Société

Architectures de l’existence

Philosophe

À l’heure où, en pleine tourmente climatique, l’on découvre les conditions de vie de nos aînés dans certains EHPAD privés, la vulnérabilité croissante de nos milieux de vie et d’habitat fait émerger de nouveaux récits pour être plus attentionnés. Ils placent les lieux au cœur des enjeux existentiels. Une quête pour habiter autrement s’engage, interrogeant les fondements même de l’architecture et prolongeant les réflexions sur les conditions d’habitabilité, sur le care et le « prendre soin ».

Et si l’attention à ce qui est déjà là, manifeste dans les récits qui se multiplient autour des manières d’être plus attentionnées vis-à-vis des animaux, des plantes, des milieux habités, était en train à la fois de réinterroger ce qu’il en est de l’architecture et de ses métamorphoses ? Éthique du care, harmonie, lieux et ouvertures de possibles symbioses et synergies régénératrices en constituent de puissants repères dans ces temps de trouble.

Les installations humaines témoignent au fil du temps des récits et partages politiques, éthiques et esthétiques effectués pour « faire monde ». Un nouveau seuil est en jeu à partir duquel réenvisager les conditions d’existence[1] et de coexistence. Un seuil sans précédent où la philosophie et l’architecture rejoignent les préoccupations des plus déstabilisantes quant aux conditions d’habitabilité.

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L’architecture n’installe pas des objets dans des espaces stables et inertes mais dans des milieux de vie en perpétuelles transformations et coévolutions. La possibilité même de vivre pour tous est désormais en question, à partir du moment où la consommation et la pollution par certains groupes humains des ressources naturelles, au détriment des besoins de la population totale, dépassent celles que la planète Terre peut renouveler.

Surexploitation, sur-pollution, urgence climatique, inégalité et iniquité, désorientation, autant de maux qui suscitent, dans un tel contexte d’incertitude et de catastrophe, de nouveaux récits.

Éthique du care

La prise de conscience des vulnérabilités, de la pauvreté et de la violence endémiques est exacerbée par les différents rapports du GIEC, celui de l’été 2021 étant encore plus explicite, ainsi que par la pandémie du Covid-19 vécue à l’échelle planétaire. Ces mises en danger se trouvent réactiver tragiquement les philosophies de la condition relationnelle et des interdépendances du vivant et de l’humanité ainsi que les philosophies du « care » ou « prendre soin », qui se trouvent très liées.

Assumer la vulnérabilité des milieux de vie est indissociable des puissances d’être et d’agir, à savoir des manières d’habiter et cohabiter des mondes : « Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage qui soutient la vie », explique Joan Tronto[2], une des principales théoriciennes de « l’éthique du care », qui le définit comme « une activité caractéristique de l’espèce humaine incluant tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre monde », de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible alors que se multiplient les fragilités et épuisements.

Chaos Harmonie Existence[3]

La modernité occidentale, celle des Temps Modernes, avait opposé l’humain à la nature, suivant en cela la représentation dualiste élaborée au XVIIe siècle par Galilée, Bacon et Descartes, d’une nature considérée comme le domaine des choses extérieures à l’humain, qu’il pouvait et se devait de dominer, en écho d’ailleurs avec le récit biblique. Le grand récit du progrès basé sur le dualisme nature-culture, désormais ébranlé, se trouve relativisé par rapport à d’autres cosmogonies, comme l’a magistralement relaté l’anthropologue Philippe Descola[4].

Compte tenu de l’ampleur des bouleversements et désorientations dans tous les domaines, des formes de reprises et radicalités sont en jeu, à même de prendre la mesure des effondrements et sursauts inéluctables à l’échelle des lieux et de l’écosystème Terre dans sa globalité. Ils engagent ainsi de nouvelles manières de penser, ressentir, imaginer et agir à partir des interdépendances et vulnérabilités partagées.

Au-delà des récits sur l’homme augmenté par les puissances techniques, poursuivant un récit de maîtrise et séparation, nombre de géo-récits, bio-récits et cosmo-récits cherchent à renouer des liens réels, imaginaires et symboliques avec la Terre, ce qui promeut un art des lieux et des liens dans la rencontre avec le monde vivant. Ces histoires prennent la forme de différentes luttes, comme par exemple celles menées par des courants écoféministes, établissant des connexions étroites entre destruction de la nature et formes d’oppression des femmes.

Si la planète Terre peut être considérée comme une petite île dans l’immense univers, cette île ne peut être pensée hors topos comme dans des récits du premier type[5], ceux niant le local et le milieu naturel. Les récits d’une Terre en partage n’ont plus rien à voir avec les mirages des « îles heureuses » ou « cités idéales » coupées des autres.

Ce sont des récits de second type, animés par un amour du monde, dans lesquels s’engage une quête pour habiter autrement, c’est-à-dire plus harmonieusement, Gaïa. Si le chaos est béance, l’harmonie au sens premier du mot est ajustement, articulation, intégrant ruptures et failles. La quête est existentielle, non au profit d’un monisme qui consisterait à tout rapporter à un corps pour combattre le dualisme platonicien (l’âme prisonnière d’un corps-tombeau) ou à un esprit, mais pour affronter ce qu’il en est d’habiter, à savoir « se tenir sur terre comme mortel », c’est-à-dire faire l’épreuve de la naissance et de la mort en leur spatio-temporalité.

Le philosophe Benoît Goetz invite[6] à relire un ouvrage de Martin Buber qui reprend son cours prononcé à l’université de Jérusalem en 1938 : « Je distingue dans l’histoire de l’esprit humain entre des époques où l’homme possède sa demeure et des époques où il est sans demeure. Dans les unes, il habite le monde comme on habite une maison ; dans les autres, il y vit comme en plein champ, et il ne possède même pas, parfois, les quatre piquets qu’il faut pour dresser une tente. »[7]

Des lieux en pleine tourmente

Les démesures ayant extrémisé les séparations et les surexploitations, dans un mirage générique, ont épuisé les milieux naturels et habités, les personnes, et multiplié les fragilités. Alors que les menaces et dystopies prolifèrent, saturant l’imaginaire collectif, voici que des dynamiques fictionnelles et situationnelles de renouvellement sont à l’œuvre, dans lesquelles les lieux sont au cœur des enjeux existentiels, comme en avaient fait l’expérience au fil du temps les poètes et les romanciers, puis les situationnistes dans les dérives notamment.

Pourquoi et comment se préoccuper des lieux en pleine tourmente climatique, de la chute de la biodiversité, des désintégrations sociales, dans la reconsidération du « faire établissement humains » à l’ère de l’anthropocène-capitalocène-chtulucène ?

Le mot lieu, du latin locus, en écho au grec topos, désigne une localisation, un « où ». Il « signifie une place, une région. Sa racine indique que c’est là où l’on est parvenu, là où l’on veut aller ». Espace habité, il indique paradoxalement une centration ponctuelle et une tension entre l’ici et l’ailleurs, correspondant non à une fixation territoriale figée mais à un espace vécu qualifié et ouvert. Les contours de chaque lieu, unique parmi d’autres lieux, relèvent d’une « secrète évidence ».

Le lieu a pu être source de fortes polémiques car il a été souvent associé à l’idée de fermeture ou d’enracinement alors même qu’il ne peut être caractérisé que comme entité relationnelle, à la fois hyper et trans-locale. Le « où » permet de situer, de s’orienter et de mettre en commun mais aussi de transgresser les limites, le repli, la surprotection. C’est dans une rythmique visible et invisible de lieux en liens que la vie intime et sociale se déroule, faite d’accélérations et d’accalmies, de concentration et de luttes autour des usages, d’implication des corps et des esprits.

La spécificité, l’hétérogénéité et la pluralité des lieux, qui échappent à la totale maîtrise du pouvoir dominant, participent aux conditions d’adaptation aux circonstances et co-évolutions. Ce qui est en cause n’est pas de l’ordre du quantitatif et de l’inerte mais d’un ethos, à savoir d’une manière de vivre et de se tenir. Les limites, les passages et les interférences établies dans et entre les lieux avec ceux qui les transforment, instaurent ou non des conditions de possibilité de coexistence et de citoyenneté, y compris avec ce qui relève du sauvage. Les formes de résistance et d’hétérotopies sont à la fois territorialisées et dé-déterritorialisées, comme l’ont analysé Deleuze et Guattari dans Mille plateaux[8] : y sont engagés aussi bien le mental, le spirituel, que le charnel, les intensités vécues que les données physiques, physiologiques, environnementales, économiques, sociales.

Ouverture de possibles symbiotiques et synergiques régénérateurs

Une perspective holistique et dynamique resurgit donc au prisme d’une écosophie tendant à accorder les métamorphoses des territoires en leurs co-cycles et co-rythmes de vie. Des lignes de transformation, à la fois tectoniques, biologiques, cosmologiques et politiques, s’y entrecroisent et entrechoquent. Elles s’accompagnent de pluralité, diversité aussi bien dans les manières de penser, ressentir, imaginer, réaliser.

Une telle pluricommunauté de destin implique la prise en compte des écosystèmes mais aussi des beautés, inclusivités et solidarités, pour faire tenir ensemble des mondes. L’ouverture y est toujours en question. Il y va de la surprise, de l’événement, d’une naissance corps-esprit toujours renouvelée, face à ce qui arrive et qu’on n’attendait pas ou ne voulait pas.

Le philosophe Henri Maldiney désigne à la suite d’Hölderlin l’Ouvert comme le grand secret, le secret le plus ordinaire et quotidien, le grand oublié souvent mais le plus obstinément présent. L’Ouvert dont il s’agit n’est pas une signification explicite, mais une signifiance en perpétuelle évolution, s’offrant à l’expérience dans l’unité indissoluble du sentir, du se mouvoir et du signifier, au nouage de la réceptivité et de l’agir. C’est le lieu de la rencontre, un horizon de promesses d’alliances.

Ainsi de la fable racontée par Richard Powers dans Sidérations[9], ode à la beauté du monde, où Robin, l’enfant malade héros du récit, ressent chaque violence faite à la Terre comme une souffrance personnelle. Dans une proximité panthéiste et en relation avec son père astrobiologiste, il va pouvoir recouvrer joie et apaisement. L’immersion et la mise en contact empathique avec la nature participe d’une recouvrance heureuse quasi magique.

***

La question du prendre soin, qui est au cœur de ce qui fait humanité à travers le temps, relance fortement les conceptions du genre, de l’agriculture, de la santé, du travail, de l’éducation et de toutes les échelles d’environnements. On peut s’étonner qu’en architecture, elle n’en soit encore qu’à ses balbutiements alors même qu’avec le prendre soin se trouve réactivé le sens même de l’architecture, au plus près de ce qui meut, émeut, rassemble et accompagne la vie.


[1] Chris Younès, Architectures de l’existence. Éthique. Esthétique. Politique, préface de Benoît Goetz, Paris, Hermann, 2018

[2] Joan Tronto, « Care démocratique et démocratie du care » in Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2017, p.35-55.

[3] « Chaos Harmonie Existence. Vers une architecture appropriée », colloque Architecture et philosophie, École d’architecture de Clermont-Ferrand, 1992

[4] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005

[5] Chris Younès, Architectures de l’existence, op cité, p. 64.

[6] Benoît Goetz, Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, Paris, Verdier, 2011

[7] Martin Buber, Le problème de l’Homme, Paris, Aubier-Montaigne, 1962, p.19

[8] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, tome 2 : Mille plateaux, Paris, éditions de Minuit, 1980

[9] Richard Powers, Sidérations, trad. S. Chauvin, Actes Sud, 2021

Chris Younès

Philosophe, Professeure à l'École spéciale d'architecture

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Par

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Notes

[1] Chris Younès, Architectures de l’existence. Éthique. Esthétique. Politique, préface de Benoît Goetz, Paris, Hermann, 2018

[2] Joan Tronto, « Care démocratique et démocratie du care » in Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2017, p.35-55.

[3] « Chaos Harmonie Existence. Vers une architecture appropriée », colloque Architecture et philosophie, École d’architecture de Clermont-Ferrand, 1992

[4] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005

[5] Chris Younès, Architectures de l’existence, op cité, p. 64.

[6] Benoît Goetz, Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, Paris, Verdier, 2011

[7] Martin Buber, Le problème de l’Homme, Paris, Aubier-Montaigne, 1962, p.19

[8] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, tome 2 : Mille plateaux, Paris, éditions de Minuit, 1980

[9] Richard Powers, Sidérations, trad. S. Chauvin, Actes Sud, 2021