Santé

Le SARS-Cov2 n’est pas le VIH

Politiste

Dans un récent pamphlet, Barbara Stiegler et François Alla fondent leur critique de la réponse coercitive de l’État au Covid sur un lien indissoluble entre santé et liberté. Se référant aux stratégies de santé publique développées pour contrer le VIH, ils préconisent une politique axée sur les droits humains et la liberté. Mais le Covid n’est pas le VIH. S’il faut équilibrer, autant que possible, la balance des coûts (pour les droits) et des bénéfices (pour la santé), c’est bien parce que le respect des droits ne peut pas l’emporter a priori et quelles qu’en soient les conséquences pour la protection de la santé publique.

Santé et liberté sont-elles des valeurs en conflit dans les politiques de santé publique ? Le dilemme que crée leur concurrence est devenu banal dans les médias à la faveur de la pandémie de Covid, illustré par les mesures de confinement, de couvre-feu, ou encore d’obligation vaccinale des soignants. Et ce dilemme était en réalité largement balisé en amont de cela, par des siècles d’histoire de la santé publique. Grand classique des politiques de santé, on retrouve bien sûr ce conflit entre santé et liberté au cœur de la lutte contre les maladies infectieuses. L’exemple français le plus récent de controverses est à aller chercher avec le VIH, par exemple pour les stratégies de dépistage ou de déclaration obligatoire, mais c’est aussi le fil rouge historique des politiques de la vaccination, ou bien encore des stratégies de prévention des addictions, en particulier tabac et alcool, de la nutrition, de la sécurité routière, etc.

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En France, le traitement de ce dilemme fait le quotidien des acteurs de santé publique qui sont en charge des réglementations, de la prévention et de l’administration de la santé. Instruire une nouvelle mesure de prévention, du paquet neutre pour le tabac jusqu’à la réduction de la vitesse autorisée sur les routes par exemple, c’est immédiatement devoir produire des arguments de légitimité et d’utilité justifiant que la liberté des uns (les cigarettiers, les conducteurs, etc.) soit limitée pour protéger la santé de tous. Si la pratique de ces arbitrages est banale dans l’administration de la santé, leur approche théorique en revanche est plus rare dans notre pays, l’essentiel de l’expertise académique normative en la matière étant du côté des juristes spécialistes du droit de la santé publique, plutôt que de la discipline « santé publique » en tant que telle. Alors qu’aux États-Unis l’étude des critères de légitimité de l’action publique pour réguler les comportements de santé fait l’objet d’une discipline à part entière appelée Public Health Law voire Public Health Ethics, de ce côté-ci de l’Atlantique les contributions normatives à l’étude de cet enjeu sont plus modestes.

C’est peut-être pour cela que Barbara Stiegler et François Alla, respectivement philosophe et praticien de santé publique, parviennent à écrire dans leur récent « Tract » intitulé Santé publique année zéro (Gallimard) qu’invoquer un conflit entre santé et liberté, c’est, au mieux, un contresens, au pire, une ruse cynique. Limiter les libertés pour lutter contre le Covid ? Il n’y aurait selon eux en fait, dans cette affaire, ni dilemme ni conflit de principes, mais une pure construction subjective sans fondement, une instrumentalisation délibérée de la part de l’exécutif. Une affirmation qui entend battre en brèche l’intuition commune selon laquelle il arrive souvent, sur la route, au café, ou dans les entreprises agroalimentaires, que la santé publique emporte des limitations légitimes de la liberté.

Alors, santé et liberté : « all good things go together » ? Des générations d’acteurs de la santé publique se seraient-ils trompés d’objet en pensant contribuer à l’intérêt général avec des interdictions de fumer, des vitesses maximales sur la route, des dépistages et des vaccinations obligatoires, des notifications de maladie contagieuse, etc. ? Pour Stiegler et Alla, pas de doute ! C’est même là la thèse centrale de leur ouvrage dès les premières lignes : « cette opposition entre santé et liberté » aurait été « imposée par un nouveau libéralisme autoritaire », et, « relevant de l’argument d’autorité et de l’erreur politique, elle a, parmi d’autres effets délétères, transformé le terrain de la santé publique en un grand champ de ruines ». Tout l’ouvrage prend donc pour objet de critiquer l’opposition entre santé et liberté, « faute matricielle, source de toutes les défaillances dans la gestion de la crise » (p.3), ayant fait de la santé publique un champ de ruines « année zéro ».

Car, loin de reprendre les antiennes habituelles sur la faiblesse structurelle de la culture de santé publique dans notre pays[1], les auteurs se démarquent de l’hypothèse d’incompétence : pour eux, c’est surtout à une instrumentalisation active de la science (notamment de l’épidémiologie biostatistique) que l’on a assisté, avec un dessein intéressé dont ils nous révèlent les coulisses, et qui tient à un mélange de néo-libéralisme, d’utilitarisme, et d’autoritarisme dont l’exécutif actuel aurait le secret : « Mais ne soyons pas naïfs. Ce ne fut pas qu’une question d’incompétence. Il y avait aussi un intérêt des pouvoirs publics à prendre des décisions sur des telles données [de modélisation], limitées par nature, et qui ont servi d’alibi à des choix préétablis » (p.31). Sur les choix préétablis en question, et la pente naturelle de l’exécutif vers l’autoritarisme, on pourra se référer à l’ouvrage de Jean-Luc Mélenchon sur la crise Covid[2], dont les accents sont très proches du présent pamphlet.

L’argumentaire de Stiegler et Alla pour déconstruire l’idée d’une opposition entre santé et liberté au profit de la thèse du dessein caché autoritariste peut se décomposer en trois étapes :

1. Les auteurs considèrent que l’opposition entre santé et liberté n’est pas réelle : « Petit à petit s’est installée dans les esprits cette idée fausse : si nos libertés publiques avaient bien été remises en cause, (…) c’était (…) pour notre santé. (…) Ainsi s’est progressivement imposé un récit fallacieux, opposant deux camps : celui des défenseurs de la santé publique et celui des partisans des libertés et de la démocratie. Entre les libertés et la santé, chacun était désormais sommé de choisir son camp. (…) Pour nous qui depuis le début avons pris le parti de la santé publique, cette opposition entre santé et liberté n’a pourtant rigoureusement aucun sens, et ce qui s’est passé depuis deux ans le confirme » (p.4, l’autrice souligne, ndlr).

2. Les auteurs font ensuite valoir que l’opposition entre santé et liberté n’est donc qu’un habillage voulu par l’exécutif. Dans quel but ? Pour recouvrir sa pente autoritaire et néo-libérale : ici, l’argumentaire doit être détaillé car il fait quelques détours. D’abord en faisant valoir que la démocratie représentative que nous connaissons n’est que « dite libérale », un « modèle politique incapable d’imaginer une construction démocratique de l’intérêt général » (p.22). La critique ici, s’agissant de la démocratie sanitaire en particulier mais aussi de la démocratie en général, est celle d’un dévoiement de l’idée de démocratie désormais réduite, « dans le sillage de la tradition libérale classique, à un agrégat d’individus porteurs de droits antécédents, auxquels le nouveau libéralisme intime en outre la charge et le devoir de devenir entrepreneurs d’eux-mêmes » (p.18). Cette position est complétée par un deuxième point : notre époque substituerait à l’agent rationnel du « libéralisme classique » l’idée que « les individus seraient mal équipés sur le plan cognitif, leurs raisonnements seraient systématiquement biaisés » ; on retrouve donc ici la critique de « l’anthropologie dominante des néolibéraux », avec sa « notion de “biais cognitifs” » et ses « techniques d’ingénierie sociale » (p. 24), avec pour références citées dans le texte d’une part le travail de Barbara Stiegler elle-même (Il faut s’adapter, 2019), et d’autre part celui d’Henri Bergeron et al. (Le Biais comportementaliste, 2018). C’est ainsi que, pour les auteurs, se produit « le basculement, au tournant des années 2000, dans un nouveau libéralisme autoritaire, pour lequel la démocratie elle-même, y compris dans sa version libérale, tend désormais à n’apparaître plus que comme un “inconvénient”, accusé de nous désarmer face à la multiplication des crises » (p.25, l’autrice souligne, ndlr).

3. Or, font alors valoir les auteurs, l’idée que la démocratie et la liberté doivent être limitées au nom de la santé ne peut qu’être une ruse cynique : car en réalité, santé et liberté sont synergiques, et non pas concurrentes ! C’est le point clé de l’argumentation, puisque c’est ce qui permet aux auteurs de se démarquer du camp des inconditionnels de la liberté : alors que « les lecteurs inattentifs ont pu croire qu’avec ce manifeste, nous choisissons de nous situer dans le camp des libertés, contre celui de la santé », au contraire c’est « la santé publique, dans son lien indissoluble avec la liberté » qu’ils défendent (p.29, l’autrice souligne, ndlr).

C’est là un point important de l’argumentation, puisque les positions de ce « Tract » pourraient effectivement conduire le lecteur à assimiler les auteurs avec le camp libertarien, anti « hygiéniste », anti-masques, antivax, hostile par principe aux restrictions de la liberté au nom de la santé publique. Les principales thèses défendues par les auteurs concernant la gestion de l’épidémie conduisent de fait le lecteur à noter une forte proximité des arguments. Par exemple avec la critique du confinement généralisé, qui flirte nettement avec les positions de la « Great Barrington Declaration ». Cette critique, centrale dans l’ouvrage, se décompose comme suit :

– Le confinement ne se justifiait pas, et les mesures auraient dû cibler uniquement les plus fragiles : selon les auteurs, « l’erreur originelle », imputable aux « modélisations », aura été de « considérer que les populations étaient composées d’individus interchangeables, dont la probabilité d’être contaminés était identique pour tous » (p.30), autrement dit ce « discours sur l’universalité arithmétique du risque, selon lequel “nous étions tous à risque de forme grave” » (p.34) ;

– Il a conduit à « dilapider » les finances publiques (p.7) ;

– Il n’a été possible que par les « collusions » (p.46) des experts avec le politique : « l’expertise s’est prêtée, tout particulièrement dans notre pays, à une instrumentalisation constante des chiffres par les politiques » (p.8) ; en effet, « victime d’un véritable syndrome de Stockholm vis-à-vis du pouvoir, [les experts] n’hésitaient pas à devancer ses désirs pour accompagner le discours politique de “recommandations” qui n’étaient en réalité que des alibis » (p.45).

Autant dire que ces positions rappellent fortement à la fois le déni du risque Covid porté par certains cercles libertariens, le complotisme basé sur la critique de supposées collusions entre les experts, l’industrie pharmaceutique et le pouvoir, et enfin la plus pure tradition antivax. La résonance est forte, en particulier, avec la « Great Barrington Declaration » – une tribune d’octobre 2020 chère à Donald Trump, largement citée dans les réseaux covidosceptiques, anti-masques et antivax, qui défendait le ciblage des mesures Covid sur les plus fragiles et fut initialement portée par un think tank libertarien (l’American Institute for Economic Research), qui avait par exemple déjà minoré les effets du changement climatique dans de précédentes publications pour mieux défendre la prééminence de la liberté individuelle.

Pour nos auteurs, il est probablement crucial de pouvoir se dissocier de telles postures. L’argument selon lequel restreindre la liberté est contre-productif pour la santé, et, inversement, santé et liberté vont indissolublement ensemble, est donc un rouage important dans leur texte. Albert Hirschman, à propos des arguments récurrents de ce qu’il a appelé la « rhétorique réactionnaire », a parfaitement décrit l’intérêt clé des arguments de « contre-productivité ». Il a montré que la meilleure stratégie pour critiquer les régulations ou les restrictions de liberté sans paraître indifférent au bien commun, c’est de montrer que la liberté contribuerait bien mieux spontanément à cette même cause d’intérêt général que les restrictions prétendent protéger. C’est donc la position selon laquelle « all good things go together » : ainsi, dire que les réglementations s’avèrent ineptes ou contre-productives est LA solution rhétorique qui permet à bon compte de contester les restrictions de liberté sans paraître ultra-libéral ou libertarien. Or telle est bien la thèse centrale de l’ouvrage : loin d’être seulement ineptes en population générale, « les mesures d’enfermement, couplées à la stratégie du tout numérique ont été délétères pour les populations les plus exposées aux formes graves » (p.5). C’est bien là le mécanisme de contre-productivité, appelé par Hirschman « perversity », qui permet d’arguer que santé et liberté, loin de s’opposer, vont de pair.

Dans l’histoire de l’action publique face au VIH, la thèse d’une synergie entre protection de la santé publique et protection des droits humains a en effet été centrale.

Pour asseoir cette théorie, les auteurs s’appuient largement sur les leçons du sida. Leur position est la suivante : le VIH a impulsé un changement de paradigme en santé publique, en apportant la démonstration que restreindre les droits des malades est une stratégie contre-productive pour la santé publique.

De fait, dans l’histoire de l’action publique face au VIH, en France et dans le monde, la thèse d’une synergie entre protection de la santé publique et protection des droits humains a en effet été centrale. Construite en grande partie, dans son volet normatif, par Jonathan Mann, elle place en son centre la notion de vulnérabilité sociale et politique à l’égard de l’infection : être privé de droits, c’est ipso facto être privé de ce pouvoir d’agir qui s’avère clé pour adopter les comportements de prévention requis. Comme l’expliquent à raison Stiegler et Alla, les moins lotis au plan des droits humains sont aussi ceux dont la capacité de se protéger de l’infection est moindre. Pour Jonathan Mann, la prise en compte des déterminants sociaux et politiques de l’épidémie implique de récuser toute restriction des libertés face au VIH : la perte des droits ne serait qu’une perte supplémentaire en termes de pouvoir d’agir chez des individus dont il importe au contraire de renforcer les capabilités pour qu’ils se protègent de la contagion.

C’est là, incontestablement, un chapitre déterminant de l’histoire de la santé publique mondiale ; une « révolution copernicienne », comme aimait à le dire Jonathan Mann lui-même, plaçant au centre de la lutte contre le VIH la protection des droits des personnes à risque et des malades. Citons Jonathan Mann, dont Stiegler et Alla semblent bel et bien les héritiers : « Le paradigme dont nous avons hérité était axé sur la découverte de l’agent externe de la maladie (…). Ce modèle établissait une dichotomie fondamentale entre l’individu et les intérêts de la société. Aussi, et conformément à l’esprit de l’époque, a-t-on fait appel aux pouvoirs publics pour prévenir la maladie au moyen de l’arsenal législatif et de la bureaucratie. (…) On a encouragé la coercition. (…) Le sida a alors brutalement surgi, et ses effets sur les vieilles structures de pensée, institutions et pratiques ont été aussi remarquables qu’inattendus et pourtant aussi inévitables en quelque sorte que l’effondrement d’un régime politique périmé ou que la chute du mur de Berlin. (…) Le nouveau paradigme remplacera la coercition par le soutien actif, la discrimination par la tolérance et la diversité[3] ».

Cette perspective, de fait inédite en santé publique, est au fondement de ce que la littérature sur le VIH a appelé l’« exceptionnalisme » du sida. La double caractéristique des politiques exceptionnalistes est de récuser le recours à la coercition et de défendre l’idée selon laquelle la protection des droits individuels est efficace en tant que telle pour prévenir la diffusion du virus, selon la définition qu’en a donnée Ronald Bayer, professeur de santé publique à la Mailman School of Columbia et premier promoteur de ce terme devenu ensuite courant dans le champ du VIH : « Il est particulièrement notable des premières années de l’épidémie que, dans pratiquement toutes les démocraties économiquement avancées, il a été décidé de traiter différemment le sida des autres principales menaces infectieuses et maladies sexuellement transmissibles. Il s’agissait d’un engagement à adopter des mesures préventives non coercitives, qui respectent la vie privée et les droits sociaux des personnes à risque. L’éducation de masse, le dépistage volontaire et l’assistance individuelle étaient au centre de la stratégie de santé publique, qui cherchait à éviter des interventions risquant de “conduire l’épidémie à la clandestinité”. (…) En 1991, j’ai proposé l’expression “exceptionnalisme du VIH” pour distinguer les politiques développées pour contrer l’épidémie de sida des réponses plus conventionnelles aux risques de santé publique[4]. »

Ronald Bayer, proche de Jonathan Mann qui préfaça un de ses livres, a largement contribué à la réflexion normative sur le traitement politique original de l’épidémie de sida et ses réflexions sur l’exceptionnalisme ont été centrales dans ce que les chercheurs ont appelé, durant la décennie 1990, la « normalisation du sida[5] » à la faveur de l’arrivée des trithérapies.

Le problème, pour l’utilisation que font Stiegler et Alla de ce paradigme du VIH, c’est qu’il existe des arguments convaincants pour considérer que l’exceptionnalisme du sida était, comme son nom l’indique, moins un changement de paradigme global en santé publique qu’une exception, liée à l’exceptionnalité des caractéristiques de cette épidémie au regard de l’histoire des maladies infectieuses. Pour Ronald Bayer, la thèse est claire : « L’approche exceptionnaliste prévalait en partie parce des caractéristiques importantes du SIDA le distinguaient de la plupart des autres maladies infectieuses[6] ». Certaines caractéristiques de l’épidémie la différencient des menaces infectieuses auxquelles une réponse traditionnellement coercitive a été apportée, et justifient donc l’exceptionnalisme : ce sont l’histoire naturelle de la maladie (une phase asymptomatique et contagieuse longue), les modes de transmission (des comportements actifs), l’absence de traitements, et la distribution épidémiologique des cas (« Il touche principalement des populations marginalisées ou menacées, qui ont des craintes ancrées historiquement à l’égard de l’État et des antagonismes à l’égard de ses institutions[7] »).

Mais Stiegler et Alla, en revendiquant l’héritage du VIH pour prétendre que son application au Covid aurait incarné cette santé publique humaniste et attentive aux plus faibles dont ils s’attribuent l’apanage, font l’impasse sur bien des points. Au plan pratique des modes de contagion, d’abord, on s’attendrait naturellement à quelques distinctions de départ. S’il est vrai que la vulnérabilité sociale et politique est simultanément, dans le cas du VIH, une vulnérabilité à l’égard des comportements à risque, il n’en reste pas moins que la transmission lors d’un rapport sexuel ou d’un partage de seringues ne peut se comparer à celle qui tient à l’air même qu’on respire, dans le métro, au travail, à l’école.

Le flou jeté sur cette distinction de départ rend caduque tout l’édifice argumentatif. Car, contrairement aux assertions des auteurs, il n’était pas possible d’isoler des groupes ou des comportements à risque sur lesquels cibler un discours de prévention. L’existence de facteurs de risque de formes graves, incontestable et incontesté, ne pouvait à elle seule justifier la position de la « Great Barrington Declaration », des libertariens, et de Stiegler et Alla, en faveur de mesures ciblées. La circulation active en population générale indépendamment de tout comportement à risque particulier, touchant chacun dans l’air qu’il respire, emportait en effet au moins deux conséquences essentielles :

– un risque avéré de formes graves même en l’absence de facteurs de vulnérabilité particulière, chez des individus jeunes et en bonne santé, y compris des enfants, qui méritait prévention – sauf à ce que nos auteurs nous proposent un seuil de risque en-deçà duquel les pouvoirs publics devraient renoncer à agir ?

– une solidarité élémentaire envers les plus fragiles, obligeant chacun à ne pas se faire vecteur de contagion, que ce soit pour protéger consciemment des proches fragiles (et cela concernait de fait beaucoup d’entre nous), ou pour protéger des inconnus fragiles au bout d’une chaîne de contamination alimentée malgré soi.

Loin de récuser absolument la limitation des droits au nom du bien commun, Jonathan Mann entend construire un cadre normatif pour guider la mise en balance liberté/santé.

Dans un tel contexte de circulation virale avec contagion par aérosol, devant des contaminations à l’école, dans le métro ou au café, il n’y a guère de doute que Jonathan Mann lui-même aurait recommandé sans trembler des mesures coercitives de type confinement, couvre-feu, voire, ce qu’en France nous n’avons même pas évoqué, dépistages obligatoires dans certains contextes, notification obligatoire des contacts, ou obligation d’isolement et de quarantaine.

Si Jonathan Mann est une référence incontournable sur le VIH, il est aussi un penseur essentiel de la légitimité de l’État à modifier par la contrainte légale les comportements individuels au nom de la santé publique. Parce qu’il était attaché à penser les limites de cette légitimité, au nom de la liberté, il a proposé, avec Lawrence Gostin, aujourd’hui professeur à Georgetown, un référentiel pour la décision en santé publique appelé « Human Rights Impact Assessment » et publié dans le numéro initial de la revue Health and Human Rights en 1994[8]. Loin de récuser absolument la limitation des droits au nom du bien commun, Jonathan Mann entend construire un cadre normatif pour guider la mise en balance liberté/santé. Si l’idée est bien de justifier certes qu’il n’y ait pas lieu de recourir à la limitation des droits dans le cas du VIH, l’ambition normative de ce travail est bien de proposer un raisonnement standard de santé publique tout aussi capable, le cas échéant, de justifier le recours à la coercition.

L’objectif est de fournir aux décideurs en santé publique un « outil pour évaluer les conséquences des politiques de santé publique sur les droits humains et la dignité[9] ». La préséance qui peut être finalement accordée à la santé publique ne signifie en aucun cas que la perspective de bénéfices en termes de santé publique soit considérée comme devant l’emporter (outweigh), quelles que soient les conséquences pour les droits. Si le raisonnement prescrit d’équilibrer, autant que possible, la balance des coûts (pour les droits) et des bénéfices (pour la santé), c’est bien parce que le respect des droits ne peut pas non plus l’emporter a priori et quelles qu’en soient les conséquences pour la protection de la santé publique.

Il s’agit de « prendre les droits au sérieux », selon le mot de Dworkin, mais sans pour autant leur conférer une valeur absolue de « joker » (trump) interdisant tout compromis au bénéfice de l’intérêt public : « Dans le modèle de santé publique, les intérêts particuliers que sont l’autonomie, la vie privée, la liberté et la propriété sont pris au sérieux, mais ils ne l’emportent pas invariablement sur les bienfaits sanitaires collectifs. (…) Le fait de caractériser la santé publique comme un sacrifice utilitariste des intérêts particuliers fondamentaux est injuste[10]. » En réalité, santé et liberté ne vont évidemment pas toujours de concert, et la protection de la santé au détriment de la liberté n’est pas ce mélange étrange de néo-libéralisme, d’utilitarisme et d’autoritarisme que décrivent Stiegler et Alla.

Il y a, incontestablement, un grand besoin de contribuer à la réflexion normative en santé publique. Dans la mise en balance entre santé et liberté, comment caractériser les critères de nécessité, de réalité du risque, de proportionnalité, d’équité, qui sont détaillés dans le raisonnement proposé par Mann et Gostin et sans lesquels le recours à la coercition n’est pas légitime ? Quels acteurs les apprécient ? En s’appuyant sur quels types de preuves, quelles structures d’expertise, quelle capacité de les juger ? Avec quel usage du principe de précaution ? Selon quel modèle démocratique pour garantir un exercice public et justifié de l’expertise et de la décision ? Ouvrant de telles questions, fondamentales, la pandémie devrait effectivement déboucher sur une refondation de la santé publique en tant que discipline positive et normative. Car elle n’est pour ainsi dire pas équipée du tout dans notre pays pour répondre à ces enjeux. Le problème est plutôt que l’année zéro dure en fait depuis bien longtemps.


[1] Voir par exemple Aquilino Morelle, La défaite de la santé publique, Paris, Flammarion, 1996.

[2] Jean-Luc Mélenchon, « Macron à la dérive autoritaire », novembre 2020.

[3] Jonathan Mann, « Le sida dans le monde : révolution, paradigme, et solidarité. VIe Conférence internationale sur le sida, San Francisco (1990) », Journal du sida, 1998, 107, p.16.

[4] Ronald Bayer, « Clinical progress and the future of HIV exceptionalism », Le sida en Europe, nouveaux enjeux pour les sciences sociales, 12-15 janvier 1998, Paris. En anglais : « It is a remarkable feature of the epidemic’s first years that in virtually every economically advanced democratic nation a determination was made to treat AIDS differently from other major infectious threats and sexually transmitted diseases. The decision entailed a commitment to rely on prevention measures that were non-coercive, that respected the privacy and social rights of those who were at risk. Mass education and voluntary testing and counseling were at the center of a public health strategy, which sought to avoid interventions that might “drive the epidemic underground”. (…) In 1991, I proposed the term “HIV exceptionalism” to distinguish the policies that have emerged in the face of AIDS epidemic from more conventional approaches to public health threats. »

[5] Michel Setbon, « La normalisation paradoxale du sida », Revue française de sociologie, 41(1), 2000, pp.61-78.

Kevin De Cock, « From exceptionalism to normalisation : A Reappraisal of attitudes and practice around HIV testing », British Medical Journal, 316,1998, pp.290-296.

[6] Ronald Bayer, « The practice of public health », in Albert R. Jonsen, Jeff Stryker, The social impact of AIDS in the United States, National Academies Press, 1993, p.26. En anglais : « The exceptionalist approach dominated in part because some important features of AIDS set it apart from most other infectious diseases. »

[7] En anglais : « It largely afflicts marginalized or threatened populations who have historically rooted fears about the state and antagonism to its institutions. »

[8] Lawrence Gostin, Jonathan Mann, « Toward the Development of a Human Rights Impact Assessment for the Formulation and Evaluation of Public Health Policies », Health and Human Rights, Vol. 1, No. 1, 1994, pp. 58-80.

[9] Ibid., p.54.

[10] Lawrence Gostin, « Public Health, Ethics and Human Rights : a Tribute to the late Jonathan Mann », Journal of Law, Medicine, and Ethics, 2001. En anglais : « In the public health model, individual interests in autonomy, privacy, liberty, and property are taken seriously, but they do not trump invariably community health benefits. (…) Characterizing public health as a utilitarian sacrifice of fundamental personal interests is unfair. »

Mélanie Heard

Politiste, Responsable du pôle santé de Terra Nova

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Voir par exemple Aquilino Morelle, La défaite de la santé publique, Paris, Flammarion, 1996.

[2] Jean-Luc Mélenchon, « Macron à la dérive autoritaire », novembre 2020.

[3] Jonathan Mann, « Le sida dans le monde : révolution, paradigme, et solidarité. VIe Conférence internationale sur le sida, San Francisco (1990) », Journal du sida, 1998, 107, p.16.

[4] Ronald Bayer, « Clinical progress and the future of HIV exceptionalism », Le sida en Europe, nouveaux enjeux pour les sciences sociales, 12-15 janvier 1998, Paris. En anglais : « It is a remarkable feature of the epidemic’s first years that in virtually every economically advanced democratic nation a determination was made to treat AIDS differently from other major infectious threats and sexually transmitted diseases. The decision entailed a commitment to rely on prevention measures that were non-coercive, that respected the privacy and social rights of those who were at risk. Mass education and voluntary testing and counseling were at the center of a public health strategy, which sought to avoid interventions that might “drive the epidemic underground”. (…) In 1991, I proposed the term “HIV exceptionalism” to distinguish the policies that have emerged in the face of AIDS epidemic from more conventional approaches to public health threats. »

[5] Michel Setbon, « La normalisation paradoxale du sida », Revue française de sociologie, 41(1), 2000, pp.61-78.

Kevin De Cock, « From exceptionalism to normalisation : A Reappraisal of attitudes and practice around HIV testing », British Medical Journal, 316,1998, pp.290-296.

[6] Ronald Bayer, « The practice of public health », in Albert R. Jonsen, Jeff Stryker, The social impact of AIDS in the United States, National Academies Press, 1993, p.26. En anglais : « The exceptionalist approach dominated in part because some important features of AIDS set it apart from most other infectious diseases. »

[7] En anglais : « It largely afflicts marginalized or threatened populations who have historically rooted fears about the state and antagonism to its institutions. »

[8] Lawrence Gostin, Jonathan Mann, « Toward the Development of a Human Rights Impact Assessment for the Formulation and Evaluation of Public Health Policies », Health and Human Rights, Vol. 1, No. 1, 1994, pp. 58-80.

[9] Ibid., p.54.

[10] Lawrence Gostin, « Public Health, Ethics and Human Rights : a Tribute to the late Jonathan Mann », Journal of Law, Medicine, and Ethics, 2001. En anglais : « In the public health model, individual interests in autonomy, privacy, liberty, and property are taken seriously, but they do not trump invariably community health benefits. (…) Characterizing public health as a utilitarian sacrifice of fundamental personal interests is unfair. »