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Guerre en Ukraine : l’anéantissement en filigrane

Philosophe

Poutine va‑t‑il lancer ses missiles nucléaires sur une ville ukrainienne ou européenne ? Dans la préface inédite à la prochaine édition de poche de La guerre qui ne peut pas avoir lieu, le philosophe Jean-Pierre Dupuy reformule la question en proposant de nous fixer sur le pire des scénarios que l’on tient pour possibles, quelle que soit la force de son inscription dans l’avenir, et cela afin de faire qu’il ne se produise pas.

J’ai écrit La guerre qui ne peut pas avoir lieu dans le courant de l’année 2018, en grande partie aux États‑Unis et encore sous le coup de la tension extrême avec laquelle s’étaient opposés, l’été précédent, le président américain Donald Trump et son homologue nord‑coréen Kim Jong Un. Certains des meilleurs experts de la question nucléaire chiffraient la probabilité que l’escalade verbale à laquelle ils s’étaient livrés débouche sur la guerre atomique à des niveaux jamais atteints pendant la guerre froide. Aujourd’hui, un nouveau contexte géopolitique a fait passer la menace posée par la Corée du Nord à un niveau subalterne, ce qui permet à son leader de développer son armement nucléaire en toute impunité. La guerre en Ukraine monopolise toute l’attention et, de nouveau, la question d’une guerre nucléaire possible est posée.

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Si la question nucléaire est posée, elle ne l’est pas partout cependant ni avec la même intensité. Les observateurs, en France, avouent leur sidération. Qu’est‑ce que cette guerre d’un autre âge où une puissance qui se voudrait impériale tente par la force des armes de conquérir des territoires qui, selon elle, lui appartiennent depuis toujours ? C’est oublier que jamais depuis 1945 la possibilité d’une guerre nucléaire qui pourrait détruire la civilisation n’a cessé d’influer sur les affaires du monde, telle une épée de Damoclès suspendue au‑dessus de la tête de ses dirigeants, et la guerre en Ukraine ne fait pas exception.

Si l’on méconnaît ce que presque tous les acteurs et les témoins du drame qui est en train de se jouer, à commencer par le président Poutine lui‑même, tiennent pour acquis, à savoir que la guerre nucléaire est possible quoique peu vraisemblable, on s’interdit de comprendre ce qui fait de cette guerre le parangon de ces guerres nucléaires qui sans doute, peut‑être ou par chance, n’auront pas lieu – jusqu’à ce que l’une d’entre elles accède au statut de première guerre nucléaire de l’histoire. Quel que soit son aveni


[1] Pour sa part, la presse américaine fait remonter la première fois que Poutine a fait allusion à la guerre nucléaire, sans d’ailleurs prononcer le mot, à la déclaration qu’il fit le 24 février 2022, le matin même du jour où ses troupes entrèrent en Ukraine.

[2] On compte sur les doigts d’une seule main les chercheurs indépendants. Parmi eux, il faut signaler le professeur de Sciences Po Benoît Pélopidas pour ses importants travaux dont un livre récent présente la synthèse : Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Presses de Sciences Po, 2022.

[3] J’ai été amené en particulier, comme on le verra, à proposer une nouvelle solution à l’une des plus anciennes apories métaphysiques, l’argument dominateur de Diodore Kronos.

[4] Snow a écrit « mathematical certainty » (certitude mathématique). D’un esprit certes puissant – Snow est le théoricien des « deux cultures » – mais probablement peu versé en métaphysique, on peut accepter cette confusion entre la nécessité – catégorie ontologique – et la certitude – catégorie épistémique.

[5] Le mot « chance » renvoie, ne serait‑ce que par son étymologie, aux concepts de hasard et de probabilité, lesquels, comme expliqué dans ce livre, ne sont pas adéquats. Je me permets cette approximation à ce stade préliminaire de l’analyse.

[6] Scott sagan, « The World’s Most Dangerous Man. Putin’s Unconstrained Power Over Russia’s Nuclear Arsenal », Foreign Affairs, 16 mars 2022.

[7] Intercontinental Ballistic Missiles, soit missiles balistiques intercontinentaux.

[8] Leur puissance explosive peut aller jusqu’à vingt fois celle de Little Boy, la bombe qui a détruit Hiroshima.

[9] Les critiques de la dissuasion nucléaire avancent le plus souvent l’assertion inverse. On affirme que la dissuasion nucléaire est une construction abstraite qui requiert la parfaite rationalité des acteurs. Cette condition ne pouvant en pratique être satisfaite, on en conclut que le concept même de dissuasion nucléaire est à rejeter.

[10] Le tra

Jean-Pierre Dupuy

Philosophe, Professeur à Stanford University

Notes

[1] Pour sa part, la presse américaine fait remonter la première fois que Poutine a fait allusion à la guerre nucléaire, sans d’ailleurs prononcer le mot, à la déclaration qu’il fit le 24 février 2022, le matin même du jour où ses troupes entrèrent en Ukraine.

[2] On compte sur les doigts d’une seule main les chercheurs indépendants. Parmi eux, il faut signaler le professeur de Sciences Po Benoît Pélopidas pour ses importants travaux dont un livre récent présente la synthèse : Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Presses de Sciences Po, 2022.

[3] J’ai été amené en particulier, comme on le verra, à proposer une nouvelle solution à l’une des plus anciennes apories métaphysiques, l’argument dominateur de Diodore Kronos.

[4] Snow a écrit « mathematical certainty » (certitude mathématique). D’un esprit certes puissant – Snow est le théoricien des « deux cultures » – mais probablement peu versé en métaphysique, on peut accepter cette confusion entre la nécessité – catégorie ontologique – et la certitude – catégorie épistémique.

[5] Le mot « chance » renvoie, ne serait‑ce que par son étymologie, aux concepts de hasard et de probabilité, lesquels, comme expliqué dans ce livre, ne sont pas adéquats. Je me permets cette approximation à ce stade préliminaire de l’analyse.

[6] Scott sagan, « The World’s Most Dangerous Man. Putin’s Unconstrained Power Over Russia’s Nuclear Arsenal », Foreign Affairs, 16 mars 2022.

[7] Intercontinental Ballistic Missiles, soit missiles balistiques intercontinentaux.

[8] Leur puissance explosive peut aller jusqu’à vingt fois celle de Little Boy, la bombe qui a détruit Hiroshima.

[9] Les critiques de la dissuasion nucléaire avancent le plus souvent l’assertion inverse. On affirme que la dissuasion nucléaire est une construction abstraite qui requiert la parfaite rationalité des acteurs. Cette condition ne pouvant en pratique être satisfaite, on en conclut que le concept même de dissuasion nucléaire est à rejeter.

[10] Le tra