Politique

Comment les frustrations sociales s’expriment en démocratie

Psychanalyste

Portées par les jeunes générations et leurs engagements écologistes, féministes, liés aux luttes LBGTQIA+ ou encore antiracistes, de nouvelles formes de revendications, éloignées du champ politique et de ses acteurs traditionnels, sont trop souvent considérées comme des radicalités destructrices alors qu’elles pourraient participer à faire advenir une démocratie renouvelée et animée par des principes profondément égalitaires.

Depuis le début de la pandémie, avec la succession de confinements et des mesures restrictives de liberté qui l’ont accompagnée, il ne s’est guère passé un mois sans que la presse, relayant des articles scientifiques ou l’avis de professionnels (psychiatres, pédopsychiatres, psychologues…) ne s’alarme de la dégradation de la santé mentale de la population française, en particulier parmi les jeunes générations.

Dans un rapport paru en novembre 2021, la Défenseure des droits Claire Hédon soulignait combien la crise sanitaire avait agi « comme un révélateur », entraînant une « explosion des troubles psychiques » chez les enfants et les adolescents, mais nous pourrions en dire autant des étudiants, avec une envolée des vécus dépressifs et anxieux, ainsi qu’une augmentation des risques d’addiction[1].

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Au cours des deux dernières années, les jeunes générations – une frange de la population a priori peu concernée par le risque de développer une forme grave du Covid-19 – ont été confinées pour protéger les plus âgés. Il se trouve peu de commune mesure, certes, entre cette expérience et celle d’une guerre qui exposerait la vie des jeunes appelés, aussi le terme de « sacrifice » est-il sans doute exagéré. Mais l’accroissement des inégalités entre les générations (un type d’inégalités souvent oubliées au profit de celles de classe ou de genre, par exemple) est une réalité dont l’on aurait tort de sous-estimer la portée.

Voici plusieurs mois, la responsable scientifique de l’étude « Coronavirus et confinement » soulignait que « les jeunes apparaissent les plus touchés par la crise sociale et économique engendrée par la pandémie de Covid-19 et le confinement, en raison de leur précarité aujourd’hui devenue structurelle », ajoutant que « les 18-24 ans constituent la tranche d’âge qui cumule le plus de vulnérabilités, à la fois résidentielles, matérielles et relationnelles[2] ».

L’accroissement objectif de ces inégalités contribue sans doute à attiser les tensions entre les générations. Ces tensions, à leur tour, se situent à l’arrière-plan d’un certain nombre de débats particulièrement vivaces dans notre société, par exemple au sujet de ce qu’est le féminisme, de la question du voile, de l’« islamo-gauchisme », mais aussi de la crise écologique – avec notamment le traitement médiatique de Greta Thunberg et le mépris ouvertement affiché contre elle, lorsqu’elle fut présentée comme une adolescente « hystérique », immature et sans aucun sens des réalités[3].

L’on pourrait en dire autant d’initiatives citoyennes comme la Primaire Populaire, dont les organisateurs autant que les sympathisants s’attirèrent le reproche d’immaturité, d’inexpérience, de narcissisme aventureux, voire de mal-être existentiel : dans le pourrissement de nombreux débats actuels, il semble y avoir une nette dimension générationnelle, qui ne suffit pas à l’expliquer entièrement, mais y contribue. Une étrange forme d’agressivité s’exprime vis-à-vis d’une jeunesse déjà fragilisée, faisant songer à un conflit intergénérationnel attisé par le contexte pandémique.

Pour derniers exemples, mentionnons certains jugements sévères portés sur les mouvements #Metoo ou #BlackLivesMatter et, surtout, la déferlante d’opinions à l’emporte-pièce à propos du supposé « wokisme », une catégorie fourre-tout dont on peine à trouver une définition un tant soit peu consistante. Une récente étude de l’Institut Montaigne, qui n’a rien d’un laboratoire d’idées radicales, a cru nécessaire de venir nous rappeler, chiffres à l’appui, combien sont exagérées les craintes d’un « péril woke » ou d’une épidémie d’infection à la « cancel culture » dans la jeunesse française[4].

Ces données, présentées comme rassurantes, semblent pourtant avoir du mal à être prises en compte dans les débats médiatiques. On reste songeur lorsqu’un journal gratuit fait mine d’étaler son scepticisme à coup de formulations baroques (« Les jeunes sont-ils vraiment ‘‘pas woke’’, comme l’affirme une récente étude de l’Institut Montaigne ?[5] »).

Cependant, ces gros titres sont assez peu surprenants. Il est devenu banal qu’une jeunesse accablée par la pandémie et les protocoles sanitaires, à qui l’on n’aura consenti que l’aumône de consultations gratuites chez le psychologue – tandis que la ministre de l’Enseignement supérieure brillait par son absence de soutien aux étudiants – soit au quotidien soupçonnée tantôt d’extrémisme, tantôt de censure, tantôt de radicalité et tantôt de fascisme environnemental.

À la longue, semblables soupçons finissent par révéler quelque chose de ceux qui paniquent et de leur relation au pouvoir. Au plan institutionnel, notre société apparaît comme vieillissante et conservatrice ; à quelques jours de son premier tour, la campagne présidentielle 2022 demeure monopolisée par les thématiques de droite et d’extrême-droite (sécurité, immigrations, frontières), et il semble que les Français s’apprêtent à réelire un Président s’étant d’emblée fait remarquer par son mépris de classe. Agressivement séductrice, sa jeunesse autoritaire (jugée puissante et aimable) serait-elle le pendant de la « mauvaise » jeunesse des contestataires (jugée faible et rebutante) ?

Les recours incantatoires aux principes et valeurs d’une République intransigeante permettent d’ignorer les inégalités réelles qu’une sociologie, même élémentaire, constate au quotidien ; et l’ambivalence, ou parfois la haine dirigées contre les aspirations des jeunes générations s’avèrent bien utiles pour masquer le sentiment de dette collective à leur égard.

De la frustration sociale dans une société d’hyper-abondance

Comment en sommes-nous arrivés à un tel niveau de défiance et de tensions intergénérationnelles ? La crise sanitaire a été un révélateur autant qu’un catalyseur. Depuis maintenant un certain nombre d’années, la multiplication des canaux de communication a rendu presque incontrôlables les flux d’informations et le bruit médiatique, mettant sur le même plan des données hétérogènes, et permettant aux bonimenteurs de confondre des élans égalitaires, démocratiques, avec des radicalités meurtrières.

Côté public, l’apport constant de nouvelles notifications crée un effet d’amplification, mais aussi d’indifférenciation, un brouillage des critères éthiques et moraux. En témoigne le fonctionnement des réseaux sociaux, véritables centrifugeuses à affects : tournant en vase clos parce que leurs algorithmes sont programmés pour orienter les usagers vers ce qu’ils connaissent déjà, ces réseaux encouragent la prolifération de positions victimaires et l’identification aux préjudices réels ou imaginaires qu’autrui déclare avoir subi. Pour s’affirmer, la subjectivité de notre époque prend appui de façon privilégiée sur le sentiment d’avoir été lésé. Y compris au plan civique, la subjectivation passe donc par l’expérience de s’être trouvé (et de se dire) victime d’un accident, d’une catastophe naturelle, d’un attentat, d’une injustice.

Que l’on situe pêle-mêle tant de registres d’expérience pourtant très différents les uns des autres pose problème, d’autant que les vécus victimaires engendrent, en aval, des revendications égalitaires, témoignant d’un désir de vivre ensemble – mais aussi d’autres dynamiques, celles-là mortifères et destructrices.

Au cours des dernières décennies, les revendications ont pris une place croissante, voire structurante, dans nos sociétés ; elles ont touché de très nombreux domaines, et il n’est pas toujours simple de se repérer dans cette prolifération de dynamiques, ni de faire le départ entre celles qui nourrissent la vie démocratique et celles qui lui nuisent. Ces tendances opposées sont toutes deux enracinées dans des sentiments de préjudice et dans des frustrations sociales dont il faudrait pouvoir apurer le bilan.

En première analyse, on avancera que, par-delà la crise sanitaire, la frustration est liée aux inégalités socio-économiques, dans une société de consommation désorientée, mettant tout à disposition sur des plates-formes numériques, livrant tout à domicile en quelques heures, mais obligeant étudiants et familles pauvres à bénéficier de banques d’aide alimentaire.

Le manque de légitimité de gouvernants élus avec de forts taux d’abstention et la perte de confiance dans les élites jouent aussi leur rôle. Un comparatif avec les années 1960, qui ont vu naître un bouillonnement de revendications, serait à faire ; mais plus simplement, peut-être pouvons-nous avancer que, dans notre grand flou idéologique, les récits censés rendre raison de la frustration, la changer en un fait normal et anodin, la rendre tolérable et donc permettre certains renoncements, sont court-circuités.

Aucune espèce de repère stable, nul cadre structurant n’est fourni par les troupes bariolées des derniers tenants du marxisme, des princes du capitalisme, des apôtres du libéralisme et des seigneurs du populisme autoritaire. Les désagréments inévitables que la vie nous inflige restent exclus des scénarios existentiels mis à notre disposition. Tout un ensemble de réalités psychiques liées à l’absence de satisfaction sont rendues difficiles, voire impossibles à supporter, faute de structure narrative qui nous aide à leur conférer ne serait-ce qu’un semblant de sens. Voilà qui freine ou inhibe ce « travail de la culture » (Kulturarbeit) que Freud considérait comme un puissant ressort d’humanisation de nos pulsions les plus archaïques.

Cependant, pour expliquer les tensions intergénérationnelles, l’influence du vécu de frustration sociale, le poids du discours victimaire sur les esprits, avec la mise en continuité du mortifère et du vivifiant, il faut aller plus loin. Demandons-nous, par exemple, ce que deviennent des craintes collectives très concrètes, comme celles causées par le changement climatique, lorsqu’elles sont combinées aux espoirs que suscite un mouvement égalitaire, démocratique, passant par le choix de ses orientations sexuelles (LBGTQIA+) et donnant à chacun l’espoir de définir en toute autonomie ses propres options de vie ?

Ces craintes collectives et ces espoirs individualisants forment un mélange détonnant ; et ce sont bien des cocktails complexes de ce type-là, où se rencontrent plusieurs niveaux d’expérience, tantôt désagréables et tantôt prometteurs, qui donnent leur aspect dense, compact, à notre quotidien.

Faut-il en tirer des conclusions tragiques qui donnent raison aux contempteurs de la jeunesse ? Certainement pas. La suite de cet article s’efforcera de préciser que le danger le plus criant pesant sur la démocratie provient moins, en fait, des dynamiques liées à des frustrations individuelles ou collectives, avec les vécus victimaires ou les craintes qui les redoublent, que d’un autre sentiment, bien distinct, l’humiliation.

Quand bien même nos pulsions ne sont jamais intégralement sublimables (c’est-à-dire réorientables vers une finalité créative, exempte d’agressivité et désexualisée), le réel danger apparaît lorsque des vécus complexes de frustration, de détresse, d’impuissance sont réélaborés dans le vocabulaire de l’humiliation subie, de la mélancolie et de la soif de revanche. C’est alors, et alors seulement qu’aisément instrumentalisables, ces affects risquent d’être mis au service de projets meurtriers, qui ciblent le lien social.

Pourquoi distinguer l’humiliation de la frustration et du désespoir ?

En 1975, dans son ouvrage érudit intitulé Les Mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715[6], l’historien René Pillorget proposa de répartir les émotions populaires apparues au cours du long XVIIe siècle entre celles liées à la panique, celles causées par l’hostilité et celles expliquées par une contestation des normes.

D’autres travaux d’historiens remarquables (Jean Nicolas, Jean-Marc Moriceau, Charles Tilly, pour ne citer qu’eux) nous informent sur les causes et sur les logiques des mouvements populaires dans la France d’Ancien Régime. Pour démêler l’écheveau de la situation contemporaine, ancrée dans un contexte démocratique depuis plusieurs décennies, les futurs historiens auront très certainement de belles heures de travail et de recherches en archive à accomplir.

D’ores et déjà, nous pouvons toutefois distinguer trois modes d’expression des mouvements de contestation contemporains : ils sont tantôt motivés par un sentiment d’humiliation, tantôt par un simple vécu de frustration, tantôt par le désespoir. Les départager nous permettra de distinguer les menaces pesant sur la démocratie des opportunités qui lui sont offertes.

Pour commencer par lui, le vécu d’humiliation découle d’une frustration chauffée à blanc, perçue comme insurmontable, indépassable. Voici plusieurs décennies, dans une terminologie hégéliano-marxiste qui paraît aujourd’hui désuète, on aurait dit que l’humiliation est une frustration « non-dialectisable » : elle n’est pas accessible au travail de la culture qui la réhumanise, la rende tolérable.

Encore faut-il préciser que, dans un contexte de revendications collectives, c’est moins en raison d’un blocage psychologique individuel que parce que les rouages institutionnels permettant normalement de dialectiser une frustration (de l’exprimer, d’être éventuellement entendu, de pouvoir en faire quelque chose ou d’amener des changements) semblent grippés que ladite frustration ne trouve pas d’issue : au cours des dernières années, les manifestations, les grèves, les élections ont paru vouées à n’apporter aucun changement en mieux pour la majorité de la population. La voie parlementaire semble contournée lorsqu’elle ne se plie pas aux volontés de l’exécutif.  L’humiliation qui en découle engendre des passages à l’acte allant des destructions de biens matériels jusqu’aux entreprises meurtrières.

On peut donc situer parmi les modes d’expression contestataire liés à l’humiliation les débordements de manifestations lorsqu’ils donnent lieu à des pillages, bris de vitrines, incendies de véhicules, attaques dirigées contre les forces de l’ordre, des journalistes ou des hommes politiques. Les émeutes dans les quartiers défavorisés peuvent aussi appartenir à cette catégorie de mouvements, tout comme les manifestations antivax qui donnent lieu à des prises à partie d’élus ou de journalistes. Le sentiment d’humiliation est alors avancé comme une justification de la violence.

Mais ce sont les groupuscules terroristes qui posent les problèmes les plus sérieux, car leurs meneurs, véritables chefs de hordes, savent instrumentaliser l’humiliation, la traduire en soif de vengeance (et même, au besoin, fabriquer ce désir vengeur à grand renfort de propagande) pour les mettre au service d’attaques de grande ampleur menées par des disciples fanatisés. Remarquons que les « humiliés » s’en prennent très souvent aux femmes, eux-mêmes étant prompts à témoigner d’une crainte d’être féminisés, châtrés, dévirilisés : c’était le cas du terroriste suprématiste blanc Anders Behring Breivik, auteur de la double attaque du 22 juillet 2011 en Suède.

Par contraste, la frustration est bénigne lorsqu’on la perçoit comme surmontable et dépassable grâce à une action élaborée en commun. Alors, sans virer à l’humiliation, elle se borne à donner lieu à des revendications non-violentes d’ordres très divers, pouvant porter sur l’individualité (l’identité, le corps, l’orientation sexuelle), sur les inégalités économiques et sociales ou sur le contexte écologique, remettant très souvent en question certaines formes de domination et d’autorité.

Les révoltes d’autrefois contre les taxes, les impôts et la hausse du prix du pain ont été modernisées ces dernières années par les refus de l’écotaxe et de la cherté de l’essence : ces revendications ont fait naître les mouvements des Bonnets rouges en 2013 et des Gilets jaunes en 2019. S’enracinent aussi dans un sentiment de frustration lié à l’immobilisme supposé des pouvoirs publics les revendications d’activistes écologistes.

Il faut souligner qu’aujourd’hui, le répertoire des actions non-violentes menées pour défendre une revendication est très large. Par exemple, les porteurs de revendications collectives n’hésitent pas à se saisir des outils que le droit met à leur disposition pour soutenir leurs causes par le biais de dépôts de plaintes, d’attaques en justice, quand bien même ils condamnent les défauts des systèmes judiciaire et pénitentiaire dans leur ensemble.

S’ils désinvestissent volontiers l’échelon national de leurs luttes pour privilégier le niveau local, ils n’hésitent pas non plus à faire remonter leurs griefs à l’échelon international, européen ; ainsi la Cour européenne des droits de l’homme s’est-elle révélée, au cours des dernières années, un allié de choix pour faire progresser le débat français sur les conditions de détention en milieu carcéral. À l’autre bout de l’ordre judiciaire, des associations écologistes comme l’ASPAS mènent depuis plusieurs années une mini-guérilla, département par département, en attaquant des arrêtés préfectoraux ayant trait à la chasse[7].

C’est dans ce contexte d’usage du droit tous azimuts qu’est intervenue la condamnation de l’État français par le tribunal administratif de Paris à « réparer les conséquences de sa carence en matière de lutte contre le changement climatique[8] ». Pareil polymorphisme des stratégies de lutte judiciaire illustre une forme d’opportunisme bien compris des porteurs de revendications et des activistes pro-démocratiques. Le recours à une palette variée de moyens d’action et d’alliances reste leur meilleure arme ; mais l’on peut se demander si l’appel massif au droit n’est pas lié, là encore, au grippage des recours démocratiques traditionnels.

Pour clore cette typologie sommaire, aux côtés de la frustration qui se traduit par une revendication collective et de l’humiliation déclencheuse de passages à l’acte violents, mentionnons le désespoir. Son versant auto-agressif le distingue de la frustration et de l’humiliation ; il ne joue un rôle sur la scène publique qu’à condition de donner lieu à des attaques contre soi-même d’ordre spectaculaire.

Seule une partie des actes induit par le désespoir rendent donc visibles des questions sociales : ils attirent l’attention du plus grand nombre, parce qu’ils sont mis en scène, préparés ou tout simplement accomplis dans le but d’être médiatisés. Appartiennent à cette catégorie les immolations par le feu devant des pôles emploi, des tribunaux ou des mairies, lorsqu’elles visent à protester contre une situation jugée insupportable, ainsi que les suicides sur le lieu de travail. Semblables gestes peuvent avoir des conséquences aussi significatives qu’imprévues, comme l’immolation de Mohamed Bouazizi, qui donna le top départ de la révolution tunisienne en 2011[9].

Les revendications collectives célèbrent le « manque qui fonde la démocratie »

Loin de présenter la radicalité menaçante des dynamiques ancrées dans l’humiliation, loin aussi de revêtir les atours tragiques des gestes désespérés, les revendications qui prennent leur source dans une simple frustration collective se font l’écho de « l’absence d’une garantie transcendante de l’ordre social qui unifierait la société et lui dicterait ses fins[10] ». En d’autres mots, elles indiquent ce que le philosophe Claude Lefort nommait le « lieu vide du pouvoir[11] ».

Ce lieu vide, ou « manque qui fonde la démocratie[12] » met au travail le désir de ceux qui se mêlent de politique en optant pour la délibération collective plutôt que pour l’autorité. S’il doit être réinventé à chaque génération – d’où peut-être les frictions accompagnant l’actuel passage de témoin – il reste ce sur quoi reposent, en dernière analyse, nos institutions.

De ce fait, une sourde rivalité existe non seulement entre les générations, mais aussi entre les activistes porteurs de revendications citoyennes et les personnalités politiques optant pour une logique électorale (voire tous ceux qui occupent des postes officiels). Les premiers tendent à considérer que, de par leur défense d’une cause ou leur engagement en faveur de l’inclusion sociale de groupes jusqu’alors considérés comme marginaux, ils effectuent un travail dont l’État devrait se charger ; ainsi entretiennent-ils un rapport ambigu à la question étatique.

Ils perçoivent l’État comme un allié potentiel, comme un acteur qui devrait les soutenir s’il comprenait bien son rôle, mais cela implique d’adopter une définition de l’État comme État providence ou, au moins, comme État régulateur. En revanche, les représentants et incarnations concrètes de l’État (depuis les gouvernements successifs jusqu’aux agents préfectoraux et aux forces de l’ordre) sont souvent désignés comme des adversaires par les porteurs de revendications.

Voilà qui ne simplifie pas les choses, d’autant que – de par leur mode d’organisation – les dynamiques collectives possèdent aujourd’hui des caractéristiques qui les éloignent du champ politique traditionnel et de ses acteurs. Elles se développent en dehors des partis et des syndicats les mieux établis, sont difficilement récupérables par eux, mais se distinguent des entreprises meurtrières par une éthique de la discussion, un désir d’agir en commun, une tolérance aux divergences d’opinion, aux différences de sensibilité et de culture.

Renversant le sens habituel des convergences de luttes, leurs porteurs ont tendance à considérer qu’il revient aux membres de partis et de syndicats de les rejoindre, plutôt que l’inverse ; mais y compris lorsqu’ils jouent les premiers rôles, ces mêmes porteurs de revendications sont loin de tous se reconnaître comme des militants appartenant à une organisation bien identifiée. Grands usagers des réseaux sociaux, ils savent utiliser leur force de frappe de façon stratégique, leurs allégeances restant fluides.

Auprès des générations antérieures, habituées aux fidélités partisanes, ce trait nourrit l’impression d’un manque de constance dans l’engagement, parfois d’un militantisme « à la carte », individualiste, influencé par le mode de vie fluide du néolibéralisme consumériste. Mais outre que ces reproches étaient déjà, à peu de choses près, ceux adressés par leurs propres aînés aux militants des années 1960, il faut rappeler que les actuels porteurs de revendications se réclament d’abord de la liberté d’expression pour la traduire en pratiques collectives et en actions concrètes traduisant le travail de la culture.

L’apparence d’individualisme intervient enfin à un autre niveau. Parce qu’elle reflète l’évolution d’une société dans laquelle les déterminants singuliers comptent autant que les identités partagées, l’actuelle ébullition de revendications démocratiques – dans les champs écologiste, LBGTQIA+, féministe post-#Metoo, antiraciste ou encore postcolonial – semble rétive à toute forme d’universalisme imposée par le haut. Indubitablement, on y trouve une défiance vis-à-vis des héritages institutionnels et des legs du passé.

Pourtant, l’on peut se demander si, par un retournement de la situation, l’émiettement des luttes ne permettrait pas, en fait, l’apparition d’un universalisme renouvelé, car élaboré depuis la base, profondément égalitaire et épris de justice : une sorte d’esquisse de ce qui fut un jour nommé, dans le sillage de Jacques Derrida, la « démocratie à venir[13] ».


[1] Défenseur des droits, Rapport annuel enfants-santé mentale : le droit au bien-être, publié le 16 novembre 2021 (en ligne), p. 38.

[2] Anne Lamberts, « Croire qu’une société développée doit protéger ses aînés au détriment de ses jeunes est une erreur », Le Monde, mis en ligne le 3 juin 2020 ; voir aussi Fondation Méditerranée Infection, « Résultats de l’étude COCONEL : COronavirus et CONfinement – Enquête Longitudinale », mis en ligne le 11 avril 2020.

[3] Valérie Cantié, « Aux États-Unis, Greta Thunberg perçue comme une “fabuleuse militante écolo” ou une “hystérique” dangereuse », France Inter, mis en ligne le 28 août 2019.

[4] Olivier Galland et Marc Lazar, « Une jeunesse plurielle. Enquête auprès des 18-24 ans », Institut Montaigne, mis en ligne le 3 février 2022.

[5] Journal 20 minutes, mis en ligne le 4 février 2022.

[6] Publié à Paris, PUF.

[7] ASPAS : Association pour la protection des animaux sauvages. Voir leur site web, et en particulier l’onglet Actions juridiques.

[8] Tribunal administratif de Paris, « L’Affaire du siècle : l’État devra réparer le préjudice écologique dont il est responsable », 14 octobre 2021 (en ligne).

[9] Le désespoir conduit aussi à des gestes suicidaires spectaculaires mais d’apparence apolitique, comme dans le cas des suicides en masse de membres d’une secte qui offrent leur vie au gourou – ou à l’entité non-humaine qu’il lui aura plu de désigner.

[10] Nicolas Poirier, Introduction à Claude Lefort, Paris, La Découverte, 2020 p. 88.

[11] Claude Lefort : « Démocratie et avènement d’un lieu vide », dans Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, pp. 461-469.

[12] Cynthia Fleury, La Fin du courage, Paris, Fayard, 2010.

[13] Marie-Louise Mallet (dir.), La Démocratie à venir. Autour de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2004.

Benjamin Lévy

Psychanalyste

Notes

[1] Défenseur des droits, Rapport annuel enfants-santé mentale : le droit au bien-être, publié le 16 novembre 2021 (en ligne), p. 38.

[2] Anne Lamberts, « Croire qu’une société développée doit protéger ses aînés au détriment de ses jeunes est une erreur », Le Monde, mis en ligne le 3 juin 2020 ; voir aussi Fondation Méditerranée Infection, « Résultats de l’étude COCONEL : COronavirus et CONfinement – Enquête Longitudinale », mis en ligne le 11 avril 2020.

[3] Valérie Cantié, « Aux États-Unis, Greta Thunberg perçue comme une “fabuleuse militante écolo” ou une “hystérique” dangereuse », France Inter, mis en ligne le 28 août 2019.

[4] Olivier Galland et Marc Lazar, « Une jeunesse plurielle. Enquête auprès des 18-24 ans », Institut Montaigne, mis en ligne le 3 février 2022.

[5] Journal 20 minutes, mis en ligne le 4 février 2022.

[6] Publié à Paris, PUF.

[7] ASPAS : Association pour la protection des animaux sauvages. Voir leur site web, et en particulier l’onglet Actions juridiques.

[8] Tribunal administratif de Paris, « L’Affaire du siècle : l’État devra réparer le préjudice écologique dont il est responsable », 14 octobre 2021 (en ligne).

[9] Le désespoir conduit aussi à des gestes suicidaires spectaculaires mais d’apparence apolitique, comme dans le cas des suicides en masse de membres d’une secte qui offrent leur vie au gourou – ou à l’entité non-humaine qu’il lui aura plu de désigner.

[10] Nicolas Poirier, Introduction à Claude Lefort, Paris, La Découverte, 2020 p. 88.

[11] Claude Lefort : « Démocratie et avènement d’un lieu vide », dans Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, pp. 461-469.

[12] Cynthia Fleury, La Fin du courage, Paris, Fayard, 2010.

[13] Marie-Louise Mallet (dir.), La Démocratie à venir. Autour de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2004.