour faire de la morale mais pour inventer des formes d’engagement politique qui puissent continuer à rendre le monde acceptable ou vivable, c’est donc aussi faire des sacrifices. Ces sacrifices n’ont évidemment rien à voir avec ceux que nous promettent – et veulent nous imposer – les apôtres du néolibéralisme nous annonçant l’Évangile de la réduction de la dépense publique.

Il n’est pas question ici de travailler plus, plus longtemps, plus durement pour toucher des retraites, des minima sociaux ou des indemnités de chômages rabotées ; pas question non plus de renoncer à des soins pour contribuer à combler le fameux de « trou de la sécu » dans lequel se sont abimées bien des promesses électorales. Il ne s’agit pas de délivrer des leçons publiques de morale, de multiplier les incantations aux « valeurs de la République », ou encore de « moraliser la vie politique » comme les gouvernements nous l’annoncent régulièrement, le plus souvent à l’approche d’échéances judiciaires ou électorales. La morale par décret ne sauvera pas la démocratie représentative.

L’inclusion de la cause des autres dans nos projets de société et dans nos manières de nous engager dans les affaires de la Cité ne peut relever d’une inclination personnelle, d’une bonne volonté individuelle, qui pourrait s’exprimer plus ou moins publiquement, chez les uns mais pas chez les autres : elle est une nécessité politique au fondement de la promesse démocratique elle-même, que nous avons finie par oublier ou par tenir en lisière de nos préoccupations, sous l’effet de la professionnalisation de la vie politique, de l’efficacité des discours exaltant la réussite individuelle et les premiers de cordée, des mythologies populistes aussi, qui tentent de nous faire croire à un peuple uni et homogène tentant de résister aux élites mondialisées et au fond sans racine.

La définition la plus claire en est sans doute donnée par Jules Barni, philosophe, opposant au Second Empire, contraint à l’exil en Suisse, qui rejoint le Gouvernement de Défense Nationale en septembre 1870. Dans une conférence prononcée au cours de l’été 1871, il affirme ainsi que « sans la morale ou la vertu publique […] il n’y a pas de République ». Bien entendu, il ne s’agit pas de vertu individuelle, de morale chrétienne ou d’éthique, mais bien de politique car « la République […] veut des âmes en qui règnent le sentiment de la dignité humaine, le respect de la liberté et des droits de chacun, le désintéressement, le dévouement à la chose publique »[3].

Un an plus tard, dans le Manuel Républicain qu’il publie à la suite de l’expérience politique et éditoriale du Bulletin de la République dont il avait été chargé par Gambetta, Barni retient finalement ce « désintéressement et ce dévouement à la chose publique » comme la véritable « vertu civique » sans laquelle il n’y a pas de République. La définition en est simple : « il faut que les citoyens s’accoutument à subordonner et à sacrifier au besoin leurs intérêts personnels aux intérêts publics ; il faut qu’ils se rendent capables de désintéressement et de dévouement »[4].

Les crises de la globalisation donnent sans doute à cet éloge de l’engagement civique et du désintéressement une nouvelle actualité, mais cette fois, bien au-delà du cadre de l’État-Nation et du projet d’édification républicaine qui l’avait inspiré. Il nous invite à comprendre que l’avenir démocratique de nos sociétés passe aussi par cette inclusion des autres, y compris lorsqu’ils ne sont pas nos concitoyens nationaux.

NDLR : Olivier Christin publie La cause des autres : Une histoire du dévouement politique, PUF, 15 septembre 2021.

Cet article a été publié pour la première fois dans le quotidien AOC le 15 septembre 2021. 


[1] De la démocratie en Amérique, II (1840), 2e partie.

[2] Jacques Rancière, « La cause de l’autre », Lignes, 1997, n°30, p. 36-49.

[3] Jacqueline Lalouette, « Jules Barni et la démocratie. Combats pour l’instruction, la morale et la liberté (1871) », Parlement[s], Revue d’histoire politique, vol. 22, no. 3, 2014, p. 125-132.

[4] Jules Barni, Manuel républicain, Paris, Germer-Baillière, 1872, p. 8 et p. 108. Sur Barni, voir Vincent Peillon, Liberté, égalité, fraternité. Sur le républicanisme français, Paris, Seuil, 2018, chapitre 6 et Mireille Gueissaz, « Jules Barni (1818-1878) ou l’entreprise démopédique d’un philosophe républicain moraliste et libre-penseur »

Olivier Christin

Historien, Directeur d'études à l'EPHE et directeur du Centre européen d'études républicaines

Notes

[1] De la démocratie en Amérique, II (1840), 2e partie.

[2] Jacques Rancière, « La cause de l’autre », Lignes, 1997, n°30, p. 36-49.

[3] Jacqueline Lalouette, « Jules Barni et la démocratie. Combats pour l’instruction, la morale et la liberté (1871) », Parlement[s], Revue d’histoire politique, vol. 22, no. 3, 2014, p. 125-132.

[4] Jules Barni, Manuel républicain, Paris, Germer-Baillière, 1872, p. 8 et p. 108. Sur Barni, voir Vincent Peillon, Liberté, égalité, fraternité. Sur le républicanisme français, Paris, Seuil, 2018, chapitre 6 et Mireille Gueissaz, « Jules Barni (1818-1878) ou l’entreprise démopédique d’un philosophe républicain moraliste et libre-penseur »