En état de dissidence démocratique
Il fallait voir la mine satisfaite que les candidats investis par les partis de la gauche officielle ont arboré face caméra lorsqu’on leur a demandé ce qu’ils comptaient faire après l’annonce du résultat de la Primaire populaire. Rien. Ils n’étaient tout simplement pas concernés par un événement qui, à les écouter, ne méritait pas une seconde de distraction.
Quelques uns ont tout de même pris une minute de leur temps de parole pour complimenter les activistes qui se sont investis dans cette sympathique initiative ou saluer les 397 000 personnes qui ont voté en faveur de l’union. Mais cette sollicitude a vite été effacée par un jugement définitif : elles auraient été abusées par une consultation jouée d’avance, ou manipulées par un lobby agissant dans l’ombre pour la promotion de leur égérie.
Aucun d’eux n’a pensé que cet aveuglement et ce dédain seraient ressentis pour ce qu’ils sont : un formidable bras d’honneur fait à tous ces électeurs de gauche qui expriment de mille et une manières leur conviction qu’une candidature unique créerait un engouement et une dynamique qui assureraient la victoire d’un programme de justice sociale, environnementale et démocratique.
Ce que dit le chœur de ces candidats déclarés, c’est que toutes ces voix qui ne se résolvent pas à la débâcle de la gauche sont celles d’incompétents, de gens qui ne comprennent rien aux règles de la politique et se trompent sur l’issue d’un scrutin qui, à les entendre, est promis à chacun d’entre eux. Pensent-ils vraiment que leurs déclarations, leurs postures et leur feinte détermination évoquent autre chose qu’un déni de réalité ou entêtement dans l’illusion ?
La Primaire populaire a été conçue pour éviter ce spectacle en se donnant une ambition : imposer la désignation d’un candidat unique de la gauche à la présidentielle de 2022. Ses travaux sont longtemps restés dans l’ombre. Ils ont fait irruption sur le devant de la scène médiatique en janvier dernier, au moment où, ayant déjà enrôlé près de 300 000 adhérents, la Primaire est devenue un objet d’étonnement.
Cette subite notoriété a incité 200 000 personnes de plus à s’y inscrire. Et devant ce succès inattendu, les quatre candidats des partis traditionnels ont exigé à l’unisson que leur nom soit retiré de la liste des dix prétendants et déclaré qu’ils ne reconnaîtraient en aucun cas la sanction de ce vote.
Au lendemain de l’annonce de son résultat, les appareils partisans ont reproché à ce scrutin en faveur de l’union d’arriver trop tard. Mais l’argument est un peu spécieux venant de ceux qui, au fil des mois, en ont perturbé le cours par la duplicité, les atermoiements, les manœuvres de diversion ou les tentatives de dévoiement dont ils sont coutumiers[1].
Le plus étrange est que, au printemps 2021, des délégations de ces partis ont élaboré, avec les activistes de la Primaire populaire, le « Socle commun » détaillant les politiques publiques à mettre en œuvre de façon prioritaire : augmentation du pouvoir d’achat, restauration des services publics, fin des discriminations, démocratisation du système institutionnel, lutte contre le changement climatique, rétablissement des libertés publiques, défense d’une vie digne pour chacun et chacune. Qu’est-ce qui justifie que les ténors de ces partis expriment aujourd’hui tant de détestation et de rancœur ?
La Primaire populaire trouble plus qu’elle ne détruit les règles du jeu politique puisqu’elle ne remet pas en cause les principes de l’élection et de la représentation. Ce qui est dérangeant, c’est qu’au-delà du souhait de forcer les partis qui parlent au nom de la gauche à se choisir un candidat unique pour la présidentielle, cette démarche entend inverser l’ordre institué des préséances en posant que la responsabilité de déterminer la ligne politique d’un parti n’appartient pas à son état-major mais à sa base électorale. En ce sens, la Primaire populaire se présente comme un acte de dissidence démocratique. Et c’est sans doute ce qui lui vaut d’être considérée comme une mascarade.
L’hypothèse d’une politique sans partis
Les partis politiques sont aujourd’hui affublés de tous les défauts : ils auraient privé les individus de leur voix en se les accaparant, via le vote, au seul bénéfice de leur agenda, de leur longévité et des avantages qu’elle procure aux sommets de leurs hiérarchies ; ils auraient affadi le débat public en se prêtant à une surenchère clientéliste visant à recueillir le plus grand nombre de bulletins ; ils ne seraient plus que des instances de sélection de candidats susceptibles de remporter des sièges et des postes afin de leur assurer leur puissance et garantir leur survie[2].
Deux convictions dominent désormais le débat sur la légitimité des pratiques de la délégation : les représentants ne cherchent pas à satisfaire les besoins de la population mais servent uniquement des intérêts de partis ou de carrière personnelle ; et rien ne justifie de confier un mandat à des prétendants dont tout porte à croire qu’ils ne respecteront pas leurs engagements.
Et les mêmes questions reviennent obstinément sur le tapis : les partis ont-ils encore un rôle à jouer ; l’élection doit-elle être l’unique modalité d’expression des citoyens ; quelles limites faut-il fixer aux contre-pouvoirs inventés par des citoyens concernés par la chose publique ; jusqu’où leur donner le droit d’intervenir dans la définition et l’administration des affaires politiques ? Mais, en dépit de ces doutes et de ces critiques, une sorte de consensus par défaut continue à entretenir l’idée que l’existence des partis est essentielle à la vitalité de la démocratie.
Les deux siècles d’histoire des régimes de gouvernement représentatif ont fini par habituer les citoyens au fait que la tâche de structurer la confrontation de points de vue différents sur les questions d’intérêt collectif incombe aux partis. Et il est raisonnable d’affirmer qu’ils ont correctement réalisé ce travail de mise en forme des revendications d’égalité et de justice en faisant vivre un clivage gauche/droite qui, même s’il a perdu beaucoup de sa virulence, continue à diviser le monde de la politique.
On peut se demander ce que serait un espace public vidé de ces constructions idéologiques partisanes qui attisent les affrontements entre forces sociales concurrentes, forgent l’espoir des citoyens et suscitent leur adhésion à un projet de changement. Ou encore à quoi ressemblerait la politique sans partis organisés sur un mode hiérarchique, possédant l’expérience de l’exercice du pouvoir et défendant une vision de la société et de l’économie et des positions de géo-stratégie.
Comment penser que des regroupements spontanés et éphémères, comme des collectifs ad hoc ou des assemblées de citoyens tirés au sort, seraient en mesure de statuer de façon appropriée sur des sujets aussi complexes qu’une réforme de la Constitution, la participation à l’Union européenne, la taxation ou le démantèlement des multinationales, une déclaration du guerre ou l’abolition des structures du système capitaliste ? Ou qu’ils parviendraient à un consensus en matière d’avortement, de mariage gay, de discriminations liées à l’origine ethnique, du port du voile, de parité salariale, de légalisation des drogues ou d’euthanasie, de sécurité globale, de justice fiscale, de défense de l’environnement ou d’urgence sanitaire ?
Les partis et les syndicats ont réussi, au cours du siècle dernier, à faire progresser les conditions de l’égalité et à maintenir le sens de la solidarité dans les sociétés démocratiques en exerçant une sorte de monopole sur la formulation des questions d’intérêt général. Un des mérites de la Primaire populaire est d’entrouvrir un débat sur la légitimité de ce monopole et sur l’asymétrie des pratiques actuelles de représentation et de délégation. C’est ce débat qu’il faut maintenant reprendre, même si ce n’est pas une mince affaire.
Pour Philip Pettit[3], confier la résolution de problèmes publics à des citoyens réunis au sein d’une instance de délibération dotée d’un pouvoir de décision réclame de « dépolitiser » ce problème, c’est-à-dire de le délier de la définition que les partis en donnent à partir de leurs catégories descriptives et explicatives. Hélène Landemore propose, quant à elle, un modèle de « démocratie ouverte » dans lequel la délibération implique uniquement des individus dont la « neutralité » devant les faits est attestée et dont le seul souci est de servir le bien commun.
Elle exclut des rangs de ces « mini-publics » appelés à délibérer sur toutes les questions qui se posent à une société l’ensemble de ces « représentants démocratiques auto-désignés [venant] d’associations professionnelles, de lobbies industriels, de syndicats, de partis et même des lobbyistes professionnels de certaines causes comme Greenpeace[4] ».
Cette neutralisation des interprétations idéologiques garantirait, selon elle, que les débats ne soient pas phagocytés par des considérations portant sur les structures de la domination de classe ou les inégalités de richesse, de statut, de droits ou de reconnaissance. Ou rendus trop agonistiques par l’invocation systématique des rapports de force entre possédants et démunis, patrons et subordonnés, dominants et dominés, majorités et minorités qui divisent les sociétés démocratiques.
Toute la question est ici de savoir où trouver des citoyens dont le jugement ne serait teinté d’aucun biais, qu’il soit hérité de ses conditions d’existence, transmis par des croyances ou véhiculé par les canaux d’information qui les atteignent.
On le voit, le souhait de donner tout son poids à la voix des citoyens dans le processus de prise de décision et d’exercice du pouvoir en démocratie pose une délicate question : celle de la validité d’une opinion politique déliée de tout ancrage dans un corpus théorique qui en fixe le sens.
En rendant publique l’opposition entre la volonté des sympathisants de gauche et celle des partis qui prétendent les représenter, la Primaire populaire s’inscrit dans cette perspective. Et même si cette interrogation ne figure pas à son ordre du jour, la réaction des caciques et de leurs équipes à la remise en cause de leurs prérogatives dit à elle seule que c’en un bien un des enjeux.
Et maintenant ?
Que va-t-il se passer durant les deux mois qui nous séparent encore de l’échéance présidentielle ? Pour ce qui concerne l’unité de candidature, on peut craindre que la fin de non recevoir formulée par les candidats déclarés l’a tuée. Que va donc faire la candidate « de plus » ? Se maintenir jusqu’en avril prochain, ou troquer son mandat contre des alliances encore impensables mais dont elle ne rejette pas le principe ?
La Primaire populaire se transformera-t-elle en formation politique se présentant aux législatives pour continuer à faire entendre son message, à l’exemple de ce que les Cinq étoiles ont fait en Italie, Syriza en Grèce, Podemos en Espagne ou, plus récemment, les mouvements activistes au Chili ? Ou ce premier acte de dissidence démocratique se dissipera-t-il dans la résignation, l’amertume ou la colère ?
Quoi qu’il advienne, le nombre de votants à la Primaire populaire montre que les partis de gauche qui luttent pour conserver leur part du marché électoral seraient mal inspirés s’ils continuaient de considérer les citoyens comme de simples supplétifs appelés à valider, par leurs votes intermittents, un programme et une stratégie élaborés sans qu’ils n’aient contribué à en déterminer le contenu et sans qu’ils ne disposent des moyens d’en contrôler la réalisation. C’est une des leçons que cette consultation inédite leur suggère de suivre.