Économie

Quand l’industrie rachète la terre

Journaliste

Les terres agricoles recouvrent la moitié du territoire français. Ressources convoitées depuis toujours, elles font l’objet de luttes entre agriculteurs, mais pas seulement : elles sont aujourd’hui menacées par des industries désireuses de maîtriser les matières agricoles. Avançant à bas bruit, elles posent une nouvelle question pour la campagne : assiste-t-on à un accaparement qu’on croyait réservé aux pays de l’hémisphère Sud ?

Depuis le début de la guerre opposant deux gros producteurs de céréales, les cours de l’huile, colza, blé ou maïs ont atteint des taux record. Des droits exceptionnels pourraient être accordés aux agriculteurs français, pour leur permettre d’utiliser les terres obligatoirement au repos. « La Commission va proposer d’adopter une suspension (des règles), afin qu’on puisse utiliser ces terres pour la production protéinique, car il y a évidemment un manque de nourriture pour les élevages » a indiqué à l’AFP le commissaire européen à l’agriculture Janusz Wojciechowski.

publicité

Il faut se représenter la terre comme le réservoir alimentaire du pays. Lorsque les incertitudes politiques se multiplient, le foncier agricole apparaît sous une lumière un peu plus crue. La terre, essentielle et stratégique, est gouvernée d’un peu plus près. Mais à qui revient-elle ? Depuis une dizaine d’années, la terre attire les grandes entreprises. Après avoir avalé la transformation des produits agricoles et la distribution, elles investissent la production agricole elle-même. Enseignes de la grande distribution, leaders de l’agroalimentaire, du secteur pharmaceutique ou du secteur cosmétique : ils sont de plus en plus nombreux à convoiter le patrimoine agricole.

Au sud d’Orléans, Fleury Michon possède un élevage où naissent six-mille porcelets par an. À la ferme, des ouvriers font les travaux agricoles. À des centaines de kilomètres, les dirigeants de Fleury Michon surveillent sur leurs écrans les cours des matières premières. Ayant fondé sa croissance à l’origine dans le secteur commercial, cette entreprise fait à présent du contrôle de l’activité agricole un élément clé de sa stratégie.

Posséder la terre présente trois atouts majeurs. D’abord, l’industriel assure lui-même son approvisionnement sans passer par les producteurs. Ensuite, ce contrôle direct des matières premières apporte plus de flexibilité pour répondre aux attentes changeantes du consommateur. Enfin, l’exploitation directe lui permet de se passer d’intermédiaires coûteux : agriculteurs, coopératives, négociants, etc.

Mais le modèle de l’agriculture de firme signifie la disparition du savoir-faire et de l’authenticité du métier agricole. Le paysan se transforme en exécutant au service d’un groupe industriel. En quoi est-ce un problème ? Le sol est un organe vivant, seul un agriculteur connaît sa terre. Une fois gérée à distance, la connaissance de la terre se perd.

Ainsi, l’agriculture de firme contraint à une standardisation du vivant. Car organiser une ferme en fonction de schémas tout faits oblige à conformer le vivant. L’industrie a besoin de produits tous identiques, sa chaîne de production est conçue pour des poulets ou des cochons d’une taille adéquate, pour du riz ou des pommes de terre d’une variété donnée et d’un calibre unique. Le contraire d’une agriculture de proximité approvisionnant des marchés locaux.

Déjà, les agriculteurs n’étaient plus entièrement maîtres de leurs décisions. Les industriels étaient souvent accusés de faire la pluie et le beau temps en matière de prix. Mais un autre glissement s’opère, un saut de plus dans l’histoire de l’industrialisation de l’agriculture. À l’image d’autres secteurs de l’économie – la production de voitures ou l’industrie numérique avec les GAFAM –, il en découle une concentration des sociétés sans précédent. On avait déjà vu le remplacement de la supérette de quartier par une grande chaîne. Les petites et moyennes entreprises (PME) disparaissent, au profit des plus grandes. Ce mouvement gagne à présent l’agriculture.

Mais pourquoi la terre voit-elle arriver des investisseurs auxquels elle avait échappé jusque-là ? Le monde rural, tout bucolique qu’il semble être, n’est pas simple. Un agriculteur sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. À force de travailler soixante heures par semaine pour quelques centaines d’euros, avec des montagnes de crédit dont on ne voit pas le bout, l’amertume des agriculteurs grandit. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les fortunes de l’industrie soient bienvenues là où l’argent manque.

Les autorités de leur côté, ont de moins en moins de moyens pour faire garde-fou. Pour le comprendre, il faut se pencher sur les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer). Il en existe une par département. Placées sous tutelle du ministère de l’Agriculture et du ministère de l’Économie et des Finances, les Safer sont des sociétés anonymes sans but lucratif. Leur création en 1960 devait permettre à la puissance publique d’intervenir sur le marché des terres pour exercer une mission d’intérêt général, celle de redistribuer le foncier agricole en faveur des agriculteurs.

Chaque Safer locale se voit obligatoirement informée lorsqu’une transaction est en vue, notamment quand un agriculteur vend ses terres au moment de partir à la retraite. Le code rural leur confère un pouvoir important avec un droit de préemption, qui leur permet d’acquérir le bien avant tout autre acheteur afin de fixer un nouveau prix et de faire un appel à candidature.

Mais, en pratique, les exemples d’écarts abondent. Pourquoi les Safer acceptent-elles de vendre des terres à Fleury Michon ? Contacté au sujet de ce type d’opérations, Emmanuel Hyest, le président de la Fédération nationale des Safer, ne souhaite pas s’exprimer. Comment comprendre le dévoiement d’un organe d’État ? Déjà en 2014, la Cour des comptes critiquait une gestion « peu transparente » et recommandait un « meilleur encadrement ». Un écrit fut publié, il s’intitulait : « Les dérives d’un outil de politique d’aménagement agricole et rural ». Dans ce rapport, les magistrats reprochaient aux Safer de perdre de vue leur mission initiale : elles n’installent plus suffisamment de jeunes agriculteurs.

La baisse drastique des moyens accordés aux Safer y est-elle pour quelque chose ? À leur création, elles étaient financées à 80% par des fonds publics. Mais ces subventions de l’État n’ont cessé de fondre et, depuis 2017, l’État ne finance plus du tout les Safer, sauf en Outre-mer. Le peu d’argent public qui reste – 2 % du budget en moyenne – provient essentiellement des régions. Aujourd’hui, 90 % du budget des Safer viennent des commissions qu’elles touchent sur les ventes. Et les 8 % restants sont issus d’études et de conseils, principalement à destination des collectivités territoriales.

Quand le prix de la terre atteint de tels sommets, les jeunes agriculteurs ne peuvent pas suivre.

Ainsi, la plupart de leurs recettes est désormais apportée par les transactions qu’elles réalisent pour vivre. Aujourd’hui sous-équipées, elles peinent à remplir leur mission. Pour maintenir leurs finances en bonne santé, elles ont intérêt à enchaîner les transactions et peuvent parfois mettre de côté leur objectif premier.

En théorie, il est prévu que les Safer facilitent l’installation des jeunes agriculteurs. Mais lorsqu’un gros industriel se présente, elles ont du mal à dire non. À côté de Grasse, Chanel achète l’hectare à un million d’euros pour cultiver les fleurs qui entrent dans la composition de ses parfums. En proposant de tels prix, la société Chanel était sûre d’emporter le marché. À moins que la Safer locale ne s’y oppose : le code rural lui attribue la faculté d’utiliser son droit de préemption « avec révision de prix ».

Si le tarif est surévalué, elle peut exiger une baisse. La Safer diffère alors la transaction, le temps de proposer au vendeur de nouvelles conditions conformes au prix local de la terre, fixé chaque année dans un document officiel, « Le Prix des terres ». Mais Chanel ne semble pas soumis aux mêmes lois que tous. La Safer locale autorise la vente. À ce sujet Emmanuel Hyest, le président national des Safer, ne souhaite pas non plus s’exprimer.

Les perturbations pour le marché foncier sont pourtant réelles. La terre agricole voit s’affronter des prétendants à armes inégales. Quand le prix de la terre atteint de tels sommets, les jeunes agriculteurs ne peuvent pas suivre. Florian Duchemin se dit écœuré par cette « bagarre de l’hectare ». Après avoir recherché pendant quatre ans une parcelle pour s’installer en maraîchage dans la Drôme, il a dû trouver un travail dans l’informatique : « Vu le prix, bientôt il sera plus facile d’acquérir un trois-pièces à Paris qu’un hectare de terre arable. » « La concurrence est déloyale », conclut ce trentenaire en pointant des acheteurs qui viennent du monde industriel.

Leur arrivée remonte au début des années 2010. Cette évolution survient au mauvais moment : un agriculteur sur quatre a plus de 60 ans. Dans les trois années à venir, 160 000 exploitations devront trouver un successeur. Qui seront les prochains paysans ?

À l’origine de la création des Safer, le ministre du général de Gaulle puis de François Mitterrand, Edgard Pisani, avait imaginé cet outil comme des « offices fonciers » pour extraire les terres agricoles des logiques de marché : « J’ai longtemps cru que le problème foncier était de nature juridique, technique, économique et qu’une bonne dose d’ingéniosité suffirait à le résoudre. J’ai lentement découvert qu’il était le problème politique le plus significatif qui soit[1]. » Les Safer ne remplissent plus guère leur mission.

En témoigne une autre transaction emblématique. En avril 2016, le groupe pékinois Reward, spécialisé dans l’agroalimentaire, faisait la « une » des médias. Ses achats mettaient au jour les failles du système français de protection des ressources agricoles. La société du milliardaire Hu Keqin venait d’acquérir 1 700 hectares de terre céréalière dans l’Indre et l’Allier – soit plus de vingt fois la surface moyenne d’une exploitation. À quoi étaient destinées les farines françaises ? À alimenter la chaîne chinoise de boulangeries Chez Blandine.

Si l’affaire a choqué l’opinion publique, elle n’est pourtant que la partie émergée de l’iceberg. Et les industries acquéreuses de terre agricole sont aussi celles qui nous sont familières. Sur le marché des terres en France, on ne compte que peu d’acheteurs étrangers (2%). La médiatisation des acheteurs chinois masque les vrais enjeux. Il semble facile de regarder ailleurs, quand les entreprises nationales ou régionales jouent les premiers rôles.

L’opération de la firme Reward a au moins amené une prise de conscience : les Safer manquent aussi de moyens juridiques, il faut les moderniser. Au milieu des années 2010, le monde agricole réclame une grande loi foncière pour adapter l’arbitre du marché foncier aux dernières évolutions. Un combat qui portera finalement ses fruits : le 14 décembre 2021, le Parlement français a adopté une loi « portant mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires ». Le texte prévoit la mise en place de nouveaux contrôles par les Safer, sous l’autorité du préfet qui devra donner son accord lorsqu’une entreprise (ou un groupe industriel) cherche à acquérir du foncier.

Mais cette loi autorise de nombreuses « dérogations » qui la rendent en partie inefficace. Les Safer devront notamment apprécier également le « développement du territoire » au regard « des emplois créés et des performances économiques, sociales et environnementales ». Présentée comme une « étape », cette loi ne peut remplacer la grande loi foncière que les organisations agricoles appellent de leurs vœux.

Sans réelle opposition pour les freiner, les firmes avancent dans l’espace rural.

Première organisation de la profession, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) indique poursuivre la « réflexion en interne » pour protéger plus durablement les agriculteurs. « Il faut un changement de politique publique pour répartir autrement la terre », affirme la Confédération paysanne. Tandis que le Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef) demande, lui, qu’une loi « encadre les prix des terres agricoles de sorte qu’ils soient en corrélation avec le revenu agricole qui peut être dégagé sur ces terres ».

La mission d’information parlementaire créée en décembre 2018 avait évoqué la création d’un outil centralisé de régulation du foncier agricole confié à une autorité administrative indépendante. La Commission européenne a d’ores et déjà autorisé des mesures de régulations fortes comme le droit de préemption en faveur des agriculteurs, un plafonnement de la taille des propriétés foncières, voire des mesures contre la spéculation. Il manque encore une volonté plus largement partagée, afin que la terre demeure un « espace politique », comme le définissait le sociologue et philosophe Henri Lefebvre. Autrement dit, un espace façonné́ par les décisions de tous et non de quelques-uns.

Sans réelle opposition pour les freiner, les firmes avancent dans l’espace rural. Leurs fermes passent souvent inaperçues. À qui appartient la terre ? Il n’y a aucune marque dans le paysage. Toute une cohorte d’entreprises prend du pouvoir à la campagne : elles achètent ou louent les terres, les cultivent et organisent les récoltes à l’insu du plus grand nombre. À l’heure où l’agriculture paysanne a la cote, cette mutation discrète est en cours.

Il faut contribuer à révéler cette dynamique qui échappe à l’appareil statistique. Sur les 26,7 millions d’hectares que compte la France, les grandes entreprises en possèdent-elles 100 000 ou 1 million ? Personne ne peut le dire aujourd’hui. Il est temps que les décideurs politiques s’emparent du sujet pour que l’on puisse mesurer sa valeur statistique exacte.

Au fil des mois d’enquête, je me suis souvent confrontée à la difficulté d’accéder à l’information. Lorsque les portes sont fermées, il semble d’autant plus urgent de s’immiscer dans les rouages des transactions foncières. Car les nouveaux propriétaires fonciers font l’agriculture de demain. Qui sont-ils ? Dans quel intérêt investissent-ils ? À qui doivent-ils rendre des comptes ? Nous avons le droit de connaître les ressorts de ce que nous achetons.

Quand une terre est cultivée par un groupe industriel, où est l’intérêt de la population ? La question devrait pouvoir être posée dans l’instance de la Safer. Problème, les commissions où se déroulent les ventes de terre se déroulent à huis-clos. Ainsi, les instances en charge des affaires foncières ne sont pas ouvertes au public.

Les Safer ont tous les attributs d’un parlement pour partager le foncier – sauf la transparence. « Nous ne connaissons pas la teneur des échanges, nous n’avons aucun renseignement sur les débats, mais seulement sur la décision prise », explique Thomas, agriculteur en Loire-Atlantique. Pour lui, la démocratie pratiquée à la Safer ne devrait pas se passer à huis clos. « Pourquoi ne peut-on pas s’inscrire pour assister à un comité technique comme on peut le faire dans un conseil municipal ? »

Dans les années à venir, les hectares qui se vendront vont-ils conforter l’agriculture de firme ou un autre modèle agricole ? C’est le rôle de nos Safer d’en décider. L’arbitrage des autorités sur un acte aussi primordial pour la vie, celui de manger, doit être davantage compris et mis en lumière.

NDLR : Lucile Leclair a publié en novembre dernier Hold-up sur la terre aux éditions du Seuil.


[1] Source : Edgard Pisani, Utopie foncière, préface de Michel Rocard, Gallimard, 1977 (réédition, Éditions du Linteau, 2010).

Lucile Leclair

Journaliste

Notes

[1] Source : Edgard Pisani, Utopie foncière, préface de Michel Rocard, Gallimard, 1977 (réédition, Éditions du Linteau, 2010).