Le désastre de l’élection présidentielle
Pour la troisième fois en 20 ans, le second tour de l’élection présidentielle opposera un candidat de droite et un candidat d’extrême droite.
Une fois encore le même scénario : la litanie des appels à « faire barrage à l’extrême droite » entonnée par les candidats de droite et de gauche battus, tandis que les candidats d’extrême droite se rangent derrière Marine Le Pen.
Pour la troisième fois en 20 ans, les Français n’auront pas pu exprimer leur choix politique.
Qui est responsable de cette situation ?
Certains répondront Emmanuel Macron, lequel s’est employé à préparer la répétition de cette confrontation pendant tout son quinquennat, comme l’établit de façon argumentée Le Figaro du 12 avril. Son objectif était de liquider les partis dits « de gouvernement », Les Républicains (LR) à droite et le Parti socialiste (PS) à gauche, afin de sortir du clivage archaïque entre la droite et à gauche, pour entrer dans l’air du « en même temps ». Il a réussi, mais n’avait peut-être pas prévu qu’il ne serait pas le seul à profiter de cette restructuration de la scène politique : il a siphonné l’électorat LR, une bonne partie de celui du PS et des Verts, mais il a aussi favorisé la progression de La France insoumise (LFI) et du Rassemblement national (RN).
Le bloc dirigé par Emmanuel Macron, qui se présente comme celui de la raison et de la compétence, ne représente qu’un peu plus du tiers des votants en y agrégeant ce qui reste du PS, de LR et des Verts. LFI, le RN et les autres petits partis d’extrême droite et d’extrême gauche recueillent les deux tiers des suffrages exprimés.
Il est d’ailleurs injustifié de mettre dans le même sac Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier a dans un premier temps clairement appelé à ne pas voter pour Marine Le Pen, sans appeler explicitement à voter pour Emmanuel Macron, pour ensuite préciser « l’un et l’autre ne sont pas équivalents. Marine Le Pen ajoute au projet de maltraitance sociale qu’elle partage avec Emmanuel Macron un ferment dangereux d’exclusion ethnique et religieuse… Nous savons toutes et tous qu’elle n’égale aucun autre maux ». Ce n’est pas encore un appel à voter Macron, mais pas non plus un appel à l’abstention. Jean-Luc Mélenchon prend d’ailleurs soin d’écrire dans cette lettre adressée à ses supporters que le résultat de la consultation des soutiens de LFI « ne pourra pas être interprété comme une consigne de vote ».
Emmanuel Macron n’est pas seul responsable de la situation. Les institutions de la Ve République en sont la véritable source.
Bien avant Emmanuel Macron, le général De Gaulle voulait en finir avec ce qu’il appelait le régime des partis. La constitution de la Ve République modifiée en 1962 pour faire du Président de la République « l’autorité de laquelle toutes les autres procèdent » (déclaration du général De Gaulle lors d’une fameuse conférence de presse) devait lui permettre d’atteindre cet objectif. Ne voulant pas de partis, il constituait un jour un Rassemblement, celui du peuple français (RPF), un autre une Union pour la nouvelle République (UNR).
Il s’agissait de rassembler largement, de dépasser les vieux clivages pour ne rien laisser entre les communistes et les gaullistes, comme l’avait résumé André Malraux. Ce programme n’a pas été complètement réalisé : l’affaiblissement puis la disparition du Parti communiste ont permis l’émergence d’autres partis de gauche, le Parti socialiste en particulier ; la droite a été plus difficile à discipliner que De Gaulle ne l’espérait. Mais malgré tout, le Parlement a été muselé et les partis politiques ont été soit des rassemblements de « godillots » votant sans discuter les projets de l’exécutif au service duquel ils se trouvaient, soit des associations n’ayant d’autre pouvoir que de prêcher dans le désert, privées de toute possibilité d’influer sur les projets du gouvernement.
Cependant, la constitution de la Ve République ne garantit pas le pouvoir pour toujours. Elle permet au Président, appuyé par son parti, de gouverner sans contre-pouvoir. Elle dissimule l’affaiblissement du Président parce que celui qui gagne l’élection présidentielle gagne tout, mais elle n’empêche ni l’usure du pouvoir, ni les transformations profondes de la société.
C’est ainsi que l’UDR, divisée entre les multiples prétendants à la succession de De Gaulle puis de Georges Pompidou, perdra l’élection présidentielle de 1974 au profit de Valéry Giscard d’Estaing, notamment en raison de l’action de Jacques Chirac contre son propre parti. Giscard d’Estaing ne réussit cependant pas à rassembler la droite pendant son mandat et perdra l’élection de 1981 au profit de François Mitterrand, porteur d’immenses espoirs qu’il ruinera au long de deux septennats.
Sa mémoire est invoquée avec nostalgie par les socialistes au milieu du désastre. Pourtant, il a inauguré une longue période de trahison et de discours de gauche habillant une politique de droite. On ne se souvient plus aujourd’hui de l’ambiance crépusculaire dans laquelle s’est achevé son second mandat et du revers cinglant subi par les socialistes aux élections législatives qui ont précédé son départ du pouvoir. Le mitterrandisme explique largement le discrédit du PS et la dégradation de la considération portée par nos concitoyens à la parole politique. François Hollande, auquel les Français magnanimes ont donné une nouvelle chance, sera encore plus prompt à oublier ce qu’il avait promis pour accéder au pouvoir. Mais cette fois, le PS paie l’intégralité de la facture de ses reniements.
Parmi les promesses non tenues de la gauche au pouvoir, il y avait celle de démocratiser les institutions. Les socialistes ont rapidement considéré qu’il n’était pas très grave d’être de temps en temps remplacés par le parti adverse aux commandes de l’État, puisqu’il était possible à l’élection suivante de reprendre le pouvoir et d’en jouir complètement.
L’ennui, c’est que la gauche n’a pas seulement oublié en chemin ses promesses de réformes institutionnelles. Elle a également oublié ses promesses de réformes sociales, se résignant à « faire le sale boulot » comme disait Laurent Fabius, c’est-à-dire à liquider des secteurs entiers de l’industrie française, sidérurgie, électronique, une bonne partie de la chimie, etc., au nom de l’adaptation au marché unique européen et à la mondialisation. Elle s’est aperçue, mais un peu tard, qu’elle avait fait disparaître de la société ainsi modernisée ceux qui votaient pour elle.
La gauche a alors tenté une mue, théorisée par la fondation Terra Nova, qui l’invitait à enterrer définitivement ces couches populaires « qui fument des clopes et roulent au diesel » comme le disait l’ex-secrétaire d’État auprès d’Édouard Philippe, Benjamin Griveaux, pour se tourner résolument vers les nouvelles couches urbaines mondialisées qui représentent le futur du pays. Manque de chance, celles-ci se sont senties mieux représentées par Emmanuel Macron que par ce qui restait du PS, tandis que les couches populaires, celles qui ont été redécouvertes à l’occasion du mouvement des gilets jaunes et pendant la crise sanitaire, qui refusent obstinément de disparaître du paysage politique et social, se sont tournées massivement vers l’abstention ou vers le RN, pour échapper à « l’alternance au service de la même politique ».
Les traits spécifiques du premier tour de l’élection présidentielle en 2022
L’élection de 2022 est un pas de plus dans la confiscation de l’expression démocratique par nos institutions. Cette fois nous avons été invités à voter utile dès le premier tour : les électeurs de droite ont été appelés à se ranger derrière Emmanuel Macron pour assurer sa position face aux deux candidats d’extrême droite, Éric Zemmour donné en tête il y a quelques semaines puis Marine Le Pen qui n’a cessé de grimper à l’approche du scrutin. Ils ont accepté massivement cette logique en provoquant une défaite historique du parti LR.
La gauche émiettée a été victime encore plus durement du vote dit utile en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Les sondages montraient que la gauche était en position très minoritaire, représentant en additionnant toutes ses composantes environ 30 % de l’électorat. Dès lors, pour assurer sa présence au second tour, les électeurs de gauche ont été invités à faire bloc derrière Jean-Luc Mélenchon quoi qu’ils pensent de son programme et de ce qu’il représente. Cet appel a fonctionné de manière inattendue, amenant LFI en troisième position, faisant presque jeu égal avec le RN, entraînant au passage la disparition des écologistes, des socialistes, des communistes et de toutes les composantes de la gauche qui présentaient un candidat.
Il fut un temps où, sans être dupe de ce qu’était le régime présidentiel à la française, le premier tour de l’élection présidentielle permettait au moins à la France, pendant un court moment, de connaître un véritable débat politique au cours duquel les principaux courants politiques pouvaient exposer aux Français les orientations qu’ils leur proposaient. Cette parenthèse se refermait avec le premier tour, puis les élections législatives venaient conforter le résultat de l’élection présidentielle. On rappellera à cet égard que Lionel Jospin a renforcé les pires côtés de la Ve République en instaurant le quinquennat et en organisant des élections législatives au lendemain de l’élection présidentielle. Arroseur arrosé, il a dû quitter la vie politique après avoir échoué à conquérir le pouvoir dans les conditions qu’il avait préparées et dont son adversaire a pleinement bénéficié.
Aujourd’hui, même cette parenthèse de véritable débat politique démocratique a disparu. L’élection présidentielle en 2022 est devenue une élection à un tour. Au premier tour on élimine et au second on fait barrage. Jusqu’à quand ?
On vote au premier tour non pas pour ce que l’on préfère, mais en fonction de ce que l’on redoute. Dès lors, peu importe que l’on soit en désaccord sur à peu près tous les points avec Jean-Luc Mélenchon (nucléaire, laïcité, l’Union européenne fédérale, la monnaie unique, etc.). La réflexion politique est réduite à un seul mot, vidé de son contenu, le mot « gauche », dont il faut assurer la représentation au second tour.
Parmi les rares audacieux à gauche qui n’ont pas accepté de se plier au « vote utile », certains regrettent rétrospectivement leur vote en se disant qu’à peu de choses près, Jean-Luc Mélenchon serait passé devant Marine Le Pen. En réalité, cela n’aurait rien changé. Jean-Luc Mélenchon a réalisé dès le premier tour le rassemblement d’à peu près toutes les voix sur lesquelles il pouvait compter. Au second tour il aurait certainement été battu.
Quant à l’extrême droite, son existence n’aurait pas été moins réelle dans le pays si Marine Le Pen n’avait rassemblé que 22 % des voix – auxquelles s’ajoutent celles d’Éric Zemmour et de Nicolas Dupont-Aignan – et Jean-Luc Mélenchon 24 %. Certes, nous aurions pu faire semblant de croire que le problème était réglé. Mais cette exclusion, obtenue par la conjugaison d’un système politique et non par l’adhésion des citoyens à une majorité, qui est la règle depuis des années, loin d’avoir eu des effets bénéfiques sur notre vie politique, a contribué à la pourrir encore un peu plus, nous amenant là où nous en sommes maintenant.
La représentation des partis dits « de gouvernement » dans les institutions, LREM, PS et LR, est sans rapport avec la part des suffrages qui leur est accordée par les citoyens. Les institutions ne peuvent pas durablement interdire la représentation d’une partie aussi importante de la population sans conséquences graves.
La crise politique française résulte d’une crise économique et sociale mondiale
Bien sûr, les institutions de la Ve République fonctionnent d’autant plus mal que la structuration de la vie politique en partis représentant à peu près les principales forces sociales s’est effondrée.
L’atomisation de la société a été la réponse du capitalisme à sa crise de croissance des années 1970. À ce moment-là, la productivité du travail a cessé de progresser dans le monde et avec elle la rentabilité du capital. L’inflation a commencé à progresser de façon incontrôlée, grignotant le pouvoir d’achat des salariés. Les déséquilibres mondiaux ont entrainé la fin du système monétaire international de Bretton Woods. Deux chocs pétroliers ont durement stoppé la croissance des pays développés, en 1973 et 1979. La conflictualité sociale s’est partout développée.
Le capitalisme s’est réorganisé dans les années 1980, avec l’arrivée au pouvoir de Reagan et de Thatcher et la complicité de la social-démocratie, tous unis dans le « néo-libéralisme », c’est-à-dire la transformation des institutions publiques en instances d’affaiblissement des protections sociales et nationales contre les effets du libre-échange : instauration d’un système mondialisé de libéralisation des échanges financiers et commerciaux, réorganisation des chaînes de production à l’échelle de la planète s’affranchissant des réalités nationales. La délocalisation de la production dans les pays à bas coûts de main d’œuvre est devenue la règle, ainsi que la circulation sans contrôle du capital financier, ce dernier étant de plus en plus déconnecté de la production de biens et de services.
La concurrence entre les salariés de toute la planète a remplacé la lutte entre les ouvriers et les patrons dans un cadre national et une part croissante de la plus-value a été captée par un nombre restreint de grands groupes multinationaux qui ont imposé leurs règles à la multitude d’entreprises sous-traitantes.
Dans ce monde-là, il n’y a plus de place pour les vieilles solidarités, qu’elles soient sociales (classe à laquelle on appartient, famille…) ou géographiques (village, ville, pays…). La mobilité au service de l’efficacité du capital est devenue la valeur cardinale et malheur aux nostalgiques qui préfèrent l’appartenance, la solidarité, la tradition, la lenteur.
Cette ultra-moderne solitude a été mieux décrite par les chanteurs de variété que par les partis politiques. Mais ces derniers ont continué à exister en s’adaptant. La « réforme », la « modernisation » sont devenus les mantras des partis dits de gouvernement, de droite et de gauche. Ils ont continué à dominer la vie politique jusqu’au début des années 2000, avant que leur impuissance n’apparaisse à toutes les victimes de cette machine mondiale à broyer les humains, de Washington à Londres, de Paris à Madrid… La colère des peuples a trouvé des formes d’expression diverses et malheureusement aussi peu efficaces que les partis en perdition : Podemos en Espagne, Die Linke en Allemagne, la France insoumise à Paris. Mais aussi des partis d’extrême droite un peu partout, le Brexit organisé à l’instigation de partis de droite au Royaume-Uni, la victoire de Trump aux États-Unis, etc.
Dans ce marasme, les dictatures se portent bien, en Chine, en Russie, en Corée du Nord ou en Birmanie, notamment, et les démocraties qualifiées « d’illibérales » se développent en Europe.
Les vieux partis occupent encore le pouvoir mais ne représentent plus la majorité des citoyens.
La situation française n’est donc pas une exception ; qu’on se souvienne des conditions de l’arrivée au pouvoir de Joe Biden l’année passée, au milieu d’une insurrection soutenue par son prédécesseur.
Un second tour entre deux candidats qui suscitent plus de rejet que d’adhésion
Emmanuel Macron et Marine Le Pen représentent-ils deux camps que tout sépare, celui du bien contre celui du mal, celui de la démocratie contre celui du fascisme ?
C’est ce combat qui est mis en scène, une fois encore. Mais cette mise en scène risque d’être inefficace car elle ne correspond pas à la réalité de ce qui oppose les deux protagonistes.
Emmanuel Macron ne s’est pas distingué par sa défense de la démocratie, des valeurs morales ou de l’égalité entre les citoyens pendant son mandat.
Plus qu’aucun de ses prédécesseurs il aura pratiqué l’exercice solitaire du pouvoir, le mépris du Parlement et de tous les corps intermédiaires, syndicats, associations ou élus locaux. Il a fait mine de découvrir leur existence lorsque les gilets jaunes ont manifesté près du palais de l’Élysée. Plutôt que de répondre à leurs revendications qui portaient sur les salaires – en raison de la flambée du prix des carburants amplifiée par une taxe carbone mal pensée (il faudrait aussi parler de la flambée des prix de l’immobilier)–, la démocratie (demande d’instauration d’un referendum d’initiative citoyenne), la suppression de la limitation de vitesse à 80 kilomètres heure, et une demande difficile à formuler d’être enfin respectés, Emmanuel Macron a organisé un grand débat sur la transition environnementale et s’est empressé d’en ignorer les conclusions.
Les ordonnances ont été érigées en mode normal de gouvernement, au nom de l’efficacité, renforçant encore l’inexistence du pouvoir législatif.
Le gouvernement a fait un usage disproportionné de la violence des forces de l’ordre, condamnée entre autres par un groupe d’experts des droits de l’homme de l’ONU et par Amnesty International, en faisant tirer sur la foule avec des lanceurs de balles de défense, qualifiées d’armes « sublétales » par ces experts. Leur usage à l’occasion de manifestations a été déconseillé par de nombreux spécialistes du maintien de l’ordre, tout autant que celui des grenades de désencerclement, basées sur le principe des bombes à fragmentation.
Bilan : 24 manifestants ont été éborgnés, cinq ont eu la main arrachée, 2 500 ont été blessés, tandis que 1 800 policiers étaient également blessés, mais aucun avec ce niveau de gravité. La justice s’est déchaînée, condamnant à tour de bras et de manière expéditive des milliers de gilets jaunes.
Autoritaire, son quinquennat a été également inégalitaire. L’Institut des politiques publiques a calculé que le bilan des mesures fiscales décidées par Emmanuel Macron (suppression de l’ISF, taxe forfaitaire sur les revenus du capital), avait permis à ceux qui constituent les 1 % les plus riches de la population d’augmenter encore leur revenu net, tandis que les 1 % les plus pauvres ont vu le leur baisser de 0,75 %. La France est devenue le paradis de ceux qui vivent de la perception de dividendes, dont le montant n’a cessé de gonfler pendant ces cinq ans, avec ou sans Covid.
Au lieu d’unir les Français, Emmanuel Macron les a dressés les uns contre les autres en stigmatisant une partie d’entre eux, un jour les Gaulois réfractaires au changement, le lendemain ceux qu’il voulait emmerder parce qu’ils refusaient sa politique vaccinale, un autre jour ceux qui n’étaient rien contre les premiers de cordée…
On oppose souvent le partisan de l’ouverture, Emmanuel Macron, à la nationaliste xénophobe, Marine Le Pen. Mais on ne peut qu’être inquiet lorsque l’on entend Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, dire à Marine Le Pen que « dans sa stratégie de dédiabolisation, Mme Le Pen en vient à être quasiment un peu dans la mollesse, il faut reprendre des vitamines. (…) Vous êtes prête à ne pas légiférer sur les cultes et vous dites que l’islam n’est même pas un problème. » Marine Le Pen s’offrait le plaisir de lui rappeler la distinction entre islam et islamisme : « Je n’entends pas m’attaquer à l’islam, qui est une religion comme une autre et, parce que je suis profondément attachée à nos valeurs françaises, je souhaite conserver sa liberté totale d’organisation et la liberté totale de culte. »
Tout cela ne veut pas dire que la Marine Le Pen soit une alternative acceptable.
Sur l’arc de la politique française, Marine Le Pen se situe bien à l’extrême droite, mais la politique qu’elle défend est plus proche de ce que disait la majorité des dirigeants de l’UNR des années 1960 – qu’il s’agisse des sujets que l’on appelle aujourd’hui de société ou de la relation de la France avec les étrangers – que de Hitler ou Mussolini.
L’invocation permanente des années 1930 empêche de penser la situation plus qu’elle n’aide à la comprendre. Que les antifascistes d’aujourd’hui se replongent dans l’histoire de l’Italie de 1918 à 1922, ou de l’Allemagne de l’après-première guerre mondiale et ils verront ce qu’était le fascisme en action, celui des bandes armées détruisant et incendiant tous les locaux de syndicats, partis, coopératives ouvrières, tuant les militants ouvriers, terrorisant les oppositions ; leurs organisations militaires ; l’antisémitisme des fascistes allemands et français, etc. Qu’ils le comparent ensuite à la situation présente.
Au lieu d’appeler rituellement à « faire barrage à un fascisme » imaginaire, ce qui ne fait que renforcer la position du RN comme seule alternative « au système », les démocrates feraient mieux de décrire exactement ce qu’est le RN. La force de leur démonstration y gagnerait.
Le nationalisme du Rassemblement national relève de la xénophobie plutôt que de la défense de la République. Marine Le Pen veut interdire le regroupement familial, promet de reconduire tout émigré en situation irrégulière à la frontière, de supprimer le droit du sol – on suppose pour revenir au droit du sang – de rétablir la préférence nationale (qu’est-ce que cela signifie vraiment ?) et peut-être la peine de mort, par référendum. Ce n’est pas le recours au référendum qui est critiquable, c’est le projet.
Ces propositions, et beaucoup d’autres, sont incompatibles avec les conventions internationales signées par la France et avec l’appartenance à l’Union européenne, dont elle ne propose plus que nous sortions. Elles ne sont donc que de la poudre aux yeux envoyée à ceux qui ont envie d’en découdre, comme ses propositions soi-disant sociales qui ne remettent nullement en cause le capitalisme et ses lois.
Marine Le Pen a été adoubée par Vladimir Poutine (l’agence d’information contrôlée par le Kremlin, Ria Novasti, la donnait d’ailleurs en tête du premier tour, fidèle à sa vocation d’informer ses lecteurs des nouvelles du monde parallèle).
Le parti de Marine Le Pen a été créé par son père avec des nostalgiques de la collaboration, des antigaullistes, des partisans de l’Algérie française. Il s’est adapté à l’évolution du monde, mais il n’est pas devenu pour autant le parti qui rétablira la démocratie en France, ni celui qui défendra les opprimés contre leurs oppresseurs.
La République en Marche n’a d’autre histoire que celle de son fondateur et d’autre projet que de rester au pouvoir.
Choisir, malgré tout
J’ai beaucoup hésité. J’ai pensé que cette affaire ne me concernait plus et que je m’abstiendrai. Pourtant, après avoir longtemps et douloureusement réfléchi, je me résous finalement à voter pour Emmanuel Macron au second tour.
Je le ferai non pas parce qu’il est le rempart de la démocratie contre le fascisme, mais parce qu’il y a des degrés dans ce que je refuse et en raison du contexte international.
Emmanuel Macron est candidat de droite, il a conduit une politique que je désapprouve, et je n’attends pas qu’il se transforme par la grâce de sa réélection. Je ne poserai aucune condition, car penser que l’on peut transformer Emmanuel Macron et les forces sociales qui constituent son socle politique relève de l’illusion. On nous avait déjà fait croire à cela lorsqu’il s’était agi de voter pour Jacques Chirac : « plus nous serons nombreux à voter pour lui, nous électeurs de gauche, et plus il devra infléchir sa politique. » Je me souviens de ces propos consolateurs comme si c’était hier. On a vu ce qui est advenu.
Mais ce candidat de droite ne prétend pas fonder la nationalité sur le sang plutôt que sur le sol, rétablir la peine de mort, démonter toutes les éoliennes pour les remplacer par des réacteurs nucléaires, cesser de participer activement aux négociations internationales sur le climat…
Je crains également qu’une victoire de Marine Le Pen, et peut-être de son parti aux élections législatives qui suivront, ne déclenche une chasse aux immigrés, aux étrangers et à tous ceux qui ne sont pas dans la norme. Et si je sais ce que je reproche à Emmanuel Macron, je crains ce que ferait Marine Le Pen au pouvoir en partant de prémisses aussi négatives.
Enfin, la France n’est pas une île.
La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine est un événement majeur de la vie européenne. Un des cinq membres du Conseil de sécurité de l’ONU a décidé d’envahir un pays dont il avait reconnu la souveraineté et d’y mener une guerre atroce dans l’objectif, selon Dmitri Medvedev, ancien président de la Fédération de Russie, de « désukrainiser » le pays, c’est-à-dire de réduire à néant sa population et sa volonté de faire respecter sa souveraineté.
Ce conflit se déroule pour le moment à nos portes, peut-être les franchira-t-il un jour.
Il n’y a pas de question plus importante pour ceux qui considèrent que la démocratie est inséparable de la souveraineté, que celle de l’Ukraine qui ne pourra être restaurée que par la défaite de la Russie.
La victoire de Marine Le Pen affaiblirait le fragile accord européen en faveur de la défense de l’Ukraine. Une victoire de Poutine ouvrirait une longue période de crise et d’insécurité en Europe dont les conséquences seraient désastreuses pour nous tous.
Dans ce combat, Macron et Le Pen ne se valent pas.
Alors, la mort dans l’âme, je voterai pour Emmanuel Macron le 24 avril, bien décidé à le combattre dès le 25 avril.
Certains refuseront le choix qui nous est imposé pour la troisième fois entre deux candidats avec lesquels nous ne partageons rien ou pas grand-chose et s’abstiendront. Je les comprends. Mais beaucoup d’électeurs ont voté en faveur de Jean-Luc Mélenchon contre Emmanuel Macron, malgré sa proximité avec Poutine, son soutien aux animalistes, etc.
Ensuite, il faudra travailler pour ne pas en être réduit la prochaine fois aux mêmes choix, ou plutôt à la même absence de choix.
Union de la gauche sans conditions pour les élections législatives
Si ce qui reste de la gauche envisage d’agir et de ne pas se contenter de faire campagne pour la victoire d’Emmanuel Macron, elle rassemblera ce qui lui reste de forces pour présenter un candidat unique de la gauche dans toutes les circonscriptions législatives sur quelques propositions simples permettant de rassembler des composantes aujourd’hui éclatées.
Il est impossible de mettre d’accord en quelques semaines sur un programme politique des formations aussi divisées. Il faudra du temps pour cela. Ce moment viendra.
Quelles pourraient être ces propositions ?
– Union pour la réforme des institutions de la Ve République,
– Inversion du calendrier électoral : élection de l’Assemblée nationale avant l’élection présidentielle,
– Instauration du scrutin proportionnel,
– Convocation d’une assemblée nationale constituante dans un délai d’un an après la prochaine élection législative,
– Campagne nationale appuyée par tous les députés uniques de la gauche pour faire signer une pétition dans ce sens par des millions de Français,
– Engagement à s’opposer à toute proposition de loi entrainant une régression sociale.
La division du champ politique en trois camps offre la possibilité de faire élire des députés de gauche, s’il y a une candidature unique dans toutes les circonscriptions. LFI est la principale force de ce qui reste de la gauche, elle peut donc revendiquer une part significative des sièges gagnables. En revanche, elle ne doit pas profiter de sa position pour imposer son programme à tous ses possibles partenaires. La gauche dont LFI sera de loin la principale composante peut avoir un groupe parlementaire important à l’Assemblée nationale si ce parti organise l’unité de la gauche. À défaut, LFI risque de n’être pas beaucoup mieux représentée que dans la législature qui s’achève. Pourtant, c’est là que les choses se joueront, pas dans les paroles ambiguës arrachées à Emmanuel Macron pendant ce qui reste de campagne présidentielle pour qu’il montre ses bonnes dispositions jusqu’au 24 avril.
Un groupe d’opposition capable de se faire entendre peut encore être élu. La condition est celle du rassemblement en vue d’une véritable transformation de nos institutions en laissant de côté les divergences qu’il sera possible de résoudre plus tard.
Espérons que les responsables de la gauche n’amplifieront pas le désastre de l’élection présidentielle.