Écologie

Naissance du fascisme climatique

Philosophe

La Russie de Poutine est le premier empire à prendre au sérieux l’état du monde qu’est en train de façonner le dérèglement climatique. Non bien sûr pour accélérer la décarbonation des économies mais pour profiter sans attendre du désordre mondial à venir, quitte à l’anticiper quelque peu.

Le 24 février 2022 apparaîtra comme l’acte de naissance des empires climato-fascistes. Ces empires ne nient pas la réalité du changement climatique en cours. Ils ne cherchent pas non plus à l’enrayer. Ils y voient bien plutôt une opportunité pour bousculer à leur avantage l’ordre, et plus exactement le désordre international, quitte à l’anticiper. Climato-sceptiques sont en revanche de facto les sociétés libérales : tout en reconnaissant le défi climatique, elles peinent à sortir de leur addiction aux hydrocarbures.

Les cinq années écoulées du gouvernement Macron sont probantes à cet égard : de l’épisode populaire des Gilets jaunes à la condamnation du gouvernement par le Conseil d’État pour défaut climatique, l’inaction est patente. La timidité des décisions du Conseil européen du 11 mars refusant l’abandon immédiat des importations d’hydrocarbures russes, alors qu’elles financent et l’armée et l’effort de guerre de ce pays, atteste encore de la difficulté à agir.

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Nul climato-scepticisme du côté des empires, mais un climato-cynisme, à savoir une anticipation de la fragilisation des sociétés qui découlera de la déstabilisation des écosystèmes consécutive au dérèglement climatique. Concentrons-nous sur le cas russe, même s’il est d’autres candidats pour émarger à cette catégorie comme la Chine, la Turquie ou même les USA à l’avenir si la dérive trumpiste devait se poursuivre. Qu’est-ce donc, plus précisément, que le climato-fascisme ?

Revenons à l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie et aux raisons invoquées par les autorités russes. Un point de méthode : on ne comprend pas la guerre en cours avec ce qui précède, on rectifie bien plutôt sa compréhension antérieure de la chaîne des événements passés à partir de la guerre et des crimes qu’elle implique. La réalité de cette guerre, après trois semaines, c’est la décision assumée de terroriser et d’assassiner, de détruire les conditions d’existence (eau, électricité, habitat, etc.) de tout un peuple, historiquement proche qui plus est, et ce à quelques encablures des frontières de l’Union européenne. Ajoutons qu’à la différence de ce qui s’est passé en Syrie ou ailleurs, la Russie n’intervient pas dans un désordre préalable, elle le crée, de A à Z. Nul besoin de comparer au nazisme, il s’agit d’une autre forme de nihilisme, résolument contemporaine.

La Russie de Poutine entend profiter sans attendre du désordre mondial à venir, quitte à l’anticiper quelque peu en provoquant notamment par cette guerre une pénurie de blé.

À partir de ce constat, les justifications de l’invasion, qu’elles soient russes ou favorables à la Russie, sont grotesques. La dénazification de l’Ukraine si risible qu’elle paraisse est d’évidence opératoire à l’interne, pour un peuple d’une part sevré sur le plan de l’information, et entretenu d’autre part dans une atmosphère vintage depuis des décennies avec des références constantes à la deuxième guerre mondiale et à la lutte contre le nazisme. La peur de l’encerclement pour un pays continental, celle de l’agression future par une alliance militaire défensive dont on ne cesse à l’interne de décrier la faiblesse, l’OTAN, ne sont pas moins risibles.

Le summum du comique étant le motif de l’humiliation du peuple russe. Si ne plus pouvoir tirer de fierté de l’écrasement constant depuis des décennies de ses voisins, si rentrer en quelque sorte dans le rang des nations est humiliant pour la Russie et les Russes, alors effectivement il n’est aucune réciprocité possible entre elle et les autres nations. Il ne reste à ces dernières d’autre horizon possible que la finlandisation, et jusqu’aux confins de l’Europe. Perspective évoquée d’ailleurs un bref moment, le 26 février, sur le site de l’Agence RIA Novosti. Curieusement, il n’est pas question de finlandisation de la Chine tout aussi limitrophe… Ne menacerait-elle pas la sécurité de la Russie ?

L’hypothèse que je défends est celle du climato-fascisme ou climato-cynisme. La Russie de Poutine est le premier empire à prendre au sérieux l’état du monde qu’est en train de façonner le dérèglement climatique, celui que vient de rendre public le 6ème rapport du groupe 2 du GIEC sur l’état de vulnérabilité des sociétés et des écosystèmes. Non bien sûr pour accélérer la décarbonation des économies – sa puissance militaire ayant été financée par nos achats de fossiles – mais pour profiter sans attendre du désordre mondial à venir, quitte à l’anticiper quelque peu en provoquant notamment par cette guerre une pénurie de blé. Autrement dit, le dérèglement climatique et l’effondrement du vivant nous précipiteraient dans un nouvel état de nature où les rapports de force doivent l’emporter, à des fins vitales, sur tout autre considération.

Entrons sans complexes dans ce nouvel « ordre » international où chaque empire aura licence de massacrer à l’intérieur comme dans sa zone d’influence. Exit les droits humains et autres conventions. L’absence de condamnation chinoise devant l’ONU est éloquente. Trump a félicité Poutine. La Russie étant par ailleurs une puissance nucléaire et un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, cette violation de toutes les règles internationales, précédée d’aucune espèce de violation antérieure, si ce n’est l’annexion de la Crimée et d’une partie du Donbass, prend un sens tout particulier : la remise en cause frontale de l’ordre qui s’est imposé à la suite de la deuxième guerre mondiale. Fragile barrière dont le renversement nous condamne à une barbarie effrénée.

Pourquoi d’abord la Russie ? L’écrasement des nations y est un sport national depuis des lustres : Pologne et massacres de Katyn, Finlande, Pays Baltes, Hongrie, Tchécoslovaquie, Afghanistan, Ossétie, Grozny et Tchétchénie, Syrie. Ce sport n’a jamais, à la différence des Allemands avec le nazisme, plongé les Russes dans la neurasthénie, mais au contraire dans un sentiment d’humiliation (sic). L’imaginaire du goulag, celui des maîtres-caïds face aux esclaves, comme l’a montré Françoise Thom, y a marqué la société entière ; quand bien même il est bon d’y adjoindre une pincée de supplément d’âme orthodoxe. Enfin la Russie est un des rares pays à pouvoir tirer un temps avantage du dérèglement climatique compte tenu de ses vastes étendues de terres septentrionales.

Tout se passe avec cette logique impériale comme si nous incarnions ce que les biologistes nomment une impasse évolutive : une espèce dotée de capacités dont le surdéveloppement menace sa propre survie.

Deux remarques à cet égard. Sur une planète délabrée, la richesse économique va devoir être partiellement remisée au magasin des oubliettes. Ce qu’a compris la Russie : nain par son PIB eu égard à sa démographie et à sa superficie, mais grande puissance militaire. Dans un monde d’affrontements brutaux sur fond de lutte pour les ressources, la puissance économique passe au second plan, elle peut même constituer une fragilité. Bref retour par ailleurs sur la campagne présidentielle rythmée pendant des semaines par le thème du « grand remplacement » : thème écran diffusé par un idiot utile de Poutine, financé par un oligarque national. Il ne suffit manifestement pas de le revendiquer pour être patriote. Il conviendrait en outre de pouvoir faire preuve d’un minimum d’intelligence.

Défaut d’intelligence partagé de l’autre côté de l’échiquier politique, si l’on en croit la défense récurrente et systématique de Poutine par Jean-Luc Mélenchon, de la Syrie à l’Ukraine. Il n’hésite pas à affirmer à propos de cette dernière que l’OTAN est l’agresseur. Étrange retour d’une gauche prompte à sécher le sang des dictateurs, de la terreur au goulag, de Staline à Hô Chi Minh, comme si les travaux de Lefort et de Castoriadis n’avaient jamais existé. Un réflexe en l’occurrence dérisoirement apposé à des oligarques milliardaires issus des bas-fonds de la société soviétique.

Que la chose soit claire, en nous empêchant de faire front à des problèmes globaux qui exigent une coopération internationale minimale, ce fascisme climatique nous conduit tout droit à l’extinction de l’espèce. Réduire nos capacités réflexives à un couplage de notre cerveau reptilien à nos capacités de calcul nous précipite vers l’abîme. Tout se passe en effet avec cette logique impériale comme si nous incarnions ce que les biologistes nomment une impasse évolutive : une espèce dotée de capacités dont le surdéveloppement menace sa propre survie. Nos capacités cognitives surdéveloppées, détachées de nos autres aptitudes, à commencer par nos aptitudes morales et sociales, par leurs conséquences techniques, industrielles et militaires, fragilisent de plus en plus nos conditions d’existence sur Terre.

Il n’en va désormais ni de notre liberté, ni de notre existence, mais du lien indissoluble entre les deux. Par la concentration du pouvoir qu’elles permettent, les dictatures autorisent le pire de ce dont nous sommes humainement capables. L’idéal démocratique d’autolimitation du pouvoir est la seule barrière, certes fragile, qu’il soit possible d’opposer à cette funeste tendance. Le Contr’Un de La Boétie n’a pas pris une ride. À quoi s’ajoute que nous ne pourrons mener ce combat qu’en réduisant les inégalités, et ce pour deux raisons : ce sont les plus riches qui détruisent la planète et, ni solidarité ni victoire sans réduction des inégalités.


Dominique Bourg

Philosophe, Professeur honoraire de l'Université de Lausanne