Culture

Art, antisémitisme et colonialisme : une documentation estivale

Juriste

La documenta fifteen, grand-messe de l’art contemporain, a été entachée d’antisémitisme. En cause, une toile intitulée People’s Justice, mais pas seulement : plusieurs œuvres estampillées postcoloniales sont mises en cause. En Allemagne, la question est forcément des plus sensibles. La limite de ce qui est tolérable ou non, exposable ou non, reste floue, tant juridiquement qu’artistiquement. Entre art et politique, à la documenta, on déambule en eaux troubles.

I. Des dauphins, des requins, en tout cas de grandes créatures marines, à portée de main. Un plongeur en combi maritime militaire. Un rocher avec des coraux aux couleurs vives. Des abysses tout autour. Trois écrans sous-marins incurvés. Des esquisses anciennes, des scènes de guerre modernes. Et moi au milieu.

Il s’agit d’une œuvre récente de Hito Steyerl, née en 1966 à Munich, désormais célèbre dans le monde entier, désignée en 2017 par la revue britannique Art Review comme l’artiste la plus influente au monde. Une rétrospective lui a du reste été consacrée l’année dernière au Centre Georges Pompidou à Paris. Conçue à l’origine comme une installation vidéo pour la 58e Biennale de Venise, la pièce sous-marine peut désormais être vécue comme une expérience de réalité virtuelle (Virtual Reality – VR). Des lunettes et des écouteurs dans un casque couvrant la tête permettent à chacun de s’immerger.

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Je me suis immergé à Korčula, une ville médiévale dalmate à laquelle Venise avait accordé des droits municipaux en 1214. Le musée de la ville et le collectif d’artistes Siva zona, Grey Zone, y a exposé Leonardo’s Submarine de Hito Steyerl. Équipement VR sur le crâne et c’est parti.

La compréhension n’est pas immédiate. Ce n’est qu’à partir des sous-titres qui apparaissent dans l’eau virtuelle et à l’aide de la voix off que l’on saisit plus ou moins le but de l’ensemble, à savoir une mise en relation artistique du sous-marin de Léonard de Vinci esquissé en 1515 pour Venise – qui aurait pu être utilisé comme arme sous-marine contre le menaçant empire ottoman, mais qui ne fut pas construit car Léonard a caché son invention sous d’autres feuilles, peace and humanity ! –, avec une armurerie italo-internationale des temps modernes dont les fabrications sont utilisées par la Turquie en Syrie contre la population civile, avec l’intelligence artificielle et avec le système de protection lagunaire monumental Moïse. Tout cela, et bien plus encore, est abordé sous l’eau. Je suis instruit. Pourquoi pas ?

II. Le 8 juillet, Hito Steyerl a retiré l’une de ses œuvres de la documenta fifteen, exposition d’art contemporain mondialement connue et célébrée tous les cinq ans à Cassel, entendant ainsi critiquer la manifestation pour une raison qui alimente le feuilleton allemand, européen, mondial depuis la mi-juin, depuis l’ouverture de la documenta de cette année : l’antisémitisme.

Hito Steyerl est engagée politiquement. Elle a par exemple refusé la Croix fédérale du mérite en 2021, car elle estimait que la politique maltraitait la culture : avec un « confinement mis en place seulement à moitié, mais sans fin », certains auraient eu la possibilité de « traverser la pandémie presque sans restriction, tandis que d’autres ont été privés durablement de leurs moyens de subsistance ».

Et maintenant, la judéophobie. Après un premier scandale à la mi-juin autour du monumental tableau politique People’s Justice, vieux de deux décennies, du collectif d’art indonésien Taring Padi, sur lequel on voit notamment un visage de cochon sous un casque marqué « MOSSAD », le dernier en date remonte à fin juillet. Dans une brochure publiée en 1988 à Alger et intitulée Présence des femmes, un visiteur a aperçu des motifs antisémites dans des dessins d’un artiste syrien décédé depuis. Le cahier contenant les images incriminées fait partie, à la documenta, d’une installation d’exposition du collectif « Archives des luttes des femmes en Algérie ».

Entretemps, il y a surtout eu l’émotion autour de Guernica Gaza, une série d’images d’un artiste palestinien qui, sur la base de tableaux célèbres, peints par exemple par Chagall, Millet ou Van Gogh, montre des couples paisibles, des paysans, d’autres gens et l’armée israélienne qui les guette et les menace.

III. Le débat sur une documenta fifteen contaminée par l’antisémitisme a été et reste gigantesque. À tous les niveaux : artistique, politique, international, scientifique, journalistique, juridique. Le parquet est en train d’enquêter. La directrice générale de la documenta a démissionné. Le nouveau chef est également sur la sellette.

IV. Je suis allé à la documenta. Début juillet. Pour Hito Steyerl, le retrait était encore imminent ; la file d’attente était trop longue pour moi. Célébrité mondiale ou pas. Sinon, pour les autres œuvres, il n’y avait pas de queue. Je n’ai pas pu inspecter la bannière géante de Taring Pradi car elle n’était plus accrochée. Mais sur les images zoomées avec précision sur Internet, tout le monde peut de toute façon tout voir mieux que sur l’original monumental qui a finalement été retiré après avoir été d’abord recouvert de noir. J’ai vu les Algériennes, mais je n’ai pas étudié chaque pièce d’archives. J’ai aussi regardé Guernica Gaza : exposée au premier étage d’un bâtiment en briques de l’ère industrielle, dans le soubassement duquel était installé un Dark room où il fallait parcourir quelques pièces torrides mais non occupées (avec entre autres un fixateur et un lit) avant de pouvoir s’installer confortablement dans des fauteuils vintage pour une projection vidéo sur la situation des personnes trans en Inde.

Dans ou sur Guernica Gaza, je n’ai trouvé – peut-être n’ai-je pas regardé assez attentivement, mais j’ai quand même bien regardé – aucun motif de l’arsenal trop connu, et cela depuis longtemps, de l’antisémitisme figuratif. Seulement de paisibles gens installés dans l’herbe (Palestiniens) et de méchants soldats en embuscade (Israéliens). On peut, je le fais, considérer cela comme une sous-complexification déplacée d’un problème brûlant de la politique locale et mondiale, mais l’opposition entre innocence et brutalité n’est pas encore de l’antisémitisme, même si d’un côté il y a des Palestiniens (musulmans) et de l’autre des Israéliens (juifs). Du moins dans la représentation. Cela ne suggère évidemment pas que les artistes soient antisémites ou non.

Rien non plus sur le fait de savoir si le simplisme, par exemple par l’occultation totale du Hezbollah, n’est pas en soi une caractéristique de l’antisémitisme. Ce qui aurait pour effet ou bien de rendre la chose vraiment complexe et tout à fait intéressante, car il faudrait explorer différents niveaux de vision et de pensée, ou bien de la réduire à une simple question de foi ou d’attitude. Ce dernier point évoque pour ainsi dire une transposition artistique du mouvement politico-activiste Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), qui est en fait totalement unilatéral et donc peu complexe, critique voire hostile à Israël, et qui est lui-même soupçonné d’antisionisme et d’antisémitisme.

L’antisémitisme n’est pas un terrain miné, mais un terrain détruit.

V. Assurément, la visite de la documenta valait le coup. Certes, pas une seule des pièces que j’ai vues ne m’a vraiment plu. Mais l’agrément n’est qu’un critère du monde de l’art archaïque et pré-contemporain. Que cela plaise au prince. Au marchand aussi. C’était le cas à l’époque du Titien et de Rembrandt. Plus tard, lorsque les premiers musées européens se sont ouverts au grand public, le fait de plaire ou de ne pas plaire s’est démocratisé. Jusqu’à ce qu’il n’ait plus vraiment d’importance et que le marché, le prix, la célébrité, autrement dit les attributs autres que la maîtrise de la palette et du pinceau, prennent le dessus sur les images, mais aussi les installations et les arts audiovisuels. De toute façon, l’art était déjà commercial avant l’élargissement radical du monde de l’art.

Je n’ai rien aimé. Pourquoi ? Parce que le doute était absent. Parce que tout, presque tout, était si clair. L’art du Sud global (très grossièrement, les recoupements sont contestables : ce qu’on appelait autrefois le Tiers-Monde, en bref : Tito, Nasser, Nehru) est, à l’exception de Hito Steyrel, probablement la seule artiste du Nord invitée, l’horizon d’exposition de la documenta fifteen. Et le Sud mondial se trouve dans une situation économique, politique et sociale opposée à celle du Nord mondial. Si ce n’était pas le cas, l’expression n’aurait pas de sens.

Et le contraste qu’elle reflète est bien une réalité. L’Indonésie, le pays dont est originaire le collectif de sélectionneurs-curateurs de l’exposition, différents pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale, toutes ces aires produisent naturellement, pas seulement mais aussi, de l’art en lien avec les conditions qui y règnent et en relation avec le présent. Et c’est ici, à Cassel, où l’un des premiers musées publics, le Fridericianum, a été ouvert en 1779, et qui est depuis 1955 le centre de la documenta, que cet art est montré. L’art de et dans certaines situations politiques, sociales, économiques. Est-ce de l’art ?

Bien sûr que oui ! Tout est art. Chaque être humain est un artiste. Tout est art. Le grand acteur de la documenta, Joseph Heinrich Beuys, a élargi au maximum la notion d’art. Ce que Marcel Duchamp avait déjà exhibé avec sa Fontaine des décennies plus tôt, en 1917. Un urinoir n’est pas seulement là pour permettre d’uriner. Il est aussi tout simplement là. Et devient une œuvre d’art. Fabriqué, il est fait. Prêt à l’emploi. Le ready-made a été paradoxalement, contrairement à sa figuration tangible, in abstracto, c’est-à-dire entièrement universel et détaché de toute individualité, l’extension la plus large possible de la notion d’art.

VI. L’art est libre. Voir l’article 5 de la Loi fondamentale allemande. Le respect de la constitution n’est pas exigé (contrairement au cas de l’enseignement). Si l’art est libre, qu’est-ce qui est de l’art et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Le réceptacle à pisse, la voiture devenue ferraille et l’épinglage anti-discrimination sont-ils des expressions artistiques ? La Cour constitutionnelle allemande a été contrainte dans le passé de s’essayer à des définitions de l’art, mais ce qui est libre est libre, jusqu’à la monochromie et la cacophonie. Il reste donc en fin de compte : l’art est l’art comme art par l’art.

VII. Bien sûr, il y a des interférences. En dogmatique ou doctrine des droits fondamentaux, on les appelle des collisions. D’autres droits fondamentaux entrent en jeu. Il faut alors peser le pour et le contre sans s’égarer. C’est difficile. Caricatures de Mahomet ! Caricatures du pape ! Caricatures de Bouddha ! Caricatures de juifs ? Ce n’est pas simple. Mahomet, ce n’est pas forcément les musulmans, le pape, ce n’est pas forcément les catholiques, Bouddha, ce n’est pas forcément les bouddhistes. Et pourtant, qui s’émeut (dans notre pays) de personnes portant un kaftan, une soutane ou un kesa sur des dessins quelconques ? Où est la limite de l’injure, de l’insulte, qui, d’un point de vue pénal, fait taire la loi fondamentale et sa liberté ? Et bien sûr, l’antisémitisme n’est pas un terrain miné, mais un terrain détruit. C’est une histoire très ancienne, dans laquelle l’Allemagne joue un rôle unique avec les massacres industriels de masse du milieu du XXe siècle.

VIII. Le Sud mondial est le Sud mondial parce qu’il y a eu le colonialisme. Cela aussi a une longue histoire. Israël, avec son histoire relativement courte, est en plein dedans. En tant qu’exclave du Nord mondial. Et l’antisémitisme d’une partie du monde islamique (dont fait partie l’Indonésie) est bien connu. La politique problématique d’Israël à l’égard des Palestiniens aussi. L’imbrication de la religion et de la politique, dans certains États islamiques comme dans l’État juif, en Israël donc, également – comme c’est historiquement et actuellement le cas aux États-Unis et en Europe. La solution à ce problème ne réside pas dans l’affichage et le retrait d’une œuvre d’art quelconque.

IX. Rien ne m’a plu mais visiter la documenta fut une expérience. Il s’agissait de parcourir et de contempler un panoptique des activités artistiques du Sud mondial justement. Une véritable documentation. Y compris les luttes, les contradictions, les grossièretés, les banalités, il y avait beaucoup de choses simplettes, mais cela en dit certainement long sur mon propre biais. Oui, l’art peut être simplement un travail social, l’assemblage par des écoliers de nouveaux meubles à partir de vieux meubles abandonnés. Est-ce de la menuiserie ou de l’ébénisterie artistique, de la simple thérapie occupationnelle ou tout simplement dérisoire ? Le futurisme italien est-il meilleur que n’importe quelle installation vidéo kurde ? Autant de questions relevant de l’univers des étoiles de TripAdvisor & Co.

C’est l’explicitation qui produit ce qu’il faut éviter : la publicité de l’imagerie antisémite.

X. La vraie question est de savoir si nous pouvons supporter quelque chose d’insupportable, à savoir que les autres voient autrement que nous, que les autres voient autrement que moi. Ce qui ne signifie pas tolérer un antisémitisme pénalement répréhensible. De toute façon, il n’est jamais question de tolérer ce qui relève du droit pénal. Le ministère public et, le cas échéant, la justice apprécieront. Au-delà, une seule chose est importante, en Occident, en démocratie, où il s’agit pourtant avant tout de toujours parler de tout, de manière controversée et ambiguë : la discussion ! Ce qui implique aussi la lutte. Avec des mots pour des mots.

L’univocité est une dictature, et contrairement aux imbécillités que répandent certains penseurs soi-disant « non-conformistes », celle-ci ne règne justement pas dans les démocraties libérales. Pas ici. Et c’est pourquoi le décrochage de l’œuvre politique indonésienne était une erreur, c’est pourquoi le retrait d’une brochure provenant d’une archive (!) est ridicule, c’est pourquoi les images de Gaza Guernica doivent rester exposées. C’est justement pour que l’on puisse débattre de l’antisémitisme. Car c’est cela, le débat, et non l’enfermement, qui fait notre force dans le discours politique, moral, social et juridique.

XI. La truie des juifs peut rester. Le relief médiéval en grès de l’église de Wittenberg n’a pas besoin d’être retiré. C’est ce qu’a décidé la Cour fédérale allemande de justice en juin. Une explication, sur une légende, doit toutefois être apposée afin de transformer l’objet incriminé en mémorial contre l’antisémitisme. La supplémentation du passé pour que le présent puisse le supporter est donc indispensable. 1 % des personnes vivant aujourd’hui, et encore, reconnaîtront l’antisémitisme sur le relief. Il faudrait avoir une culture complète s’étendant dans l’espace et le temps. Or, celle-ci n’existe pas. Mais, en effet, les quelques personnes qui savent, peuvent se sentir blessées d’un côté, ou, inversement, mener une piètre propagande de l’autre. Et la représentation est de toute façon antisémite ; pour le constater, les connaissances de quelques-uns suffisent.

C’est donc l’explicitation qui, de manière sulfureuse, produit justement ce qu’il faut éviter, la publicité de l’imagerie antisémite. Une affaire vraiment compliquée. La Cour constitutionnelle allemande dira encore l’avant-dernier mot avant que la Cour européenne des droits de l’homme n’en dise le tout dernier. Le droit est, et c’est ce qui le rend merveilleux, tout simplement controversé. Pourquoi le secrétariat d’État fédéral à la Culture ainsi que les ministères de la Culture des Länder allemands ne travailleraient-ils donc pas au recrutement de centaines de doctorants et de post-doctorants pour établir une topographie des truies juives et autres représentations antisémites sur les églises et les bâtiments publics et privés, mais aussi pour rédiger les légendes appropriées et tout ce que pourront ordonner les arrêts à venir des plus hautes instances juridictionnelles ?

XII. La Tate Britain s’est engagée dans cette voie. J’y suis également allé cet été. Cette information n’a pas pour but de me vanter d’un quelconque intérêt pour l’art, qui n’est d’ailleurs pas excessif, mais d’assurer avoir autopsié les choses, là où c’est possible et avec l’aide du hasard de la découverte. Sinon, on ne voit que des extraits, des reproductions. Donc la Tate Britain, le temple de l’art britannique sur la rive gauche de la Tamise. Là-bas, on a pris le Sud mondial au sérieux. Et l’époque coloniale. L’Empire britannique : pour les colonisés du monde entier, ce n’était vraiment pas une partie de plaisir. Une sucrerie en quelque sorte. L’un des régimes coloniaux les plus durs, les plus étendus et les plus inhumains de l’histoire.

La Tate a récemment fait l’inventaire de toutes les personnes noires présentes sur les tableaux. Chaque résultat a fait l’objet d’une analyse prosopographique approfondie. Le résultat (même quand rien n’a pu être découvert) se trouve à chaque fois dans des commentaires plus ou moins détaillés sur des affichettes à côté des tableaux.

On a également procédé de la sorte pour certaines figures issues du monde asiatique et pour les Gypsies (c’est-à-dire les Tziganes/Roms/Sinti). Même un petit groupe de Gitans, difficilement reconnaissable dans l’obscurité de la nuit, sur l’un des tableaux de William Turner, merveilleusement jeté sur une toile qui dissout presque tout réalisme, fait l’objet d’un tel commentaire et d’une telle classification. La discrimination de ces personnes à leur époque est donc largement documentée. Mais à côté des images égypto-maniaques et égypto-historiques par exemple, peu ou rien. Quid de la sanglante histoire anglo-égyptienne (entre autres : Suez et Nasser comme « Hitler du Nil »). Et sur les femmes, la moitié de l’humanité, depuis toujours ? Pas un mot. Ce ne sont que quelques exemples de la difficulté à maîtriser (!) l’histoire de la discrimination.

Et puis arrivent les Wertheimer. Une salle entière est consacrée à cette famille qui a fui l’Allemagne pour s’installer en 1830 à Londres afin d’échapper à la persécution et aux discriminations. Plusieurs portraits de membres de la famille y sont exposés. Asher Wertheimer, l’un des grands marchands d’art d’Europe, est peint en grand en 1898. Le panneau explicatif fait état de critiques déjà contemporaines et même actuelles qui ont vu et voient encore des stéréotypes antisémites dans le tableau. Asher Wertheimer était en revanche très satisfait du portrait. Il s’y trouvait bien. Nez busqué inclus.

On aurait dû installer une sorte de speakers’ corner, avant chaque expression artistique antisémite, anti-israélienne, mais aussi anti-américaine.

XIII. Qu’est-ce qui compte : la personne représentée, la représentation ou le représentateur ? Le nez, les boucles, les yeux, etc. en tant que tels, ce qui sort du trait de plume ou les pensées dans la tête qui guide ou fait guider le pinceau ? Chez Goebbels et ses descendants, la chose est claire. Pour le Sud mondial et le Nord mondial parfois aussi. Mais pas toujours. Que faire ? Le droit, la dispute et l’art ! Nous n’avons pas grand-chose d’autre à offrir. Mais c’est infiniment plus que les pseudo-vérités que proclament les « je sais tout » de tous côtés.

XIV. Tate. Henry Tate. L’époque victorienne. Philanthrope, bienfaiteur, notamment dans le domaine de la santé et de l’éducation. Homme d’affaires. Baron du sucre. L’histoire du sucre est indissociable du colonialisme et de l’esclavage. Il existe également une explication à ce sujet dans le musée. Transparence oblige. En fait, il faudrait maintenant fermer la Tate Britain, comme certains hommes et femmes politiques, représentants d’intérêts, communautés, porte-parole demandent actuellement la fermeture, l’arrêt de la documenta fifteen. La Tate, c’est encore un peu plus virulent en matière de discrimination que l’exposition de Cassel, qui se présente pourtant de manière assez simpliste.

La Tate n’est pas fermée. On y entre même, du moins le dimanche, gratuitement, sans conditions de ressources. Et qu’a fait la Tate en plus de l’ajout de textes explicatifs ?

Elle a exposé dans l’immense hall d’entrée l’une des plus belles, oui, des plus belles œuvres d’art que je n’ai jamais vues, peut-être la plus belle de toutes.

XV. Hew Locke. Né en 1959 à Édimbourg, en Écosse, son ascendance est britannique et guyanaise. L’œuvre exposée, longue de plusieurs dizaines de mètres et large de plusieurs mètres, s’appelle The Procession. Une multitude de personnages incroyablement colorés, grandeur nature, en papier mâché, en tissu, en bois, en métal. Des figures, des enfants, des femmes, des hommes et des animaux, des masques d’animaux et des têtes d’animaux, des fossoyeurs et des queens, parfois enveloppés de papier. Par exemple : « Kaiserlich-Chinesische Staatsanleihen » (emprunts d’État impérialo-chinois). « Goldloan of 1898 ». Des bannières sont portées, des globes sur la tête. Des danses. Des vêtements incroyables. Chaque personnage est une histoire en soi. Chaque groupe un récit. Toute la procession, un événement mondial. Une mer de couleurs. Des couleurs humaines. L’histoire de nos rêves et de nos cauchemars. Le carnaval et la marche des morts. Bâle et Mexico City. Le Día de los Muertos. Une fête. Une accusation. Une fête.

XVI. La documenta fifteen n’est pas une fête pour tous. Les documentaires sont rarement préparés de manière festive. Un document est un document. Et en tant que telle, la documenta vaut vraiment la peine d’être vue. Malgré, ou peut-être justement à cause du parfum global d’agit-prop et de travailleur social. Il faut en prendre acte. Que cela plaise ou non.

XVII. On aurait dû installer une tente de discussion, une sorte de speakers’ corner, avant chaque expression artistique antisémite, anti-israélienne, mais aussi anti-américaine. Au lieu de vérifier, comme on l’exige désormais, si chaque pièce exposée à la documenta, parmi des milliers tout de même, est exposable, c’est-à-dire non antisémite, et de la retirer le cas échéant – vive le passeport pour l’art, l’Ausweis –, il faudrait installer peu à peu, en fonction du degré de découverte, des tentes, ou des feux de camp adaptés à la protection contre les incendies, etc. Là, on pourrait entamer un échange, sur l’antisémitisme, le racisme, le colonialisme avec toutes ses formes « post- », sur le « cancel » et le « plaquettisme », sur l’appropriation et la répulsion culturelles, sur les dreadlocks chez les Blancs et sur la parure de plumes indiennes du pape lors de sa pénitence de Canossa au Canada.

XVIII. À Korčula, nous avons palabré. À propos du sous-marin de Léonard de Vinci et de Hito Steyerl. Les avis divergeaient. Oui, ils étaient opposés. Mais nous n’avons fait que parler, nous avons débattu, nous n’avons pas tiré. Qu’il en soit ainsi, que cela (ici) reste ainsi, c’est le seul espoir qui subsiste. La palabre et le droit sont complémentaires. Dans les deux cas, la compréhension est justement précaire. Et ambiguë. Ce qui implique des prises de position claires. Des jugements à faire exécuter, par exemple. Dans ce mélange confus, la sérénité et la détermination, la détermination et la sérénité sont de mise face à l’abîme. Le calme. Quelque chose, dans la longue histoire, entre sprezzatura et coolness. Ce sera toujours trop peu pour les uns et trop pour les autres. Mais c’est tout ce que l’on peut obtenir.


Rainer Maria Kiesow

Juriste, Directeur d'études de l'EHESS

Mots-clés

Mémoire