Numérique

L’oiseau, le milliardaire et le précipice

Chercheur en sciences de l'information et de la communication

Elon Musk vient de racheter Twitter pour 44 milliards de dollars. Un prix considérable pour une plateforme privée, mais un prix dérisoire pour un espace public numérique qui occupe aujourd’hui la place d’un « commun » de l’information et souligne, par contraste, l’inanité des politiques publiques en la matière.

Twitter vaut-il vraiment 44 milliards de dollars ? Personne n’en sait rien. Mais pour quelques éléments de contexte et d’histoire il faut se souvenir, c’était la préhistoire, que Google fit l’acquisition de YouTube pour 1,65 milliards de dollars en 2005. En 2021 et pour 20 milliards de dollars, Microsoft rachetait la société « Nuance », spécialisée dans l’intelligence artificielle conversationnelle. En 2016, Microsoft encore, sortait 26 milliards de dollars pour racheter LinkedIn.

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En 2014, Facebook rachetait WhatsApp pour 22 milliards de dollars, la moitié de la somme qu’investit aujourd’hui Musk pour acquérir Twitter. Et en 2012, le même Facebook rachetait Instagram pour 1 milliard de dollars. La société en vaut aujourd’hui 100 fois plus. Toutes les sociétés cibles de ces acquisitions ont une histoire. Et les plus grosses offres ne font pas toujours les meilleures histoires.

Pourquoi Twitter ? Au regard des entreprises que dirige Musk aujourd’hui, pourquoi acquérir Twitter qui est aussi loin du secteur de l’aérospatial (SpaceX), que de celui des télécommunications (Starlink), des travaux publics (Boring Compagny construit des tunnels pour résoudre le problème des embouteillages urbains), de l’automobile (Tesla) ou des interfaces neuronales (Neuralink) ? Formulons quelques hypothèses.

Peut-être parce que Twitter est la meilleure agence de relations publiques (RP) de la planète et qu’aucun grand patron ne renoncerait à la possibilité de s’en attacher l’exclusivité des services. Peut-être parce que dans le grand concours de mâles toxiques dominants du secteur de la « tech », il était insupportable pour Musk que Zuckerberg possède Facebook (et WhatsApp et Instagram), que Bezos possède le Washington Post et que lui ne possède qu’un parc de voitures et de fusées.

Peut-être que celui qui disposait de 80 millions de followers avant de disposer désormais de 436 millions d’utilisateurs actifs mensuels, et qui tweetait de manière compulsive trouvait insupportable de pouvoir s’exprimer autant et avec autant de jouissance sur un média qui ne soit pas le sien.

Peut-être qu’il opère sa transition vers ce que McKenzie Wark appelle la « classe vectorialiste » : « Ici, dans le monde surdéveloppé, la bourgeoisie est morte. Elle a cessé de régir et de gouverner. Le pouvoir est aux mains de ce que j’ai appelé la classe vectorialiste. Alors que la vieille classe dominante contrôlait les moyens de production, la nouvelle classe dominante éprouve un intérêt limité pour les conditions matérielles de la production, pour les mines, hauts fourneaux et chaînes de montage. Son pouvoir ne repose pas sur la propriété de ces choses, mais sur le contrôle de la logistique, sur la manière dont elles sont gérées. Le pouvoir vectoriel présente deux aspects, intensif et extensif. Le vecteur intensif est le pouvoir de calcul. C’est le pouvoir de modéliser et simuler. C’est le pouvoir de surveiller et calculer. Et c’est aussi le pouvoir de jouer avec l’information, de la transformer en récit et poésie. Le vecteur extensif est le pouvoir de déplacer l’information d’un endroit à un autre. C’est le pouvoir de déplacer et combiner chaque chose avec toute autre chose en tant que ressource. Encore une fois, ce pouvoir n’a pas uniquement un aspect rationnel, mais aussi poétique[1]. »

Peut-être parce qu’il a simplement les moyens de tous ses caprices et que lesdits caprices peuvent être lus comme ceux de l’homme le plus riche de la planète se décrivant lui-même comme atteint de troubles du spectre autistique (il se décrit comme Asperger). Et que, même en restant à l’abri de toute forme de psychologisation de comptoir, l’histoire des comportements et des décisions de Musk doit être lue en gardant ces deux prismes en tête.

Peut-être enfin parce qu’il y a dans l’ingénierie algorithmique conversationnelle de Twitter et dans le volume de données qui y circule, des éléments stratégiques pour le déploiement et l’optimisation de technologies d’intelligence artificielle dont Elon Musk a fait l’une de ses priorités et sur laquelle nous allons revenir. Mais avant cela, encore une question. Fondamentale.

Qu’a-t-il acheté avec 44 milliards de dollars ?44 milliards de dollars, c’est un prix considérable pour une plateforme privée, mais c’est un prix dérisoire pour un espace public numérique qui occupe aujourd’hui la place d’un « commun » de l’information, ou en tout cas celle d’une infrastructure informationnelle et conversationnelle « commune ».

Je dis bien « commune » tout en gardant en tête le fait que les réseaux sociaux se définissent aussi par le nombre de celles et ceux qui n’y sont pas et que Twitter ne compte « que » 436 millions d’utilisateurs mensuels actifs. Mais l’influence de Twitter, en tout cas en Europe et aux États-Unis, s’étend bien au-delà de sa seule base d’utilisateurs.

Pour 44 milliards de dollars Elon Musk s’est offert (au moins) trois choses. D’abord donc, une base d’utilisateurs. Ensuite une volumétrie de données (et de métadonnées…) absolument colossale. Et enfin il s’offre ce qui est probablement la plus grande banque de donnée conversationnelle directe ayant jamais existé : en un lieu et un seul, derrière une adresse web et une seule, www.twitter.com, ce sont 6000 tweets par seconde, 350 000 par minute, 500 millions par jour, 200 milliards par an.

Que faire d’une telle base d’utilisateurs ? La monétiser, par la publicité.

Que faire d’une telle volumétrie de données et de métadonnées ? L’exploiter pour, notamment, affiner les routines algorithmiques de sélection, de recommandation qui dopent les interactions de la plateforme.

Et que faire de ces centaines de milliards de tweets qui sont a minima des dizaines de milliards de conversations ? Des conversations sur tous les sujets, sur tous les tons, dans tous les registres linguistiques, dialectiques, narratifs, et qui se tiennent aussi bien entre deux ou trois personnes comme entre des dizaines ou parfois des centaines, et en lien avec toutes les actualités du monde, des plus tragiques aux plus inessentielles ? Avant de répondre à cette question je veux vous raconter une histoire.

L’hypothèse Google Books

La scène se passe en 2005. Google, qui est déjà à l’époque devenu le moteur de recherche indépassable, fait alors ce qui semble à tout le monde être une “folie”. Il annonce un programme massif de numérisation d’ouvrages du domaine public, qu’il mettra ensuite gratuitement à disposition sur son moteur de recherche et dont il fournira également une copie numérique aux bibliothèques partenaires. Cette numérisation d’une ampleur inédite représente un coût très important et un investissement à perte. Et tout le monde s’interroge : pourquoi Google fait-il cela ?

Pourquoi le moteur de recherche le plus puissant de la planète se lance-t-il dans ce projet ? Il y gagne bien sûr un peu en termes d’image et de notoriété mais il n’en a à l’époque nul besoin. On découvrira plus tard que l’enjeu était de s’installer sur le marché de la vente en ligne de livres sous droits et que la numérisation d’ouvrages du domaine public n’était à ce titre que la technique du pied dans la porte. Mais l’autre raison de cet apparent coup de folie, la vraie raison, c’est que Google avait besoin « d’entraîner » ses algorithmes linguistiques.

Et quel meilleur entraînement que des textes dans toutes les langues, de grands auteurs, de styles, d’époques et de genres différents. Bien avant que l’on ne parle de « deep learning » ou de « machine learning », dès 2005, Google va entraîner, affiner, optimiser et « doper » son algorithme d’indexation et de traitement linguistique grâce à cette extraordinaire et inédite base de donnée littéraire numérique.

Vous avez maintenant la réponse à la question de savoir ce qu’Elon Musk pourrait faire de ces centaines de milliards de tweets et de dizaines de milliards de conversations : entraîner, affiner, optimiser, doper différentes technologies d’intelligence artificielle (IA) qui irriguent les entreprises qu’il détient. À commencer par son projet transhumaniste Neuralink.

Mais l’IA est également au cœur de mécanismes de conduite autonome de Tesla. À la fois dans la dimension conversationnelle qu’il imagine dans le pilotage « autonome » des véhicules mais aussi dans la complexité des données et des chaînes décisionnelles à prendre en compte pour garantir cette conduite autonome.

La relation d’Elon Musk à l’IA est profondément ambivalente. Ambivalente car il en a souvent dénoncé les dangers, rappelant à qui voulait l’entendre qu’un scénario à la Skynet (du film Terminator) était non seulement possible mais probable et prophétisant une « apocalypse de l’IA » (c’était en 2014 pendant un discours au M.I.T).

Mais dans le même temps il n’a eu de cesse d’en vanter les mérites comme à la parade des robots humanoïdes conversationnels, promettant des flottes entières de taxis autonomes pour 2020 (raté), et revisitant le vieux fantasme du couplage de l’homme à la machine au travers d’implants neuronaux pour, précise-t-il, que l’humanité reste au contrôle des machines.

À dire vrai, personne ne sait aujourd’hui si le plan d’Elon Musk est de se servir de Twitter pour travailler sur le domaine de l’intelligence artificielle. Mais l’accès à l’intégralité de la base conversationnelle de Twitter, ce que l’on appelle le « Firehose », représente un Graal à bien des égards, et imaginer qu’Elon Musk n’ait aucune idée de ce qu’il pourrait en faire ou en tirer serait, je le crois, une erreur colossale.

Pour le reste et par-delà le cas du rachat de Twitter, nous avons un double problème de gouvernance, un double problème de nature « cybernétique » (au sens de Norbert Wiener, c’est à dire la science du contrôle des communications).

Le premier est qu’il y a une trop grande incarnation des plateformes à l’ombre de la décision d’un seul, dont nous nous trouvons réduits à espérer qu’il se conduise en despote éclairé. Facebook (désormais « Méta ») c’est Zuckerberg. Amazon c’est Bezos. Et Twitter c’est Musk. Je ne sais pas s’il faut toujours séparer l’homme de l’artiste, mais il est certain qu’il devient de plus en plus difficile de séparer l’homme … de la plateforme qu’il dirige.

Notre autre problème est le champ de ruine de la gouvernance de ces nouveaux espaces numériques dans le cadre de leur impensé par 30 ans de politiques publiques qui n’ont – au mieux – raisonné qu’en termes « d’équipements ». Les gens avaient besoin d’espaces de dialogue citoyen et la puissance publique se demandait combien de chaises elle pouvait fournir.

C’est tout le paradoxe de nos « technocraties » : n’avoir pas vu venir le technopouvoir. Technocraties y compris aujourd’hui structurellement incapables de formuler autre chose qu’une forme de pensée magique (la Start-up nation et ses « licornes ») et inaptes à mesurer l’impact du pouvoir de la technique pour ce qu’il est, ou préférant n’y projeter que l’irénisme libéral d’une potentialité de réduction de coûts (et de droits).

On a longtemps cru ou imaginé qu’il pourrait exister un espace médiatique numérique public ouvert à chacun en participation égale comme peuvent l’être fondamentalement les réseaux socio-numériques (pour autant que l’on parvienne à faire intellectuellement abstraction de leur modèle économique et de leurs intérêts propres). Le web fut en partie cela à ses débuts, cette utopie concrète.

Mais cet espace médiatique numérique public n’adviendra pas, quoi qu’en dise d’ailleurs le fondateur et ex-PDG de Twitter, Jack Dorsey, qui déclare qu’il aurait aimé que Twitter soit un «bien commun » à l’abri de toute forme de publicité. Et puisque cela n’adviendra pas, il faut donc, a minima et de manière urgente proposer de nouveaux cadres contraignants de régulation de l’actionnariat des médias (traditionnels et sociaux).

Le DSA (Digital Service Act) européen va dans ce sens pour les médias sociaux mais il devra se donner les moyens de ses ambitions, ce qui est encore loin d’être acquis. Et à le lire attentivement, il souligne à quel point se fait aussi sentir l’absence d’un « Media Service Act » s’appliquant à la régulation de l’audiovisuel privé.

Sociology is The Key

Il y a une sociologie déterminante et en partie déterministe des espaces numériques. Le fait qu’ils soient plutôt investis par des hommes ou par des femmes, par des jeunes ou par des vieux, le fait que l’expression des minorités y soit plutôt favorisée ou empêchée (par exemple via la gestion de l’anonymat ou des pseudonymats), le fait que beaucoup de journalistes ou d’universitaires y soient ou non présents, le fait qu’ils soient directement associés à d’autres espaces numériques adjacents, familiaux, professionnels ou militants comme ceux par exemple des messageries, etc.

À partir de cette dimension sociologique première, l’algorithme ou plutôt « les algorithmes » produisent leurs effets à l’unisson des fonctionnalités proposées par ces espaces, mais aussi de la « culture » propre à chaque plateforme (qui peut être plutôt centrée sur le texte, sur l’image, sur la musique, sur la vidéo, avec à chaque fois des temporalités et des rythmes propres, etc.).

Dès lors, chaque plateforme sociale dispose de ses propres « affordances », c’est à dire de sa capacité à suggérer ses propres modalités d’utilisation de manière aussi implicite que les CGU peuvent être (parfois) explicites.

Pour prendre l’exemple de Twitter, rien n’indique explicitement qu’il est mieux d’y faire preuve de raillerie ou de sarcasme. Rien n’indique non plus qu’il faut s’y indigner aussi souvent que possible. C’est pourtant à ces modalités expressives à la fois suggérées et façonnées collectivement que nous « adhérons » au sens presque physique du terme, et ce sont elles qui façonnent notre intérêt pour la plateforme.

Or si Elon Musk met en place – c’est encore loin d’être acquis – l’ensemble de ce qu’il a annoncé (moins de modération, possibilité d’éditer les tweets, identification renforcée des utilisateurs, version payante sans publicité, etc.), il y aura inévitablement une modification des « affordances » de la plateforme, et dans le même temps une modification structurelle de sa sociologie (sans pouvoir aujourd’hui prédire si elle sera substantielle ou marginale).

Une étude du Pew Research Center de Novembre 2021 montrait que : « La plupart des Républicains qui consomment des informations sur Twitter (63%) disent que le site est surtout mauvais pour la démocratie américaine, tandis que seulement 26% des Démocrates partagent cette opinion. Les consommateurs Démocrates de nouvelles sur Twitter sont plus enclins à dire que Twitter est surtout une bonne chose pour la démocratie (54%). Dans l’ensemble, les consommateurs de nouvelles sur Twitter sont plus susceptibles que les autres utilisateurs de Twitter (et que les Américains en général) d’être démocrates, d’avoir un diplôme universitaire et d’être relativement jeunes. Les consommateurs d’informations sur Twitter sont également plus engagés sur le site en général – 46 % disent visiter Twitter tous les jours. »

Pour reprendre une terminologie issue de la théorie cybernétique, c’est l’homéostasie de Twitter, c’est-à-dire la capacité du système à garder son équilibre, qui pourrait être remise en cause et chanceler. Et c’est en tout cas entre la possibilité de ce changement sociologique de la composition de la base d’utilisateurs et celle de ses principales affordances que va se jouer, pour l’essentiel, l’avenir de la plateforme et la capacité d’Elon Musk en garder le contrôle.

Et ce changement a déjà commencé avec pour l’essentiel des comptes de personnalités politiques, d’éditorialistes et de personnalités publiques républicaines et d’extrême droite dont le nombre de followers monte en flèche depuis l’annonce officielle du rachat. Il faudra suivre attentivement ces basculements organiques dans les prochaines semaines pour analyser leur dimension conjoncturelle ou structurelle.

Le poète Eugène Guillevic écrivait « Il y a des moments / Où le moindre chant d’oiseau / Est un précipice / Qui s’avance pour t’avaler. » 44 milliards de dollars, c’est aussi le prix du précipice.


[1] Wark McKenzie, Degoutin Christophe, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, 2013/3 (n° 54), p. 191-198

Olivier Ertzscheid

Chercheur en sciences de l'information et de la communication, Maître de conférences à l'université de Nantes (IUT de La Roche-sur-Yon)

Notes

[1] Wark McKenzie, Degoutin Christophe, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, 2013/3 (n° 54), p. 191-198