Du sens de l’État
La dernière des prévisions fausses en était à peine une, c’était plutôt un espoir collectif qui n’a pas eu le temps de prendre forme, même comme espoir : celui d’une « belle époque » d’insouciance, de progrès et de liberté, après les années d’épreuve imposées par la pandémie. Alors même que dans l’Histoire il n’y a jamais eu de « belle époque » que rétrospectivement, c’est-à-dire située non seulement après une guerre (celle de 1870-71) mais aussi avant une autre (celle de 1914-18), celle que nous avons presque inconsciemment projetée dans un futur proche n’aura pas trouvé un instant où se loger : nous ne sommes pas sortis de la pandémie que nous sommes déjà entrés « dans » la guerre, ou plutôt dans l’énigme de ce que peut vouloir dire « être dans la guerre ».
Car si les Ukrainiens en font l’expérience dans toute sa dureté depuis l’invasion russe, cette guerre se caractérise avant tout par l’indétermination de son champ : on ne sait où et quand s’arrêteront ou seront arrêtés les Russes et ce conflit non-déclaré, à la fois dans et hors d’Europe, laisse aussi dans le vague l’implication d’un nombre considérable d’autres puissances. Ce non-savoir signifie ici incommensurablement plus que l’incertitude : il change la manière de gouverner, sa relation à la technique (de soin comme de destruction), sa relation à ce que nous nommons encore des « peuples ».
L’enchaînement de la pandémie à la guerre, qui tient tout autant de l’emboîtement, d’un cruel ajout sans substitution, n’a en effet pas seulement été imprévisible : il a été, il est encore, celui de deux événements qui contiennent au cœur de leur déroulement, ou si l’on veut, dans leur logique même, l’impossibilité de toute prévision, et en ce sens, relève de la même logique.
Les techniques de pointe permettant de séquencer le virus et de produire des vaccins en un temps record ont contrasté avec le non-savoir politique.
Le temps où les gouvernements et les médias, en Europe et ailleurs, pouvaient affirmer que l’épidémie de Covid-19 qui frappait la Chine ne gagnerait pas d’autres continents, puis, une fois qu’elle les avait gagnés, qu’elle ne ferait pas plus de morts que la grippe, tandis que Trump affichait sa foi que le virus quitterait le sol américain le Jour de Pâques, nous semble indéfiniment lointain.
La progression de la pandémie par vagues a progressivement imposé un tout autre discours : celui de « l’humilité » des sphères dirigeantes, se donnant pour mission d’expliquer qu’elles ne pouvaient ni maîtriser ni anticiper l’avenir, et donnant aussi bien l’impression qu’elles étaient en train de se l’expliquer à elles-mêmes : le nombre et l’amplitude des futures vagues, les mutations du virus, son danger pour les populations jeunes, ses effets secondaires, et dès lors la nature et la durée des mesures à prendre, tout est passé de la manière la plus publique, et même la plus officielle, dans un « à venir » inconnu.
On pouvait bien en débattre à l’infini dans les médias : médecins spécialistes et chroniqueurs généralistes s’avéraient alors aussi dogmatiques les uns que les autres, s’écroulant dans leur contradiction ; et l’intérêt marqué du public pour ces débats n’avait sans doute pas d’autre fondement que la maigre consolation que personne n’en savait plus que lui. La responsabilité du pouvoir s’est plutôt réfugiée dans le secret des conseils (de santé ou de défense) et le silence de la décision souveraine ; mais ce qu’il en a résulté, à savoir des mesures prudentes et changeantes, bien proches d’une adaptation hésitante, presque au jour le jour, a suffisamment montré que ce secret et ce silence n’avaient rien à cacher : qu’il n’y avait en fait rien à savoir.
Les techniques de pointe permettant de séquencer le virus et de produire des vaccins en un temps record ont dès lors contrasté violemment avec le non-savoir politique. Autrement dit, une politique technocratique a été dépossédée de sa technique, quitte à ne pouvoir plus rien revendiquer, sinon le devoir (et le pouvoir) de décider.
Cette mutation profonde, qui est plus qu’un épisode de la longue histoire de la relation entre pouvoir et savoir, a fait que la crise entre la Russie et l’Ukraine a été abordée avec les « acquis » de la pandémie : rares sont ceux qui se sont risqués à affirmer que cette crise ne mènerait pas à la guerre, même si cette guerre semblait inconcevable ; parmi ces tenants d’une approche « rationnelle », assurés surtout que ce conflit coûterait trop cher à la Russie, se trouvait certes le chef du renseignement militaire français, mais c’est pour cette raison qu’il a été limogé.
Le déclenchement de la guerre a bien plutôt renforcé l’idée que l’inconcevable était possible, et que c’est à lui que nous devions tous faire face, et cela, alors même qu’il n’a pas vraiment de face, mais présente plutôt des aspects à la fois multiples, indissociables et incernables. Le premier est la mort de milliers de civils, conséquence du ciblage direct de quartiers résidentiels, d’hôpitaux ou de maternités, impliquant que la guerre sorte immédiatement de son droit, que la précision technique acquise par les armes actuelles se mette au service du meurtre massif, mais donc aussi que puissent avoir lieu en Europe les mêmes crimes sans mesure qu’en Tchétchénie ou en Syrie.
Le second, plus inédit, est la prise des centrales nucléaires de Tchernobyl et de Zaporijjia : il s’est avéré que toutes les techniques de sécurisation des centrales, dont le seul nom de Tchernobyl rappelle qu’elles ne mettent pas à l’abri d’un accident nucléaire majeur, n’offrent pas la moindre garantie en cas de conflit armé. Le troisième est la menace de frappe nucléaire qu’a très vite fait planer la Russie : avec elle est revenue brusquement dans toutes les consciences la possibilité technique de réaliser l’impossible, lequel n’est justement pas de l’ordre de la réalisation, mais de l’annulation de toute existence, et même de l’extinction brutale de toutes les consciences.
Il semble bien alors que notre seule ressource soit alors et encore de nous en remettre au secret unificateur de la décision souveraine, et cela justement parce qu’elle dépasse par définition l’ordre du savoir et du concevable. De même qu’en période de pandémie, où les morts sont comptés minutieusement et quotidiennement, la décision du chef d’État tranche au-delà de toutes les expertises de santé publique, c’est bien elle qui prend en charge de la guerre, donc le moment où les morts ne peuvent plus se compter. Que le sort de tous (leur survie et leur mort) relève d’une telle décision individuelle dépassant toutes les raisons de décider est le principe même de la souveraineté moderne, qui la situe d’emblée dans une sphère ultime de non-savoir.
L’irrationalité irréductible de ce principe a justement trouvé toute son amplitude dans les nations disposant de la force nucléaire : d’abord parce que la décision d’un seul peut enclencher une agression immédiatement suivie d’une riposte, provoquant la destruction des deux adversaires ; ensuite parce que cette décision a de fortes chances d’être prise dans une situation accidentelle, où celui qui agresse s’est cru agressé et n’a cru que riposter ; enfin parce que l’urgence de la riposte, qu’elle soit accidentelle ou non, la rend quasiment automatique, si bien que le souverain est dépossédé de sa décision par les moyens techniques qui sont censés la rendre possible[1]. L’irrationnalité de la guerre russe en Ukraine converge aujourd’hui clairement avec celle des décisions souveraines, et c’est bien ce qui fait que tout le monde s’en remet à ces dernières (chaque guerre, c’est bien connu, augmente la popularité des chefs d’État impliqués) tout en les jugeant, plus que jamais, non fondées, inexplicables et imprévisibles.
C’est ainsi que l’on a beaucoup disserté sur ce qui se passait « dans la tête » du chef d’État russe, tout en reconnaissant qu’on ne pouvait rien en savoir, parce que Poutine était fou. Il était alors même possible de trouver dans l’évolution de cette folie le lien entre la pandémie et la guerre : Poutine, par peur du virus, se serait de plus en plus isolé, aurait pris ses décisions d’une manière de plus en plus secrète, sans contradicteurs, et se serait ainsi jeté dans cette agression irrationnelle contre l’Ukraine. À la « folie » de Poutine, répond alors « l’erreur » de Macron, qui a cru que l’on pouvait négocier avec Poutine, sans doute en grande partie parce qu’il disposait de renseignements militaires faux confondant, comme nous l’avons dit, l’irrationnalité et l’impossibilité de la guerre.
Il est du ressort de la technocratie elle-même de remettre en permanence en cause les compétences de l’État.
Il faut alors aussi compter au titre de l’irrationnel et de l’inexplicable la « révélation » Zelensky : cet étonnement devant le fait qu’un comédien devenu Président s’avère ensuite un grand chef d’État. Le cas Zelensky nous en dit même plus que le cas Poutine ou le cas Macron, si l’on prête attention à un autre fait : la série télévisée qui l’a porté au pouvoir, non seulement se nommait « Serviteur du peuple », mais surtout (nous nous fions à la vingtaine d’épisodes diffusés par Arte) démystifiait minute après minute l’incarnation de la souveraineté par un seul homme.
Elle montrait mieux que cinq ans de François Hollande ce que pouvait être le quotidien d’un président normal, confronté à des forces plus grandes que lui : la corruption, la rupture entre le peuple et son administration et (déjà, il en est sans arrêt question) l’ambition impériale de la Russie. Ainsi cette série affirmait clairement que le pouvoir ne repose pas sur un savoir, encore moins des compétences spéciales (tous les ministres choisis par le Président de la série puisent leur valeur dans leur incompétence) mais sur un courage ancré dans la modestie : ce n’est pas là une révélation, à moins d’entendre par là la simple idée, directement portée pour tous à l’écran, que le seul secret du pouvoir, c’est qu’il n’a pas de secret.
Aussi bien, il est du ressort de la technocratie elle-même de remettre en permanence en cause les compétences de l’État. C’est bien en effet le même État qui ne cesse de vouloir un corps de fonctionnaires, donc aussi une armée, une école, une Université et une recherche plus spécialisées et plus compétentes, et qui externalise à prix d’or l’expertise des politiques publiques, comme vient de le révéler le montant des contrats passés entre l’État français et la multinationale de conseil McKinsey.
Ce n’était, là encore, pas vraiment un secret : la Cour des comptes n’a cessé d’évaluer cette externalisation érigée en France et ailleurs (avec une « avance » considérable du Royaume Uni) en méthode de gestion publique depuis les années 2000, en pesant avantages et inconvénients. Avantages : elle permet à l’État de recentrer les fonctionnaires sur leur « cœur de métier » de faire des économies, de gagner en flexibilité. Inconvénients : personne n’est en mesure de chiffrer ces économies ; l’externalisation fait perdre des compétences aux corps de la fonction publique ; enfin elle rend à la fois inévitable et irrémédiablement « floue », y compris dans le domaine de la défense nationale, la notion même de « cœur de métier »[2].
Concernant ce dernier point, il reste en effet étrange, surtout au moment où l’on se demande si l’Europe sait encore se défendre, que l’armée puisse confier l’acheminement de ses chars sur les zones de combat ou le ravitaillement de ses avions à des entreprises privées, car on se situe alors précisément dans cette zone floue où des dimensions de sa mission… n’appartiennent plus à sa mission ; il l’est tout autant (selon une formule ironique des magistrats que nous n’avons pas retrouvée dans le nombre des rapports) que l’armée fasse surveiller ses bâtiments, comme si elle n’avait pas la capacité de se défendre elle-même.
Mais il est plus qu’étrange que le Ministère de l’éducation nationale paie 500 000 euros à McKinsey une partie de l’organisation d’un séminaire pour « éclairer les évolutions du métier d’enseignant »[3] : comme si aucun Ministère n’était capable en interne de la moindre réflexivité, et surtout comme si aucune Université ou institution publique de recherche en France n’était en mesure d’organiser un séminaire (y compris avec une perspective internationale) pour un coût de 50 à 100 fois inférieur, ou de fournir son expertise sur l’évolution du secteur de l’enseignement. On se demande alors franchement si la notion « indispensable » de « cœur de métier » n’a pas été simplement vidé de son sens, et si l’incompétence radicale de la fonction publique n’est pas le présupposé qui fonde la compétence… des ministres et de leurs directeurs d’administration.
Quel est dès lors précisément le savoir qui manque à l’État ? C’est le sens de l’État. Il faut l’entendre doublement. Cela veut dire d’abord que la technocratie est par définition dépourvue de ce sens, la dévaluation des compétences publiques au bénéfice des cabinets de conseils ne menant (à en croire d’abord les anciens membres de McKinsey) qu’à des présentations en PowerPoint aussi chères que dépourvues de pertinence[4]. Cela implique par suite qu’il n’y a pas d’autre vérité que la recherche d’un sens toujours manquant, autrement dit qu’on ne dépasse l’obsession des compétences qu’en admettant qu’au cœur du savoir, le savoir fait défaut.
Ce texte fondateur qu’est la République de Platon ne disait pas autre chose : s’il y a une technique politique, elle se situe au-delà des qualifications qui permettent à chacun d’exercer un métier lucratif, au-delà même de cette formation au service de l’État qui est celle des soldats : elle n’est fondamentalement qu’un amour du Bien, ce principe de l’être et de la connaissance qui n’est susceptible d’aucune connaissance. Rares sont alors ceux qui seraient capables de gouverner, c’est-à-dire d’accéder à ce savoir premier, qui est d’admettre qu’ils ne savent rien.
Le propre de la politique moderne n’a été finalement que de tirer toutes les conséquences de ce non-savoir, en considérant que le gouvernement ne devait plus être confié à un corps d’aristocrates ignorant le bien, mais à un seul, doté d’un pouvoir formel de décision débarrassé de la notion même de « Bien ». Elle a aussi sa version démocratique : celle qui ne confie au gouvernement qu’une compétence définie, celle de l’exécution des lois, laquelle n’a de sens que les lois sont l’expression de la volonté du peuple, comme seule source de la souveraineté, et donc seule source du sens de l’État. Cette volonté « ne peut errer », disait Rousseau : elle ne peut se tromper, non seulement parce qu’elle sait ce qu’elle veut, mais aussi et surtout parce que ce savoir n’est que vouloir et par là même non-savoir.
Ce que nous apprenons aujourd’hui, c’est alors la démystification de cette volonté souveraine. Elle est irreprésentable, dans tous les sens du terme ; elle ne peut être représentée par la volonté d’un seul (Rousseau le disait on ne peut plus clairement), elle ne s’accomplit pas dans la représentation d’elle-même que lui donnerait à date régulière les résultats d’une élection (même législative), elle n’est que ce « nous », impossible à identifier mais bien présent, qui ne se définit que par la nécessité de faire face à l’inconcevable : la possibilité des épidémies, de la guerre, de l’accident et du conflit nucléaires, également du changement radical des conditions de vie sur Terre. Nous seuls pouvons donner sens à ce que nous vivons, éprouvons, au jour le jour, à ce qui nous fait coexister, ou qui est notre coexistence. Seul ce sens est sens public.
On se demandait, avec la Cour des comptes, ce que pouvait bien être le « cœur de métier » des fonctionnaires : il s’avère que son seul contenu est le sens de l’État comme sens du public, lequel ne trouve sa teneur qu’hors de l’État, dans ce sens public élaboré au jour le jour par toutes et tous. Et c’est bien pourquoi les institutions publiques du savoir ont pour rôle premier d’être au service de ce sens (ce sont des institutions « culturelles », ce mot de « culture » ne désignant nullement une somme de connaissances définies, mais bien le non-savoir qui donne sens à toute connaissance) et pour rôle seulement second d’offrir à chacun les qualifications nécessaires à tout métier lucratif.
Les entreprises ont été les premières à constater, au moment où l’étau de la pandémie se desserrait et que la croissance reprenait, et avec elle les offres d’emploi, que les candidats au recrutement exprimaient une exigence nouvelle, plus importante pour eux qu’un salaire correspondant à leurs qualifications : celle d’un métier qui fasse sens. Le phénomène a été d’autant plus facilement reconnu que la même demande de sens s’intensifiait à l’intérieur de chaque entreprise avant même la pandémie, jusqu’à provoquer, en l’absence de réponse, des cas de « brown out », c’est-à-dire de désengagement silencieux, cadres ou employés ne saisissant plus le « pourquoi » de leurs missions.
Cette exigence de sens est par définition désarmante : elle offre ainsi à toutes et tous l’occasion unique de se présenter désarmés. Autrement dit la solution n’est pas dans une réponse directe à la demande, et encore moins dans l’appel à quelque cabinet de conseil prétendant détenir la formule technico-magique de cette réponse ; mais bien dans une réflexion de fond sur l’utilité sociale et publique de l’entreprise, elle-même dépendante d’une capacité à ménager une marge de manœuvre permettant à chacun de participer à l’élaboration du sens de sa mission.
Autrement dit, les problèmes que rencontrent ici les entreprises sont directement politiques. Mais encore faut-il que cette politique ne soit pas réduite à une technocratie qui renvoie la balle aux entreprises en considérant qu’elles sont plus compétentes, plus performantes que l’État, autrement dit que ce dernier a pour principale fonction le transfert de ses savoirs (et en même temps, de son budget) vers le privé.
Cette technocratie a son envers : la montée en puissance de mouvements d’extrême droite qui ne revendiquent un sens de l’État fondé sur une volonté nationale clairement identifiée à celle d’un véritable chef, représentant de la nation et responsable de son destin. Le principal problème est que la technocratie elle-même n’a pas d’autre version de la souveraineté. Tout au plus peut-elle envisager, et même favoriser sa confrontation avec l’extrême-droite au second tour d’une élection présidentielle ; la « réussite » de cette stratégie montre alors avant tout que cette élection est constitutionnellement aux antipodes de ce qu’est l’élaboration d’un sens public dans un espace tout aussi public où se situent à la fois la population, les institutions du savoir et, dans une tension paradoxale mais qui elle aussi fait sens, les activités privées (sans doute moins celles des groupes qui, comme McKinsey, ne paient pas leurs impôts en France).
Il en découle que cet espace est encore aujourd’hui, dans cette période où la guerre se mêle à la pandémie encore entièrement à constituer ; donc à « construire », si l’on entend bien que la construction de l’espace public ne vient pas après la déconstruction de la souveraineté, ni « en même temps », mais coïncide avec elle. Cette reconstitution de l’espace public, osons l’appeler la tâche de la Gauche.