Politique

Quand la France s’emmerde

Philosophe

« Emmerder les non-vaccinés » : pas vraiment des propos en l’air, pas vraiment un projet politique disruptif. Non, Emmanuel Macron ne révolutionne pas la communication présidentielle mais renoue avec la vieille tradition de la provocation vulgaire. Pour occuper le terrain médiatique plusieurs jours durant, et rassurer au passage sa base électorale vieillissante et conservatrice. À en oublier la jeunesse, qui n’attend que de sortir de l’ennui.

En exprimant dans un entretien pour la presse[1] son envie « d’emmerder » jusqu’au bout les Français non-vaccinés contre la Covid, Macron a lancé sa campagne aux prochaines élections sous le signe de cet emmerdement. Il nous a aussi donné une interprétation des institutions et de l’état du pays : Macron remplit une fonction de merde dans une France qui s’emmerde.

L’aspect « disruptif » du mot utilisé (trois fois) par Macron ne doit pas tromper : il ne fait que se soumettre à une vieille loi de la communication politique, qui fait qu’une vulgarité bien placée et surtout haut placée suffit pour occuper les médias pendant plusieurs jours. Il confirme aussi une vieille stratégie centriste : rien de tel que de provoquer l’extrême droite, soutenant aujourd’hui les « antivax », pour réengager le combat contre elle et se présenter comme la seule alternative crédible, au détriment de la droite classique. Tout cela est aussi usé que les mots prononcés ensuite par Macron pour définir les plaisirs bientôt interdits aux antivax, donc aussi les plaisirs autorisés par la vaccination : « aller au restau », « prendre un canon », « aller au ciné ».

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Du vulgaire au trivial, le « parler cash », même quand il ne parle pas d’argent, réduit le quotidien des Français à des formules merdiques : à celles que l’on prononce comme autant de vagues projets pour sortir de l’ennui et qui n’en sortent pas ; celles qui ne traduisent aucun désir précis d’un plat, d’un vin, d’un lieu ou d’un film ; celles, sans envie et sans idée nouvelle, évidemment sans aucune implication politique, d’une France qui s’emmerde.

Donc pas de disruption, pas de révolution dans ces paroles présidentielles, mais bien le retour lancinant du même mal français, celui que Lamartine avait souligné dans un autre registre devant la Chambre des députés, en 1839[2] : « La France est une nation qui s’ennuie ». La source du mal, c’était pour lui l’incapacité de la Monarchie de Juillet à relancer la politique française après les guerres napoléoniennes et la Révolution de 1830. Ce régime « n’a pas su créer son action et se donner son idée », parce qu’on ne peut « emprunter à un passé mort je ne sais quel reste de chaleur vitale insuffisant pour animer un gouvernement d’avenir ».

En 1847, à Mâcon, Lamartine reprend et actualise sa formule : « J’ai dit un jour : la France s’ennuie ! Je dis aujourd’hui : la France s’attriste ![3] ». L’espoir d’une idée nouvelle s’est en effet encore éloigné : sous l’incapacité à sortir du passé, émerge une raison plus profonde, à savoir que le nouveau ne peut venir que d’un sursaut démocratique.

Alors que « la royauté monarchique de nom, démocratique de fait », pourrait encore faire du chef d’État « le régulateur respecté de l’action du gouvernement, marquant et modérant les mouvements de la volonté générale », elle s’enfonce dans la non-politique si elle « s’isole sur son élévation constitutionnelle », « si elle ne s’incorpore pas entièrement dans l’esprit et dans l’intérêt légitime des masses ». Cela pourrait alors bien mener à une « révolution de la conscience publique », déclare Lamartine, et cela d’autant plus que, comme il l’avait dit dans son premier discours, « les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas lasses ».

Quelques mois plus tard les Français renversaient Louis Philippe et il revenait au même Lamartine de proclamer l’avènement de la seconde République. Mais aux premières élections présidentielles, Louis-Napoléon Bonaparte l’emportait de très loin, preuve que la France balance toujours entre ses aspirations démocratiques et son besoin de conservation et d’autorité.

Du haut de son « élévation constitutionnelle » le Président déclare sa capacité à « emmerder » directement les Français.

Les choses n’ont donc pas beaucoup changé, sinon que la Ve République est démocratique de nom et monarchique de fait ; sinon que du haut de son « élévation constitutionnelle » le Président déclare sa capacité à « emmerder » directement les Français. Par ce mot Macron a, de plus, ramené à lui et à ses envies (il emploie ce dernier terme dans le même entretien pour parler de son projet de candidature et de son désir d’emmerder, ce n’est pas un hasard), une actualité qui aurait dû être consacrée au débat parlementaire sur le passe vaccinal.

On ne pouvait dans tous les cas pas attendre grand-chose de ce débat. Si le corps législatif était selon Lamartine le lieu d’expression de la démocratie et avec elle des idées nouvelles, il est aujourd’hui écrasé par le pouvoir exécutif, assuré d’une majorité parlementaire aux ordres : l’opposition a pu s’exprimer, mais même quand son propos était favorable au vaccin, elle n’a pu se faire entendre et encore moins faire modifier le contenu du texte.

On peut alors se demander s’il faut s’attendre à une « révolution de la conscience publique ». Celle-ci n’aurait évidemment rien à voir avec la réaction des « antivax » que souhaite provoquer le discours de Macron, comptant sur le profit médiatique et électoral de sa confrontation à cette « toute petite minorité ». Elle ne saurait venir que d’une immense envie, la seule vraie envie, qui est toujours de mettre fin à l’ennui ; elle ne saurait venir que des minorités que ce régime, et que le pouvoir exécutif actuel, ne cesse de stigmatiser et d’insulter seulement parce qu’elles sont minoritaires, et parce que lui s’appuie sur une majorité élective et institutionnelle bien plus que réelle (« la bêtise et le mensonge » que Macron attribue aux antivax est ici dans la lignée du « séparatisme » des uns et de « l’islamo-gauchisme » des autres) ; et surtout, elle ne saurait puiser son énergie ailleurs que dans la minorité par excellence, c’est-à-dire chez les citoyens majeurs que l’on prend encore pour des mineurs, autrement dit encore les plus jeunes : « les « générations qui grandissent après nous ne sont pas lasses », disait Lamartine.

Dans son célèbre éditorial de mars 1968, « Quand la France s’ennuie »[4], Pierre Viansson-Ponté montre à quel point le constat de Lamartine reste pertinent dans le contexte de la Ve République, mais aussi comme il doute de ce sursaut politique de la jeune génération. Alors que celle-ci se soulève ailleurs, « en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Égypte, en Allemagne, en Pologne même », la France reste atone, indifférente, repliée sur sa grandeur disparue et sur le fonctionnement assommant de ses institutions : même De Gaulle s’ennuie (à défaut d’emmerder explicitement les autres).

Or la déception de l’auteur a été démentie trois mois plus tard. Et ce n’est pas, comme il le pense à propos des autres pays, que cette jeunesse avait à faire entendre « au moins un sentiment d’absurde à opposer à l’absurdité ». Car mai 68 est plutôt une révolte du sens. Il s’agissait de lutter contre les termes habituels et les significations ennuyeuses la politique (élections, représentation nationale, gouvernement, autorité) pour puiser ailleurs ce sens de la vie en commun : dans l’amour, l’art, l’effort tendu vers une paix cosmologique, et déjà les préoccupations écologiques. En clair, il ne s’agissait pas d’aller boire un canon ni de se faire un restau.

On peut penser, surtout à un moment où la France entre franchement dans une période électorale, que tout cela est bien loin, n’a servi à rien, et qu’il faut en revenir au même constat : la France s’emmerde. Et de fait, c’est déjà l’expression qui sert de titre à un éditorial écrit un mois avant la présidentielle de 2017 par Joan Condijts et publié dans un journal belge de renom, L’Echo[5]. L’éditorialiste voyait alors comme principale source de cet emmerdement la tendance française à laisser monter les extrêmes (Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen) au détriment d’un vrai débat politique entre Benoît Hamon, François Fillon et le « social-démocrate » Emmanuel Macron.

Cette fois-ci, l’éditorialiste n’avait prévu ni la victoire de Macron, ni son abandon de la social-démocratie, ni le fait que le Président s’exprimerait cinq ans plus tard dans les mêmes termes que lui. Il n’avait pas vu que le plus répétitif et le plus emmerdant dans la Présidentielle française, c’est le jeu cynique et dangereux des candidats qui tout en se positionnant au centre pour passer le premier tour, prévoit de s’opposer en fin de course à l’extrême droite pour bénéficier d’un sursaut républicain. Il n’a pas vu que ce qui fait mourir la France d’ennui, c’est que la campagne de ce même candidat oscille alors entre la provocation vulgaire et les assurances adressées à sa base électorale, en majorité vieillissante et conservatrice. C’est ainsi que dans un même entretien Macron emmerde les anti-vax et prévoit de baisser les droits de succession, relançant un débat qui est une obsession française pour les générations les plus âgées, et ne concerne que de très loin les plus jeunes.

Macron n’a pas réussi à être le Président de la jeunesse, et la logique électorale de la cinquième République, on vient de le voir, sape à la base un tel projet. Le récent « Contrat engagement jeunes » n’aborde la situation des jeunes que par le biais du travail, avec comme principale obsession de différencier l’aide d’État de tout « assistanat » : c’est ainsi que 500 euros par mois peuvent être accordés aux jeunes non-employés sous conditions de revenus, d’assiduité aux heures de formation et d’acceptation des offres d’emplois faites.

Ce n’est pas une gauche désunie qui pourra porter les aspirations nouvelles jusqu’au sommet du pouvoir.

On aura aussi remarqué qu’en pleine vague de Covid, dans l’été 2020, les jeunes avaient été accusés presque officiellement d’être les véhicules irresponsables de la contagion. Mais surtout, ce sont les aspirations politiques de cette même génération, qui bien que clairement exprimées, ne sont pas écoutées. Malgré de multiples marches pour le climat et pour la Terre, la France prend la voie d’une fausse conversion écologique, reposant sur l’énergie nucléaire (Les premiers jours de la présidence européenne de Macron visent à la faire labelliser comme énergie verte au niveau européen) et les voitures électriques.

Il est à noter que ce n’est pas une gauche désunie qui pourra porter les aspirations nouvelles jusqu’au sommet du pouvoir. Et une gauche unie ? François Hollande avait créé la surprise en incarnant a posteriori cette unité ; il avait été l’auteur, au moment de son élection, d’un vibrant et sans doute sincère discours sur l’importance qu’il allait donner à la jeunesse. Il n’a fait que confirmer, après Mitterrand, ce que Pierre Viansson-Ponté prévoyait déjà dans son éditorial de 68, alors même que la gauche n’avait encore jamais exercé le pouvoir dans la Ve République : « l’agitation passée, on risque de retrouver la même atmosphère pesante, stérilisante aussi ».

Les idées nouvelles ne peuvent naître que de la démocratie, elles sont systématiquement écrasées dans une République en droit qui est une monarchie de fait : même quand elles sont présentes, même quand elles ont déjà leur propre histoire, telles celles qui découlent de l’urgence écologique.

Reste donc la possibilité d’une « révolution de la conscience publique », bien éloignée des pseudo-révolutions intérieures que notre Président nous confie régulièrement, alors même qu’il ne change pas : toujours oscillant entre vulgarité, vrai conservatisme, faux progressisme.

Quelle forme pourrait-elle prendre ? Peut-être celle d’une vraie pression populaire sur la Gauche pour qu’elle présente un.e candidat.e unique, qui, élu.e (l’espoir est permis), serait déterminé.e à accomplir ce que tou.te.s ont promis et promettent, le passage à la VIe République. Peut-être celle de manifestations assez importantes pour se faire entendre, jusqu’à favoriser tant le virage écologique que le retour de la France à un vrai parlementarisme. Qui sait ?

La France s’emmerde encore, mais c’est le même pays qui par moments surprend, prend un cours qui ne se fonde en rien sur un destin, mais sur une grande envie de faire peuple.


[1] « Emmanuel Macron déterminé à “emmerder” les non-vaccinés »Le Parisien, 4 janvier 2022.

[2] Lamartine, Discours du 10 janvier 1839, Journal des débats politiques et littéraires, 11 janvier 1839. Voir cette page.

[3] Id., Discours du 18 juillet 1847

[4] Pierre Viansson-Ponté, « Quand la France s’ennuie », Le Monde, 15 mars 1968.

[5] Joan Condijts, « La France s’emmerde », L’Echo, 22 avril 2017

Jérôme Lèbre

Philosophe, directeur de programme au Collège International de Philosophie

Mots-clés

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Notes

[1] « Emmanuel Macron déterminé à “emmerder” les non-vaccinés »Le Parisien, 4 janvier 2022.

[2] Lamartine, Discours du 10 janvier 1839, Journal des débats politiques et littéraires, 11 janvier 1839. Voir cette page.

[3] Id., Discours du 18 juillet 1847

[4] Pierre Viansson-Ponté, « Quand la France s’ennuie », Le Monde, 15 mars 1968.

[5] Joan Condijts, « La France s’emmerde », L’Echo, 22 avril 2017