Rediffusion

L’influence à double tranchant de Bill Gates sur la santé mondiale

Politiste

La publication récente d’un nouveau livre de Bill Gates, How to Prevent the Next Pandemic, offre l’occasion de s’interroger sur son influence considérable en matière d’élaboration des politiques internationales de santé. La Fondation Bill-et-Melinda-Gates apparaît emblématique d’un philanthrocapitalisme qui cherche à appliquer les méthodes du secteur privé à la lutte contre la pauvreté et les maladies. Avec quelles conséquences ? Rediffusion du 2 juin

Le milliardaire américain vient de publier un livre, How to Prevent the Next Pandemic [Ndlr – paru en français le 4 mai dernier chez Flammarion sous le titre Comment éviter la prochaine pandémie] dans lequel il expose son plan pour « éviter qu’une autre pandémie tue des millions de personnes et anéantisse l’économie mondiale ». Ce n’est pas la première fois que l’ancien PDG de Microsoft prodigue des conseils sur les épidémies.

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Il avait déjà partagé ses réflexions sur Ebola ou sur la crise du Covid mais la situation n’en demeure pas moins étonnante et révélatrice de la place qu’occupe la Fondation Bill-et-Melinda-Gates dans le paysage de la santé mondiale d’aujourd’hui. Quelle est exactement cette place et quelle influence la Fondation Gates a-t-elle sur la gouvernance de la santé mondiale ? Faut-il l’applaudir ou la craindre ? Comment en est-on arrivé là ?

De Rockefeller à Bill Gates, ou l’avènement du philantrocapitalisme

L’implication des fondations dans le domaine de la santé a commencé avec la Fondation Rockefeller, du nom du premier milliardaire américain ayant bâti sa fortune sur le pétrole, et emblématique des toutes premières organisations philanthropiques liées à la révolution industrielle.

Le nombre des fondations n’a cessé depuis lors d’augmenter, notamment ces vingt dernières années, avec un investissement particulier dans le secteur de la santé. Au-delà, bien sûr, de celles qui sont liées à des laboratoires pharmaceutiques, plusieurs d’entre elles (comme la Fondation EGPAF, KFF, le Wellcome Trust en Grande-Bretagne, ou encore la Fondation Clinton) s’investissent sur les enjeux internationaux

Emblématique de ce qu’on appelle aujourd’hui le « philanthrocapitalisme » qui considère que la recherche du profit maximal peut parfaitement aller dans le sens du bien commun, la Fondation Gates occupe une place centrale dans cet environnement, portant l’idée qu’il ne s’agit pas seulement de rediriger les bénéfices accumulés vers des projets de lutte contre les inégalités, il s’agit aussi d’appliquer les méthodes du secteur privé à la lutte contre la pauvreté et de faire de la recherche du profit un moteur au bénéfice de tous, ce que Bill Gates lui-même appelle le « capitalisme créatif ».

L’omniprésence de la Fondation Bill-et-Melinda-Gates dans la santé mondiale

Depuis sa création en 2000, le rôle de la Fondation Gates s’est considérablement étendu jusqu’à devenir un acteur incontournable de la santé mondiale.

Une place importante dans le financement de la santé

Les 4,6 milliards de dollars consacrés aux questions de santé en 2020 par la Fondation Gates représentent plus de 8 % de l’aide globale en santé, dépassant les financements de pays qu’on considère pourtant comme étant particulièrement impliqués dans la santé mondiale comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Japon ou encore la France.

Au-delà des montants, c’est surtout la diversité des acteurs soutenus par la Fondation Gates qui interpelle. La Fondation Gates soutient financièrement l’ensemble des agences des Nations Unies impliquées dans la santé – notamment la première d’entre toutes, l’Organisation Mondiale de la Santé. Rappelons que la Fondation Gates est le troisième bailleur le plus important de l’OMS, après le gouvernement des États-Unis et le Royaume-Uni.

Elle finance également des ministères de la santé (chinois ou brésilien par exemple), des banques de développement (comme la Banque internationale pour la reconstruction et le développement), des fondations partenaires (comme la Fondation Clinton), des médias (comme PBS NewsHour, ABC, The Guardian ou le Monde Afrique), de très nombreuses ONG et même des entreprises, qu’il s’agisse de laboratoires pharmaceutiques (comme Abbott, Bayer, Pfizer, Sanofi) ou d’entreprises comme Vodafone ou Mastercard.

Un rôle central dans la production de données et de nouvelles connaissances

La croyance profonde de Bill Gates dans l’importance de la technologie et des innovations l’amène non seulement à financer largement le monde des entreprises et des starts-up, mais aussi à dédier une partie de sa fortune à la recherche académique. Ne se contentant pas de financer les plus grandes universités du monde (comme Harvard, Columbia, Imperial College, ou encore Johns-Hopkins), la Fondation Gates a même créé ses propres instituts de recherche, comme The Institute for Disease Modeling et surtout The Institute of Health Metrics and Evaluation, qui vient concurrencer l’OMS dans son rôle d’observatoire des enjeux de santé mondiale.

Une partie des décisions prises au niveau mondial sont donc fondées sur des données émanant d’une organisation financée par une fondation privée – dont les estimations sont fondées sur des méthodes de calcul particulièrement complexes et difficiles à « décomposer ».

Un appui à l’émergence des partenariats public-privé sur la scène internationale

La Fondation Gates a joué par ailleurs un rôle important dans l’émergence d’un nouveau type d’organisations internationales : les partenariats public-privé. À la différence des agences des Nations Unies, qui ne réunissent par définition que des États (selon la logique « un pays = une voix »), ces nouvelles initiatives, présentées comme une réponse à la lourdeur de l’administration onusienne, sont ouvertes à des représentants du secteur privé au sens large, qu’il s’agisse de représentants des entreprises ou d’associations.

Gavi, l’Alliance du vaccin a par exemple été créé sur la base d’un financement de 750 millions de dollars de la Fondation Gates en 1999. Bien d’autres suivront, toutes appuyées par la Fondation Gates comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, GFF (Global Financing Facility) pour la santé des femmes, des enfants et des adolescents en 2015 ou plus récemment la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies.

Un poids évident sur la définition des stratégies mondiales

L’influence de la Fondation Gates sur l’élaboration des politiques internationales de santé passe par plusieurs voies : omniprésence dans les lieux de gouvernance de la santé mondiale, sièges au sein des conseils d’administration des partenariats public-privé, participation au groupe informel « H8 », fléchage de la totalité de sa contribution financière à l’OMS sur des enjeux de santé spécifiques, tribunes et discours réguliers dans les conférences internationales, et notamment à l’Assemblée mondiale de la Santé, depuis sa première prise de parole en 2005 sur la variole. Certains considèrent que son emprise est telle que la Fondation Gates donne son aval à toutes les décisions prises au sein de l’OMS.

Une chance ou un risque pour la santé mondiale ?

On pourrait bien sûr se contenter de se réjouir que l’un des hommes les plus riches de la planète, consacre une grande partie de sa fortune, de son énergie et de son intelligence à lutter contre les inégalités sanitaires, et céder au « Bill Chill Effect » (se garder de toute critique pour ne pas compromettre les investissements de demain). De fait, son implication financière et personnelle est impressionnante, et il a réussi à insuffler une dynamique évidente pour mettre la santé mondiale en haut de l’agenda international mais est-il pour autant le mieux placé pour définir les priorités de santé publique ? Plusieurs aspects posent largement question.

La gouvernance de la Fondation fait d’abord l’objet de critiques. Si la liste des financements est disponible sur le site internet de la Fondation, c’est plutôt la façon dont les décisions sont prises qui interpelle. Dans son livre, Bill Gates décrit le système de prise de décision qu’il a mis en place avec Melinda à propos des requêtes urgentes : « Le premier qui est informé l’envoie à l’autre en disant, en gros : “ça a l’air bien, veux-tu qu’on le fasse et donner ton accord ?” Puis l’autre envoie un courriel pour approuver le financement ». Les décisions, y compris les plus lourdes financièrement ont jusqu’alors été prises par un cercle particulièrement fermé, composé au maximum de 4 personnes : Bill, Melinda, le père de Bill (décédé en 2020) et le milliardaire américain Warren Buffet (de 2006 à 2021).

Il a fallu attendre janvier 2022 pour qu’un conseil d’administration intégrant quatre personnalités extérieures, en plus de Bill et Melinda Gates soit mis en place. De fait, l’organisation n’avait de compte à rendre à personne et n’était soumise à aucune évaluation indépendante, ce qui pose particulièrement question, quand on réalise que l’argent de la Fondation Gates peut être considéré comme celui des contribuables américains – les dons qui alimentent les financements de la Fondation font l’objet de déductions fiscales et représentent, d’une certaine façon, un « manque à gagner » pour le budget américain.

C’est ensuite sur la façon d’appréhender les enjeux de santé mondiale que la Fondation peut être questionnée. L’approche de la Fondation Gates est profondément « technocentrée » au sens où elle considère que les innovations et la technologie sont les principales clés de résolution des problèmes (au détriment d’approches plus structurelles de renforcement des systèmes de santé, ou d’un travail sur les déterminants sociaux, éducatifs, économiques ou politiques de la santé).

Elle est très globalisée (au détriment d’approches plus localisées) et sa recherche permanente d’efficacité l’amène à prioriser systématiquement des démarche verticale, centrée sur des maladies spécifiques, dont les progrès sont plus faciles à documenter.

La Fondation, qui est adossée à un fond d’investissement lié à des entreprises comme Coca-Cola, Caterpillar et Abbott, se positionne ensuite clairement en défense des intérêts du secteur privé à but lucratif, défendant systématiquement les droits de propriété intellectuelle des laboratoires (contre les licences obligatoires et l’accès aux génériques), participant à donner une place croissante aux cabinets de conseils, et à la diffusion des normes du New Public Management dans les organisations internationales comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme.

Enfin et peut-être surtout, le risque de dépendance financière des acteurs, et plus spécifiquement des chercheurs de la santé mondiale, est aujourd’hui une crainte légitime. L’éco-système tout entier a retenu son souffle lors de l’annonce du divorce entre Bill et Melinda. Qu’adviendrait-il si demain, le milliardaire américain se passionnait pour d’autres causes ou décidait de mettre la clé sous la porte ?

La question qui se pose ici n’est pas seulement celle de la place prise par la Fondation Gates, elle est aussi celle de la place que les États lui ont laissé ces vingt dernières années. Les fondations font partie du paysage de la santé mondiale. Elles jouent de fait un rôle important dans l’espace public international et il ne s’agit pas ici de remettre ce principe en question, mais leur influence sur la définition des politiques publiques nécessite des garde-fous qui restent à mettre en place dans la gouvernance mondiale de la santé.

Cet article a été publié pour la première fois le 2 juin 2022 dans le quotidien AOC.


Stéphanie Tchiombiano

Politiste, Maîtresse de conférences associée à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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