Les Egypt Papers méritent un débat démocratique
L’enquête « Les mémos de la terreur », ou Egypt Papers, réalisée par Disclose en partenariat avec Télérama et « Complément d’enquête », jette une lumière crue sur le fonctionnement des institutions de la Ve République. Au terme d’une fuite de documents sans précédent, dont certains sont classifiés « confidentiel défense », le travail d’investigation révèle que le régime égyptien se serait rendu coupable d’exécutions extra-judiciaires ou arbitraires avec l’appui de moyens humains et matériels français déployés dans le cadre de l’opération de renseignement « Sirli ».
Plusieurs éléments attestent que ces faits internationalement illicites auraient été portés à la connaissance de l’exécutif français. Mais, que les alertes aient été formulées sous le quinquennat Hollande ou celui du Président Macron, les autorités ont manifestement choisi de ne pas réagir.
Les investigations démontrent aussi que des exportations d’armement et de biens à double usage vers l’Égypte ont été autorisées par le gouvernement français. Des matériels militaires auraient pourtant été utilisés à des fins de répression interne par le régime d’Al-Sissi, tout comme des outils de cybersurveillance. À cet égard, la société Nexa Technologie a été mise en examen par le pôle crimes contre l’humanité du Tribunal judiciaire de Paris pour « complicité d’actes de torture et de disparitions forcées » après la vente à l’Égypte de son logiciel d’écoute de masse Cerebro.
Or, au sens du Traité sur le commerce des armes de 2013, de la position commune de 2008 et du code de la défense, de tels transferts d’armement et de biens à double usage auraient dû être interdits ou réévalués. Au lieu de cela, la France s’expose à la violation de ses obligations internationales et européennes, en particulier en droit international des droits de l’Homme et en droit international humanitaire.
En l’espèce, le discours gouvernemental apparaît discrédité. Il est difficile de ne pas le mettre en doute quand on lit la ministre des Armées soutenir l’existence d’une « procédure de contrôle interministérielle robuste et strictement appliquée » en matière d’exportations[1], ou lorsqu’on entend le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères rappeler que des « règles de partenariat […] très strictes » existent entre la France et l’Égypte pour lutter contre le terrorisme.
Néanmoins, la faiblesse chronique du contrôle parlementaire laisse perplexe quant aux modalités selon lesquelles le Gouvernement pourrait être appelé à rendre compte de ces graves allégations. D’autant plus lorsque de nombreuses informations qui ont été révélées par les Egypt Papers sont protégées par le secret de la défense nationale.
L’atonie du contrôle parlementaire
« J’ai demandé des explications. Nous devrons réfléchir aux suites à donner ». C’est en ces termes amer que le président Cambon a répondu, le 24 novembre 2021, à la demande du sénateur Laurent qui souhaitait entendre les explications de la ministre des Armées sur les Egypt Papers. Mais que peuvent-ils de plus ? Rien, ou si peu. Des explications, il y en a aura ; des suites à donner, c’est bien moins sûr.
Les Egypt Papers étant assez documentés, l’« enquête interne approfondie » diligentée par la ministre Parly n’apparaît pas suffisante. Toutefois, les moyens de modération parlementaire sont limités, le domaine des relations extérieures étant d’ailleurs caractérisé, en France, par la maîtrise du gouvernement à l’endroit du contrôle parlementaire qui pèse sur lui[2]. La Délégation parlementaire au renseignement, chargée du contrôle de l’action gouvernementale en matière de renseignement, ne peut connaître d’une opération « en cours », et donc, à ce titre, de l’opération « Sirli » qui est vraisemblablement toujours menée. C’est regrettable, car elle est la seule instance du Parlement dont les membres sont habilités à connaître de documents et informations classifiés en lien avec son office.
De plus, les questions posées en séance, à l’Assemblée nationale et au Sénat, ou en commission permanente n’ont pas contraint le gouvernement à apporter des réponses étayées, celui-ci ayant préféré se limiter à ses éléments de langage. La constitution d’une commission d’enquête semble dans ce cas le plus souhaitable pour qu’il s’en explique plus franchement, réserve faite que ses travaux ne peuvent porter sur des documents classifiés.
En l’état, la seule initiative est venue du groupe LFI à l’Assemblée nationale. Mais elle a peu de chances d’aboutir, car nous sommes dans l’année du renouvellement de la chambre basse[3]. Sans « droit de tirage » garanti, une telle initiative doit d’abord passer le filtre de la recevabilité juridique et, ensuite, celui de l’opportunité politique. Or il est difficile d’imaginer que la majorité des députés, acquise au gouvernement en raison du fait majoritaire, soutienne l’installation d’une commission d’enquête à l’Assemblée nationale. Une proposition comparable au Sénat serait sans doute plus viable.
Devant ces obstacles, faut-il considérer que les enjeux sont d’une gravité telle qu’ils ne pourraient être abordés par les représentants de la Nation ? Qu’il soit permis d’en douter. Certes, nos élus manquent de moyens pour développer une expertise autonome à l’appui d’informations classifiées auxquelles ils n’ont pas accès. Mais le Parlement doit remplir sa fonction de contrôle, comme l’y invite la Constitution, nonobstant l’inclination présidentialiste de notre démocratie représentative. En ce sens, les problématiques liées aux relations extérieures de l’État n’échappent pas, par nature, à un regard extérieur à celui des acteurs gouvernementaux. Rien ne semble justifier juridiquement et pratiquement que l’exécutif puisse se dérober au contrôle légitime de la représentation nationale.
Le Parlement et sa légitimité à en connaître
Si « le secret de la défense nationale participe de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation », qu’en est-il une fois que ce secret est révélé ? En France, la protection juridique adossée à la classification des Egypt Papers n’a pas disparu du fait des révélations du média Disclose. La classification continue en effet d’empêcher qu’ils soient discutés publiquement.
En dehors des cas prévus par la loi, le Gouvernement maîtrise l’accès aux documents et informations classifiés, puisqu’il est le seul à pouvoir l’autoriser et définir les intérêts fondamentaux qui en relèvent. Toute autre personne qui reproduirait de tels documents ou les porterait à la connaissance du public serait passible d’une peine de prison. C’est ce qui explique que la ministre des Armées a saisi la justice pour compromission du secret, afin que la source de ces révélations soit sanctionnée. Cette protection juridique verrouille ainsi toute possibilité de débat contradictoire, ce qui profite à l’exécutif qui n’a plus qu’à se lover dans un silence confortable.
La situation s’avère quelque peu absurde. Elle est en partie liée à une lecture particulière du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs de la part du Gouvernement. En témoigne l’« Instruction générale interministérielle sur la protection du secret de la défense nationale » du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). De façon étonnante, il trouve dans ce principe le fondement juridique de l’interdiction faite aux parlementaires de connaître des informations classifiées.
Mais cette lecture n’en est qu’une parmi d’autres interprétations possibles. Selon la Constitution française, seule la fonction de déterminer et conduire la politique de la Nation est refusée au Parlement, laquelle comprend la politique de renseignement et celle des exportations d’armes et biens à double usage.
Sans nier le bienfondé du secret ni la nécessité de son accès restreint, rien ne semble donc s’opposer au contrôle par le Parlement de ces politiques. En somme, pour reprendre Capitant qui identifiait les deux règles du parlementarisme, « le Gouvernement gouverne, le Parlement contrôle[4] ». Dans ce cadre, quoi qu’en pense le SGDSN, le Gouvernement devrait davantage rendre de comptes aux élus de la Nation. Une telle évolution peut s’envisager, tout en respectant le principe du secret de la défense nationale.
À cette fin, sous réserve que le Parlement décide de remplir pleinement ses fonctions constitutionnelles, ce dernier pourrait commencer par se saisir des propositions 18 et 30 du rapport des députés Maire et Tabarot sur le contrôle des exportations d’armement présenté voilà plus d’un an. Alors les parlementaires pourraient se ménager, par le vote d’une loi, un meilleur accès aux informations classifiées, et délibérer, en conférence des Présidents, de la possible instauration d’un contrôle bicaméral a posteriori des exportations.
Feu le professeur Carcassonne voyait dans l’opposabilité du secret de la défense nationale le risque d’un « abus de démocratie[5] ». À la lumière des Egypt Papers, l’excès est avéré, sans que l’exécutif ait (eu) vraiment à s’en expliquer. Nos représentants valent pourtant mieux que cela.