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À l’ouest.com, du nouveau

Économiste, Économiste

L’offre d’achat de Twitter par Elon Musk, qu’il menace désormais de retirer en accusant l’entreprise de « rétention d’informations », éclaire le paradoxe des monopoles numériques et les dangers institutionnels qu’ils soulèvent. La mécanique de verrouillage des monopoles, puis de levier sur des marchés adjacents, propulse la rentabilité de ces firmes, leur domination sur le web et leur pouvoir de lobbying – tandis que l’Union européenne, impuissante, promulgue glorieusement des règles sans effets sur leur structure.

Est-ce la reine d’Angleterre qui accorde un selfie à l’homme le plus riche du monde ? Non, elle a renoncé aux voyages et se tient à l’écart des corvées officielles. D’ailleurs, le tweet est signé Thierry Breton, le commissaire européen au Marché intérieur. Est-ce à dire qu’Elon Musk veut racheter la Commission pour la retirer de la cote, comme il l’a promis de Twitter ? Ou que celle-ci vient lui jeter un sort pour faire capoter son rachat ? Qui sait ?

La scène se passe à Austin (Texas) dans la cathédrale d’Elon Musk. « Je suis d’accord avec… tout ce que vous avez dit… vraiment ! » confesse le prélat avec l’onction des puissants. L’échange est lunaire. Transfiguré par sa rencontre, le commissaire est aux anges. « J’ai été très heureux de vous expliquer le DSA, la nouvelle réglementation européenne. Et je pense que vous l’avez très bien comprise ». Il aurait pu dire Sa Sainteté. En fait, la vidéo est une pub pour le nouveau règlement d’encadrement des services numériques. Lequel, maugrée son promoteur, n’est pas dupe des intentions du boss de Twitter. Drôle de mise en abîme.

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Cafouillage

Mais voilà que huit jours après, Musk fait machine arrière, prétendant avoir été roulé sur le nombre de faux-comptes pullulant dans le réseau… Il les estime entre 20 % et 90 %, dont 70 % sur les sujets boursiers, alors que la direction de Twitter n’en avoue que 5 %. Quelle importance ?

Certes, pour les annonceurs, payer les robots au prix des abonnés c’est frustrant. A fortiori, pour l’acheteur de la régie, lequel ne peut qu’exiger un rabais. Mais c’est la beauté de Twitter dont l’essence, comme tous les médias sociaux, est d’échapper à la responsabilité d’éditeur. Musk croyait faire une affaire en achetant un média en monopole dont il aurait pris les rênes éditoriales. Maître de la plateforme, il aurait eu la main sur les algorithmes et la modération, une machine sémantique qu’il aurait été seul à piloter. Ce qui, n’en déplaise au commissaire Breton, lui aurait donné un pouvoir supérieur à celui de tous les Citizen Kane.

À la différence des médias soumis au statut d’éditeur, le protocole éditorial de Twitter est insaisissable. L’ambiguïté est la règle. Pas moyen de savoir qui parle ni dans quel but. Est-ce l’émetteur, le réémetteur, le démon de la plateforme ? Le lecteur d’un tabloïd sait que Murdoch paie ses journalistes. Et si le tabloïd l’agace, il en achète un autre.

Mais qui paie l’auteur d’un tweet ? Qui le fait circuler ? Qui le met en contexte ? Impossible de savoir. Et si l’on quitte Twitter et les siens, où retrouve-t-on ses lecteurs ? Le microblogging vit des effets de réseau. C’est un monopole. Si l’opération se faisait, Musk contrôlant les algorithmes serait bien plus puissant que les magnats des news dont le nom, bon gré mal gré, reste associé aux contenus qu’ils publient.

Mais toute médaille a son revers. L’impunité étant l’alliée de la fraude, tant que celle-ci profite aux actionnaires, nul ne s’en plaint. Qu’un autre veuille les racheter, il doit en payer le prix. Si le statut reste le même, rien ne le privera de frauder à son tour. N’empêche, s’arroger un protocole éditorial aussi louche, soi-disant pour y faire triompher la lumière, est moins aisé qu’il n’y paraît.

Et la Commission n’en peut mais. Est-elle intervenue pour bloquer l’acquisition ? Non, pas plus qu’elle n’a freiné le rachat de la MGM par Amazon ou l’intégration de Google dans les services en ligne. Reviendra-t-elle sur le statut d’hébergeur qui consacre l’irresponsabilité des médias sociaux ? Nenni. Elle promulgue glorieusement des règles visant à traiter les effets et non les causes. Pur charlatanisme.

Nouveau western

L’affaire éclaire le paradoxe des monopoles numériques et les dangers institutionnels qu’ils soulèvent. Rien de vraiment nouveau. Au XIXe siècle, les incitations à l’expansion du commerce et de l’industrie mettent le pétrole, les chemins de fer, l’acier, le tabac américains dans les mains de cartels. Grâce aux économies d’échelle, ces trusts se rendent populaires en faisant baisser les prix pour le consommateur.

Mais ils rançonnent aussi les fournisseurs tandis que leur lobbying corrompt la justice et la démocratie américaine. Ils finiront, au terme d’une longue bataille juridico-politique, par être démantelés dans les années 1910 et après. La Standard Oil de Rockefeller a ainsi été défaite en 34 entités régionales, séparant le raffinage du transport.

La domination de Google, Facebook et Amazon (GAF) renouvelle le genre. Cette fois, c’est le cyberespace qu’il faut coloniser. Il est source de gigantesques effets de taille favorisés par des règles incitatives. Parmi celles-ci, le statut d’hébergeur qui exempte les plateformes de responsabilité, renvoyant celle-ci à des utilisateurs anonymes. Mais tandis que les trusts étaient des cartels, des alliances de concurrents venus à bout des économies d’échelle, le numérique est affaire de monopoles.

Car les télécoms engendrent des effets de réseau planétaires : plus un service compte d’utilisateurs et plus il est utile. À quoi s’ajoutent les économies d’échelle de l’électronique et de la fibre optique. Le service le plus demandé, donc le plus utile, est ipso facto le moins cher. Aucun concurrent n’y survit : winner-takes-all. C’est ainsi que s’établissent les monopoles du topographe (Google), du commerçant (Amazon) et du socialisateur (Facebook). Ces trois marchés sont les grandes portes du web.

Or, les GAF qui ont vendu leur monopole en Bourse n’ont de cesse de l’étendre au-delà de leur pré carré. Quitte à concurrencer leurs fournisseurs et leurs clients, ils investissent sans relâche des marchés adjacents. Amazon concurrence les marques qu’il distribue par celles de sa Marketplace, ainsi que par ses Basics mis en avant sous son nom.

À tous ses affiliés, il vend aussi de la logistique et du cloud. Et pour faire bonne mesure, il retient le consommateur par son abonnement Prime. Quant à Google qui n’hésite pas à truquer son algorithme à son propre avantage, on ne compte plus ses procès pour abus de position dominante. Mais qu’importe, puisque le consommateur y gagne…

La mécanique de verrouillage des monopoles, puis de levier sur des marchés adjacents propulse la rentabilité de ces firmes, leur domination sur le web et leur pouvoir de lobbying. À quoi s’ajoutent l’exclusivité de la maîtrise des données et l’influence des médias sociaux. Face à cela, l’incitation aux abus est sans limite, le poids des sanctions sans effet. Et le consommateur auquel internet est dédié, l’alibi ultime de toutes ces vilenies.

Il devrait y avoir une loi contre ça. La règle du western est qu’un nouveau shérif arrive en ville et cherche à y instaurer la loi. C’est ce qu’annonçait l’élection de Biden et la nomination de la juriste Lina Khan à la tête de l’antitrust. Lina Khan a été pionnière dans la dénonciation des complaisances d’un antitrust privilégiant le consommateur aux dépens de la concurrence dans l’industrie. Arrivée aux commandes, elle a voulu relancer la tradition du démantèlement. Ce qui, en l’espèce, revient à séparer les activités de plateforme et de commerce, sources de conflits d’intérêts permanents. Amazon devrait donc choisir entre la vente au détail et la Marketplace.

Google perdrait ses comparateurs. Facebook ne pourrait utiliser WhatsApp pour cibler sa publicité. Bref, forcer les GAF à céder les activités sur lesquelles leur monopole fait levier. Las, la guerre en Ukraine a contrarié ces plans. Car, dans cette conjoncture, le soft power des GAF est une arme fatale. L’accès aux données – Android de Google équipe 85% des smartphones de la planète – nourrit le renseignement. Les médias sociaux dessinent la propagande. Pas question de s’amputer de ce bras. L’antitrust attendra.

Côté européen, l’antitrust est un mythe car il n’y a pas de western, pas de nouvelle frontière, pas de trusts fédéraux. À l’inverse, il a d’abord fallu défaire des monopoles locaux pour construire le grand marché. C’est ainsi qu’on a bâti celui de la téléphonie mobile quand les américains créaient le cyberespace. Résultat, Internet a tué le téléphone et les GAF ont conquis l’Europe. Certes, la Commission se rebiffe en édictant des règlements. Mais ils sont sans effets sur la structure des GAF, leur levier, leur lobbying. Même la souveraineté affichée sur les données qui prévoit leur hébergement en Europe, est désormais marchandée contre le relâchement de la dépendance au gaz russe. Ne reste plus que la com. Breton va à Austin et tweete avec le pape.

America is back

Qu’on le veuille ou non, les Américains sont de retour. Quand nous avons écrit Le Nouveau Western[1], la conjoncture était à l’affrontement sino-américain dans lequel les deux camps faisaient à la fois jeu égal et cyberespace à part. La guerre en Ukraine a rebattu les cartes en rendant aux Américains la suprématie idéologique et industrielle. D’abord parce que cette guerre étend à une société russophone l’ordre d’accès ouvert, c’est-à-dire l’économie de marché couplée à l’État de droit.

Jamais cet ordre social, né aux États-Unis et en Europe, étendu aux dragons d’Asie et en Europe de l’Est, n’a été si clairement, si héroïquement défendu. L’idéologie de l’accès ouvert s’en trouve régénérée[2]. Et dans cette guerre pour l’ouverture des accès, c’est du renseignement et de la médiatisation dont internet est l’outil, que se crée l’unité et la puissance des alliés.


[1] Olivier Bomsel & Rémi Devaux. Le Nouveau Western. Qui peut réfréner les géants du web ?, Le Cherche-Midi, 2022.

[2] La théorie des ordres sociaux est de Douglass North, Barry Weingast et John Joseph Wallis. Elle est résumée et illustrée dans La nouvelle économie politique, une idéologie du XXIe siècle, Olivier Bomsel, Folio, Gallimard, 2017.

Olivier Bomsel

Économiste, Directeur de la Chaire MINES ParisTech d'économie des médias et des marques

Rémi Devaux

Économiste, Doctorant à Mines ParisTech

Notes

[1] Olivier Bomsel & Rémi Devaux. Le Nouveau Western. Qui peut réfréner les géants du web ?, Le Cherche-Midi, 2022.

[2] La théorie des ordres sociaux est de Douglass North, Barry Weingast et John Joseph Wallis. Elle est résumée et illustrée dans La nouvelle économie politique, une idéologie du XXIe siècle, Olivier Bomsel, Folio, Gallimard, 2017.