Architecture

Pourquoi je reste moderne – éloge de la séparation

Ingénieur, architecte et historien

Des dégâts environnementaux aux crimes de la colonisation, le livre noir de la modernité est volumineux, il est vrai. Faut-il pour autant rejeter en bloc une aventure dont nous continuons à être les héritiers ? On peut choisir de rester tout de même moderne, en refusant les facilités qu’offre l’hypothèse d’une continuité complète entre le non-humain et l’humain. Peut-être faut-il encore une fois accepter que le principe de leur partition demeure mystérieux.

En architecture et en urbanisme, la modernité a aujourd’hui mauvaise presse. L’inhumanité réelle ou supposée de certains bâtiments et séquences urbaines ne constitue toutefois qu’un des éléments du procès qui leur est intenté. Car c’est la modernité dans son ensemble qui se trouve mise en accusation par leur intermédiaire. « Nous n’avons jamais été modernes », affirmait autrefois Bruno Latour[1]. À l’argumentation nuancée et en définitive ambiguë de ce dernier semble avoir succédé une condamnation sans appel. Est-il encore permis d’être moderne ou même, plus simplement, de prétendre recueillir l’héritage de la modernité ?

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Sur un plan plus général que les errements architecturaux et urbanistiques qu’on lui impute, la modernité aurait entrepris de séparer radicalement l’humain du non-humain, exploitant ce dernier sans ménagement et conduisant à la catastrophe environnementale d’aujourd’hui. Sous couvert de libérer l’humanité de contraintes millénaires, son idéal de conquête des ressources naturelles et de rationalisation de la production aurait en fait conduit à l’asservissement de milliards d’êtres humains.

Des dégâts environnementaux aux crimes de la colonisation, le livre noir de la modernité est volumineux, il est vrai. Faut-il pour autant rejeter en bloc une aventure dont nous continuons à être les héritiers ? Sous quelles conditions peut-on encore se réclamer de certains de ses enseignements ? En se servant de l’architecture et de l’urbanisme modernes comme d’une introduction à ces questions d’actualité, nous voudrions proposer des pistes permettant de demeurer fidèle à quelques-unes des valeurs et surtout à l’optimisme que la modernité a longtemps incarné, un optimisme qui semble souvent faire défaut aujourd’hui.

L’architecture et l’urbanisme modernes ont beau se voir régulièrement mis en accusation, il est frappant de constater à quel point les modes de vie auxquels ils sont associés continuent à être plébiscités. L’équipement électro-ménager, cette


[1] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997.

[2] Walter Gropius, The New Architecture and the Bauhaus, New-York, Museum of Modern Art, Londres, Faber and Faber, 1936.

[3] Tim Ingold, Making: Anthropology, Archaeology, Art and Architecture, Londres, New York, Routledge, 2013 ; Richard Sennett, The Craftsman, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 2009.

[4] Pierre Veltz, L’Économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile, Paris, Le Seuil, 2021.

[5] Le Corbusier, « L’Espace indicible », L’Architecture d’aujourd’hui, numéro spécial « Art », avril 1946, pp. 9-17.

[6] Voir notamment Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une Métaphysique du mélange, Paris, Payot & Rivages, 2016.

[7] Nous avons exploré autrefois ce thème dans La Ville territoire des cyborgs, Besançon, Les Éditions de l’Imprimeur, 1998.

[8] Voir sur ce point Antoine Picon, La Matérialité de l’architecture, Marseille, Parenthèses, 2018.

[9] Jacques Guillerme, Figuration graphique en architecture, rapport dactylographié pour la DGRST, Paris, 1976.

Antoine Picon

Ingénieur, architecte et historien, Directeur de recherches à l'École nationale des Ponts et Chaussées et professeur à la Harvard Graduate School of Design

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997.

[2] Walter Gropius, The New Architecture and the Bauhaus, New-York, Museum of Modern Art, Londres, Faber and Faber, 1936.

[3] Tim Ingold, Making: Anthropology, Archaeology, Art and Architecture, Londres, New York, Routledge, 2013 ; Richard Sennett, The Craftsman, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 2009.

[4] Pierre Veltz, L’Économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile, Paris, Le Seuil, 2021.

[5] Le Corbusier, « L’Espace indicible », L’Architecture d’aujourd’hui, numéro spécial « Art », avril 1946, pp. 9-17.

[6] Voir notamment Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une Métaphysique du mélange, Paris, Payot & Rivages, 2016.

[7] Nous avons exploré autrefois ce thème dans La Ville territoire des cyborgs, Besançon, Les Éditions de l’Imprimeur, 1998.

[8] Voir sur ce point Antoine Picon, La Matérialité de l’architecture, Marseille, Parenthèses, 2018.

[9] Jacques Guillerme, Figuration graphique en architecture, rapport dactylographié pour la DGRST, Paris, 1976.