International

Leçons politiques chiliennes pour la gauche

Sociologue

Détaché de tout appareil partisan, le jeune Président chilien récemment élu, Gabriel Boric, porte un projet de transformation radicale avec le soutien des diverses forces de gauche qui traversent le pays. Par sa victoire, il démontre l’avantage qu’il y a à former des coalitions électorales réunissant activistes et professionnels de la politique. Une leçon pour la France ?

Un peu avant que la pandémie de SARS-CoV-2 ne rende les rassemblements de foules dangereux et prohibés, la planète a été parcourue par une vague de manifestations de masse réclamant de leurs dirigeants qu’ils se soumettent aux exigences de la démocratie ou « dégagent » – du Soudan au Chili, de l’Algérie à Hong Kong, du Mali au Liban, de la Tunisie au Bélarus.

La plupart de ces mobilisations de rue se sont assez mal terminées, brisées par la répression implacable de pouvoirs irascibles ou l’indolence de dirigeants dépassés par la profondeur des ressentiments. Une seule d’entre elles s’avère être, pour le moment, une success story : celle du Chili. C’est une histoire en trois actes.

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Le premier a eu lieu en 2019, quand une longue et violente révolte populaire a forcé un gouvernement aux abois à se plier à la demande de protestataires que la violence débridée des forces de l’ordre n’a pas réussi à mater : rédiger une nouvelle Constitution qui mette un terme à l’ordre libéral instauré par le général Pinochet en 1981 et que les gouvernements dits « de transition » qui se sont succédé depuis son éviction du pouvoir en 1990 n’avaient jamais osé révoquer. Devant la résolution de la population, le Président Sebastián Piñera concède alors, par stratégie ou par cynisme, la convocation d’une Assemblée constituante composée de 155 personnes élues au suffrage universel, respectant la parité entre hommes et femmes et réservant 17 sièges pour les représentants des peuples autochtones.

Le deuxième acte s’est déroulé en mai 2021, à l’occasion du scrutin désignant les membres de cette Assemblée et auquel 40 % du corps électoral a participé. Cette consultation a réservé trois surprises.

La première a été que l’union de la droite et de l’extrême droite (Vamos por Chile) n’est pas parvenue, avec près de 20 % des voix seulement, à obtenir le tiers des sièges de cette Assemblée que les sondages lui prédisaient et qui lui aurait permis de rendre caduque la nouvelle Constitution qui doit être adoptée à la majorité des deux tiers.

La seconde est venue de l’autre bord de l’échiquier : la coalition de gauche (Apruebo dignitad, associant le Parti communiste et l’extrême-gauche du Frente amplio) a obtenu 18 % des voix, dépassant pour la première fois les sociaux-démocrates (Lista del Apruebo) crédités de 14 % des votants.

La troisième surprise a été plus édifiante encore : le scrutin a fait émerger une force politique inconnue jusqu’alors, les « indépendants », ces personnes qui, rejetant toute affiliation partisane, ont fait campagne sur les thèmes de la nouvelle Constitution, de la lutte contre les inégalités, de la réhabilitation des services publics de l’éducation, de la santé, des transports ou du logement. Cette force est composée de deux regroupements : La Lista del Pueblo (15 %) et les Independientes No Neutral (9 %), et de onze candidats sans étiquette qui engrangent près de 15 % des voix. Ce qui fait que sur les 138 sièges ouverts à l’élection générale, 48 ont été à des personnes qui ne représentent pas les partis traditionnels auxquelles s’ajoutent les 17 élues sur des listes de peuples autochtones. La présidence de l’Assemblée a été confiée à une professeure de linguistique mapuche : Elisa Loncon.

Le troisième acte de cette histoire s’est joué en décembre 2021 : le candidat de la gauche unie, Gabriel Boric, a remporté l’élection présidentielle par 56 % des voix des 55 % de votants – record de participation au Chili depuis que le vote obligatoire y a été abrogé en 2012. Dans la précieuse analyse qu’ils ont faite de cet événement, Alfredo Joignant et Emmanuelle Barozet[1] ont détaillé le contexte politique qui a permis l’arrivée au pouvoir du nouveau Président, qui a trente-cinq ans et est une des figures du mouvement étudiant de 2011 qu’il a conduit avec Camila Vallejo.

Tous deux ont ensuite choisi de se présenter aux élections législatives et ont été élus, le premier à l’extrême gauche, la seconde au nom du Parti communiste. Joignant et Barozet ont décrit la manière dont Boric est parvenu à transformer l’activisme politique en formation parlementaire tout en conservant son esprit d’autonomie, puis à battre le favori de la primaire de la gauche, le communiste Daniel Jardue. Et comment, endossant alors l’habit d’un candidat défendant un projet de transformation radicale de la société, il a réussi à obtenir le soutien du spectre entier de la gauche chilienne[2].

Cet itinéraire n’est plus inédit. Il est en effet courant aujourd’hui de voir des personnes détachées de tout appareil partisan se présenter à des élections et les remporter en incarnant un désir de se débarrasser des caciques ou des parrains qui ont fait main basse sur l’exercice du pouvoir politique dans leur pays. Ce fut le cas lors d’élections présidentielles en Islande, en Slovaquie, en Ukraine, en France ou en Tunisie ; ou lors d’élections législatives, comme cela est arrivé en Serbie, en Italie, en Espagne, en Grèce, en France, en Grande Bretagne ou aux États-Unis. Et c’est encore ce qui s’est passé lors des élections municipales de 2021 en France, avec le débordement des directions de partis de gauche par des collectifs citoyens qui leur ont imposé des coalitions ayant assuré la chute de nombreux fiefs de droite.

Le succès de Gabriel Boric au Chili vient conforter l’idée selon laquelle les cartes de la vie politique des régimes de démocratie représentative sont largement rebattues par trois phénomènes : 1) les partis de gouvernement ont cessé d’y détenir le monopole de la légitimité politique ; 2) les personnes concernées par les affaires publiques affirment leur volonté de reprendre le contrôle sur une procédure électorale qu’ils tiennent pour dévoyée et dont ils doutent de la sincérité et de la représentativité ; 3) l’action politique des citoyens se construit à l’écart de la tutelle des institutions officielles de la représentation et réclame la réalisation concrète des promesses de la démocratie, conçues en termes d’égalité, de justice, de dignité des personnes et d’honnêteté et de probité des élus.

Pour ce qui a spécifiquement trait à la situation chilienne, l’élection de Boric assure que les travaux de l’Assemblée constituante installée en mai 2021 seront effectivement menés à terme et soumis à référendum en fin 2022 – ce qui n’aurait sans doute pas été le cas si, d’aventure, le candidat d’extrême-droite nostalgique de l’ère Pinochet, José Antonio Kast, l’avait emporté.

Ainsi, et pour autant que le nouveau Président soit officiellement investi en mars prochain et que son mandat se déroule sans accrocs et sans désaccord majeur entre partenaires de la coalition, une période de débat démocratique s’ouvre à l’issue de laquelle le pays ne devrait plus tout à fait être le même. Savoir ce qu’il sera effectivement reste inconcevable, tout comme il est difficile de dire si la nouvelle administration parviendra à rétablir la justice sociale dans un pays organisé sur un mode si profondément inégalitaire et dans lequel les détenteurs des pouvoirs ne renonceront probablement pas à leurs privilèges sans les défendre par tous les moyens à leur disposition. Va donc se poser une nouvelle fois une question délicate : une élection suffit-elle pour opérer un renversement de l’ordre social établi – surtout lorsque le vainqueur promet de mener une politique « fiscalement responsable » ?

En attendant de voir ce qu’il adviendra au printemps prochain à Santiago, cette victoire de la « gauche » offre un précieux enseignement dans la perspective des élections présidentielles qui devraient se tenir ici en avril 2022. Bien sûr, la France ne se compare en rien au Chili, que ce soit sous l’angle de sa formation sociale et de sa puissance, de l’absence des séquelles d’une dictature déchue, du degré de démantèlement des services publics, de l’état de détresse économique de sa population et du niveau de mobilisation des citoyens. L’élection de Boric peut toutefois livrer trois leçons sur la manière dont les forces de gauche ont réussi à réaliser un accord.

L’exemple chilien démontre l’avantage qu’il y a désormais à former des coalitions électorales réunissant des mouvements activistes et des professionnels de la politique.

La première porte sur la question des alliances. La décrépitude qui affecte les partis traditionnels (adhésion en berne, fuite des militants, refus de suivre un chef omnipotent, méfiance pour les programmes prometteurs, dégoût de la politique) signale que leurs dirigeants ont perdu la main sur la définition du politique, même s’ils font comme si ce n’était pas le cas. S’ils étaient capables d’un peu plus d’humilité, ils accepteraient de négocier avec ces personnes concernées par la chose publique qui refusent d’être aux ordres ou de suivre une feuille de route dictée par les injonctions d’une orientation théorique labellisée.

L’exemple chilien démontre l’avantage qu’il y a désormais à former des coalitions électorales réunissant des mouvements activistes et des professionnels de la politique pour fixer, sans a priori partisan ou idéologique et sur un pied d’égalité, une série de priorités sociales et politiques afin de les soumettre à l’approbation des citoyens avant de les mettre en œuvre une fois arrivées au pouvoir.

On peut ajouter une sorte de complément à cette instruction : il semble préférable de laisser la direction d’une coalition de ce type à des porte-parole dont on ne peut pas douter qu’ils cherchent à en tirer un bénéfice personnel ou à servir les visées d’appareils de partis moribonds.

La seconde leçon a trait à la dimension générationnelle du vote. Le large succès de la gauche chilienne (que les instituts de sondage prédisaient bien plus serré) tient à la mobilisation d’un électorat traditionnellement abstentionniste qui a considéré que ses revendications étaient reprises par un candidat auquel il était enfin imaginable de faire crédit.

Ce retour en grâce de l’usage des urnes repose sur la sincérité accordée à un prétendant à l’exercice du pouvoir dont il est notoire qu’il a forgé ses convictions au fil des luttes contre les politiques de privatisation, de dérégulation et d’asphyxie des services publics et des combats pour l’urgence climatique. En somme, une certaine affinité de génération permet de lever les suspicions et les réticences qui, en règle générale, éloignent la « jeunesse » du bulletin de vote et la fait douter de l’authenticité de l’expérience de la démocratie.

La troisième leçon concerne l’unicité de candidature. La vie partisane engendre et ossifie des querelles idéologiques souvent surannées ou des inimitiés et des haines personnelles qui entretiennent des arrière-pensées, des jugements arrêtés et des suspicions qui ruinent souvent la possibilité d’une union. C’est ce que reflète, en France, la multiplication des prétendants à gauche qui suit tranquillement son cours en dépit du fait que tout le monde sait qu’elle interdit le succès d’aucun d’entre eux.

Une élection présidentielle à deux tours fixe ses règles : elle exige de se ranger derrière un projet articulé autour d’une préoccupation centrale susceptible d’emporter l’adhésion d’une majorité de votants en en dissuadant le moins possible.

La coalition formée autour de Boric a parfaitement joué ce jeu en avançant une seule promesse : la mise en place d’un État social au service de la population gagée sur une juste redistribution des richesses. Un tel mot d’ordre ne suffirait pas en France pour conduire les gauches à s’unir. Est-ce alors une tâche impossible à réaliser ?

Si les institutions de la Ve République ont dégradé la démocratie autant que tous les candidats de gauche le disent, si les classes populaires sont dans une situation aussi insoutenable qu’ils l’assurent, si les services publics sont dans l’état de délabrement qu’ils décrivent et si les pouvoirs en place ne prennent pas l’exacte mesure de l’urgence climatique comme ils l’affirment (et sans même évoquer les discriminations de genre et d’origine qui continuent à gangréner les rapports sociaux en alimentant les thèses de l’extrême-droite), on comprend la rage de ceux et celles qui constatent, jour après jour, que les « équipes » qui les conseillent ne cherchent pas la voie d’un accord entre toutes les forces mobilisées pour combattre ces dangers, qu’elles viennent de l’activisme des citoyens ou du militantisme partisan.

Ce qui laisse l’observateur devant une alternative : soit ces têtes d’affiche ne croient pas à l’urgence et à la gravité de la situation qu’elles dépeignent, soit la perspective de la victoire d’une candidature unique les effraie plus que leur défaite annoncée. Ce qui fait toute la différence avec ce qui s’est passé au Chili.


[1] Alfredo Joignant et Emmanuelle Barozet, « L’élection de Gabriel Boric au Chili : porte de sortie du néolibéralisme ? », AOC, 5 janvier 2022.

[2] Franck Gaudichaud, « Tout commence au Chili »Le Monde diplomatique, janvier 2022.

Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

Mots-clés

Gauche

Notes

[1] Alfredo Joignant et Emmanuelle Barozet, « L’élection de Gabriel Boric au Chili : porte de sortie du néolibéralisme ? », AOC, 5 janvier 2022.

[2] Franck Gaudichaud, « Tout commence au Chili »Le Monde diplomatique, janvier 2022.