Rediffusion

Retour sur « l’islamo-gauchisme » et autres mots qui fâchent

Politiste, Politiste, Politiste

La polémique manichéenne autour du fantasme d’« islamo-gauchisme » et d’un certain nombre de « mots qui fâchent » met en lumière un nouveau maccarthysme intellectuel, qui doit être dénoncé au nom de la liberté de la recherche. Rediffusion du 24 mars 2022

Aujourd’hui, pour certains, il s’agit moins de débattre que d’abolir le débat lui-même, et de disqualifier à coup d’invectives et de calomnies. On ne compte plus les tribunes d’observatoires, comités, groupes et collectifs en tous genres, qui dressent des listes de collègues indésirables, jugés indignes d’enseigner ou de conduire des recherches. Plutôt que d’échanger avec leurs pairs, ils réclament une politique d’épuration du monde académique français. L’émotion l’emporte sur la raison, la panique morale sur l’argumentation. Nous avons souhaité, à l’opposé, avec une trentaine de spécialistes en sciences sociales, de toutes disciplines, désireux d’écrire, de penser et de chercher librement, analyser avec les seules armes de la connaissance rationnelle, ces mots qui fâchent. D’antisémitisme à wokisme, le livre qui en est issu offre des outils théoriques permettant de dépasser les polémiques de circonstances.

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Des notions polémiques à usages conservateurs

Il y a d’abord l’islamogauchisme, que le Manifeste des Cent se proposait dès octobre 2021 de dénoncer, conduisant la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche à demander une enquête au CNRS sur l’influence qu’il aurait exercé dans nos universités. Il recouvre en fait des réalités marginales dans la société française comme dans l’Université, si l’on donne à ce terme le sens précis de convergences entre des thèmes ou des groupes islamistes et d’extrême gauche. Il se limite principalement au Parti des Indigènes de la République (PIR) créé en 2010 (une association, fondée en 2005, l’avait précédé), composé de quelques dizaines de personnes et sans insertion universitaire, mais ayant suscité un temps une certaine complaisance dans une partie de la gauche radicale.

D’ailleurs, d’enquête il n’y eut point, tant sa nécessité apparut rapidement douteuse. Une fois le soufflet retombé, la querelle a été ranimée autour d’un supposé wokisme (du terme woke c’est-à-dire éveillé) attribué aux États Unis à tous ceux qui se veulent attentifs aux injustices et inégalités raciales. Il est pourtant permis de décrire l’anti-wokisme comme le dernier avatar de l’engagement d’intellectuels, de politiques et de journalistes dans des combats conservateurs prétendument menés au nom de la République et de la laïcité. La critique dite « républicaine » du wokisme se montre incapable de saisir deux évolutions majeures du racisme : la progression d’un culturalisme différentialiste suspectant à priori certaines populations d’être incapables d’accepter les principes de la République (au point de mettre en cause l’intégrité de la Nation) et l’institutionnalisation du racisme, qui rend légitime le concept de racisme systémique.

Certains, pourtant, considèrent que ce dernier est, dans l’espace national, une « fable » comme le laisse entendre le sous-titre de l’ouvrage de Pierre-André Taguieff, L’antiracisme devenu fou publié en 2021. Ils se gaussent de ce qu’Eduardo Bonilla-Silva a nommé « racisme sans racistes ». Pourtant, malgré le recul de l’expression des opinions racistes, en Europe et aux États-Unis depuis les années 1970, les discriminations fondées sur l’origine persistent. Il est dès lors heuristique d’admettre l’existence d’un ensemble de processus non individuels produisant des différenciations raciales dans l’accès aux biens sociaux. Cette distinction entre opinions et système est également au cœur de la polémique sur « le racisme anti-Blancs ». Si, en effet, on entend le racisme comme préjugé, ou attitude hostile envers un groupe social, il peut évidemment viser des Blancs. Mais les insultes ou agressions envers les Blancs ne s’accompagnent pas (dans les sociétés à majorité blanche) de discriminations systématiques pour l’accès à l’emploi, au logement ou à la santé.

Nul, dès lors, n’est à l’abri de la racialisation, c’est-à-dire de ce qu’expriment les logiques raciales à l’œuvre socialement, logiques qu’il convient de découpler de la seule diffusion des stéréotypes racistes comme de leur légitimation politique. La notion de racialisation sert donc à désigner les processus par lesquels les sociétés – même en l’absence de politiques explicitement racistes – continuent à produire des hiérarchisations raciales implicites. On est alors en mesure de percevoir les mécanismes qui amènent un groupe à tirer profit de ces logiques raciales comme ceux qui produisent l’infériorisation de certains groupes. Aussi ne peut-on qu’être circonspect devant la réticence de certains auteurs à reconnaître la pertinence de la notion de privilège blanc : elle ne fait que désigner l’ensemble des avantages sociaux dont bénéficient les personnes qui ne sont pas les cibles du racisme. Ce dernier relève d’un rapport social, c’est-à-dire d’une relation entre groupes sociaux, et non d’intentions individuelles. Dès lors, assurer que le concept de privilège blanc n’est pas pertinent s’agissant de la France revient à considérer que notre pays est indemne de racisme.

L’exacerbation de querelles qu’une analyse sereine pourrait largement éviter touche nombre de termes entrés assez récemment dans le vocabulaire des sciences sociales. Il en est également ainsi de concepts qui, comme woke, ont été importés des États-Unis : intersectionnalité et cancel culture, pour ne citer que les plus connus. L’intersectionnalité se présente avant tout comme une vigilance méthodologique prenant acte du caractère multidimensionnel des conditions sociales et invitant à être sensible à la manière dont une pluralité de facteurs de domination peut se cumuler. On n’est jamais seulement une personne noire, ou une femme, ou une ouvrière, ou une personne malade, ou une personne trans. En outre, contrairement aux reproches les plus courants, nous n’avons affaire ni à une théorie essentialisante, ni à un discours identitaire, puisque chaque personne, dans son unicité, peut être appréhendée comme située au croisement singulier de différentes logiques sociales. Et, redisons-le, nul ne prétend que nous aurions, grâce à cette approche, une réponse à toutes les questions sociales.

Quant à la question de la cancel culture, elle provoque des affrontements extrêmement vifs. Quelques menaces sur la liberté d’expression ou de création ont été observées ici ou là (conférence, colloque, exposition ou pièce de théâtre). Ce que l’on doit clairement condamner. Cependant elles sont rares, encore plus à l’université, et doivent être appréciées à l’aune de la masse des événements artistiques, culturels et intellectuels qui n’ont rencontré aucun problème, ce que ne font généralement pas les détracteurs de la cancel culture. Celle-ci, recouvre surtout, en fait, une variété de pratiques, dont la plus répandue est de retirer son soutien, via les réseaux sociaux, à des personnalités ou des institutions s’étant fait remarquer par des opinions ou des comportements jugés racistes, misogynes ou plus largement stigmatisantes vis-à-vis de certains groupes. Mode de protestation comme un autre, n’est-ce pas, en définitive, un des seuls recours, pour celles et ceux qui n’ont aucun pouvoir, de marquer leur indignation, en dénonçant certains dysfonctionnements dont la société s’accommode si volontiers ?

Déni des dominations

Dans les deux cas précédents, on retrouve en filigrane la question du féminisme. Ses transformations déchaînent les passions, au point que ceux qui n’ont eu de cesse de le combattre en viennent à valoriser ce qui aurait été le féminisme dit « universaliste » d’autrefois afin de mieux stigmatiser le « néo-féminisme », qui serait exclusivement animé par la haine du mâle. Cette vision caricaturale est fréquemment rejetée par les féministes historiques. Sous l’appellation « néo-féminisme », on trouve en effet, soulignent-elles, écriture inclusive, prétendue « théorie du genre », intersectionnalité, violences sexistes et sexuelles, PMA, GPA, etc. D’une façon générale, on confond quelques dérives et exagérations avec les aspirations féministes à l’égalité, la justice et la liberté relancées à l’ère de #MeToo. En ce sens, « néo-féminisme » n’est pas un concept, mais un outil d’amalgame idéologique à fonction disqualificatrice.

Plus généralement, ces usages polémiques traduisent un repli identitaire, qu’ils prétendent paradoxalement combattre. C’est particulièrement manifeste dans le travestissement de concepts tels que décolonialisme ou indigénisme. Pour les intellectuels, qui ont tenu « colloque » à la Sorbonne en janvier dernier, il y aurait à l’œuvre dans nos démocraties des forces vouées à les détruire. La responsabilité en incomberait à la déconstruction dont Jacques Derrida serait le principal théoricien. Or cette notion a peu à voir avec l’image qu’en donnent ceux qui en font le synonyme de décadence ou de dégénérescence. Dans la conceptualisation derridienne, déconstruire s’entend à propos d’une structure dont il s’agit de comprendre comment elle s’est construite et à réintroduire du jeu, de la fluidité entre ses éléments, à les laisser jouer les uns avec les autres afin de déplacer les formes de problématisation les plus routinières. Et ce travail de déconstruction ne débouche pas chez Derrida, sur un nihilisme, mais bien au contraire sur un horizon émancipateur nommé démocratie à venir. Et s’il y a pu y avoir des usages relativistes de la notion, cela ne condamne pas la démarche.

Pour les détracteurs de la déconstruction, les décolonialistes sont une cible privilégiée car ils s’activeraient à ébranler les fondements de notre civilisation. Qu’en est-il réellement ? Il s’agit d’un courant théorique qui vient d’Amérique du Sud et qui met en question les tendances hégémoniques des savoirs occidentaux. Il se différencie des théories postcoloniales qui se développent dans les années 1980 et de l’anticolonialisme classique (distinction rarement faite par les auteurs critiques). Ses théoriciens parlent d’ailleurs de colonialité et rarement de colonialisme. Pour eux, modernité et colonialité sont indissociables. 1492 est ainsi analysée comme le moment des débuts du capitalisme et, surtout, celui de trois faits majeurs : la « conquête » de l’Amérique, la Reconquête des souverains chrétiens sur les musulmans et, enfin, l’expulsion des Juifs d’Espagne. Ce courant est critiquable, surtout quand certains s’efforcent de réduire les complications historiques propres à la modernité occidentale à l’axe de la colonialité ou quand ils aplatissent la diversité des luttes indigènes en Amérique latine dans un vis-à-vis avec cet axe. Mais ce courant a aussi été une source de renouvellement intellectuel. En France, il ne concerne d’ailleurs qu’une toute petite minorité de chercheurs ayant une faible place institutionnelle.

Cependant, dans l’espace politique, le décolonialisme est devenu aussi l’étendard du Parti des Indigènes de la République, au point, d’une part, de laisser croire que le décolonialisme se réduit à celui-ci et, d’autre part, d’induire l’idée fausse que ce Parti incarne l’indigénisme. Or, l’indigénisme, en Amérique latine, renvoie à une galaxie de luttes et de résistances des dominés, en particulier face aux prédations du capitalisme. Rien, par conséquent, qui puisse justifier l’opprobre dont ce terme est l’objet. La disqualification généralisée du décolonialisme et de l’indigénisme, quasiment transformés en insultes, se présente alors avant tout comme l’expression d’un déni de l’histoire coloniale et de son héritage postcolonial en matière de discriminations.

Cette disqualification est souvent justifiée par les censeurs dits « républicains » au nom de la lutte contre l’antisémitisme. On observe là le caractère délétère de la concurrence des antiracismes. Car la question de la recrudescence des discours et des actes antisémites dans les années 2000 et 2010 doit bien demeurer à l’agenda des sciences sociales, contre les tentations au sein d’une partie de la gauche radicale de leur minoration. Mais cela ne doit pas passer par la minoration des autres logiques racistes. Les spécificités comme les similarités des différents racismes, dont l’antisémitisme, ont à être étudiées avec la même acuité et la même rigueur. Ce qui alimentera dans la cité les convergences antiracistes.

Déconstruire les préjugés

Devant ce brouillage, voire ce dévoiement du sens des mots, largement alimenté par une panique morale irraisonnée, il est urgent de déconstruire (dans l’acception derridienne). Et il est des sujets sur lesquels cette tâche est fondamentale. C’est le cas de la question de l’immigration et, corrélativement, du fameux Grand remplacement.

Le rapport de l’OCDE d’octobre 2021 permet pourtant de combattre efficacement les idées reçues. Non, la France n’est pas en proie à une pression migratoire incontrôlée. Qu’il s’agisse des flux récents ou des résidents actuels, elle se situe sous la moyenne de l’OCDE ou de l’Union européenne. L’immigration progresse même en France depuis 2000 à un rythme moins soutenu que dans les pays voisins. À l’« argument » de « bon sens »  selon lequel il suffit de descendre dans la rue pour constater les effets du Grand remplacement, il est aisé de rétorquer, à l’instar de François Héran, que si le bon sens disait vrai, la Terre serait toujours plate et elle trônerait encore au centre de l’Univers. La statistique spontanée se fourvoie. Entre la gare de l’Est et la gare du Nord, au cœur de Paris, l’immigration africaine est visible. Mais ailleurs ? En 2017, le Cantal et la Vendée comptaient seulement 2 % d’immigrés dans leur population, contre 31 % en Seine-Saint-Denis.

Cette crainte du Grand remplacement n’est pas nouvelle, même si, depuis le livre éponyme de Renaud Camus, elle est particulièrement vivace en France. Le succès du terme a bénéficié de l’extrême droitisation des débats publics autour du trio « immigration-islam-insécurité » depuis le milieu des années 2000. Pourtant, la notion n’a aucune pertinence pour comprendre les transformations sociodémographiques. Elle repose sur un ressenti racialisant, à l’encontre de toutes les données empiriques existantes.

La plupart des controverses que nous avons évoquées tournent également autour de la pertinence conceptuelle de la catégorie de race et, au-delà, posent la question de la justice raciale, laquelle sonne comme un oxymore en français. Il y a là un paradoxe, tant l’usage du mot « race » est devenu commun. Car, les processus de racialisation, en réduisant les différents traits d’un individu à une identité collective, refont de la race, malgré son inexistence biologique dans l’espèce humaine, un objet des sciences sociales. Car la race existe dans les têtes et dans des dispositifs institutionnels de discrimination. Dès lors, il convient bien d’observer le monde social réel et les catégories qui le traversent et organisent les pratiques des acteurs pour diagnostiquer leurs dysfonctionnements – éventuellement pour les résoudre. Dans cette perspective, une théorie de la justice conséquente ne saurait être indifférente aux hiérarchisations ethnoraciales, sauf à se rendre aveugle à un certain nombre d’injustices attestées par les enquêtes empiriques. La justice raciale est donc, dans la filiation de Charles Mills, une justice réparatrice. Elle doit, de surcroît, être envisagée dans un cadre international, en relation tant avec les systèmes racistes du passé, de la traite, de l’esclavage, qu’avec les migrations postcoloniales.

C’est à de telles conditions que l’universel peut redevenir attractif comme un horizon souhaitable passant par un dialogue interculturel. Même s’il s’est trop longtemps accommodé de la persistance des discriminations, il n’est pas réductible à un masque qui servirait à dissimuler les structures d’oppression et d’exploitation. Nous défendons un universalisable pluriel, lequel devra être, selon les mots d’Aimé Césaire, « approfondissement et coexistence de tous les particuliers », comme composante d’un projet d’émancipation sociale, à la fois individuelle et collective.

 

NDLR : Alain Policar, Nonna Mayer et Philippe Corcuff ont récemment publié, aux Éditions de l’Aube, Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel, un livre proposant trente entrées, réalisées avec 27 autres spécialistes : Nicolas Bancel, Rachid Benzine, Magali Bessone, Pascal Blanchard, Gilles Boetsch, Ahmed Boubeker, Claire Cosquer, Juliette Galonnier, Sophie Guérard de Latour, François Héran, Philippe Huneman, Monique Jeudy-Ballini, Memphis Krickeberg, Nicolas Lebourg, Eléonore Lépinard, Françoise Lorcerie, Sarah Mazouz, Philippe Marlière, Laure Murat, Myriam Revault d’Allonnes, Haoues Seniguer, Patrick Simon, Martine Storti, Jacob Rogozinski, Julien Talpin, Michel Wieviorka et Valentine Zuber. 

Cet article a été publié pour la première fois le 24 mars 2022 dans le quotidien AOC.


Alain Policar

Politiste, Chercheur associé au Cevipof

Nonna Mayer

Politiste, Directrice de recherche émérite au CNRS, Centre d’études européennes de Sciences Po, membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH)

Philippe Corcuff

Politiste, maître de conférences de science politique à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon, membre du laboratoire de sociologie CERLIS

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