Savoirs

Faut-il surenchérir ?

Philosophe, historien de l'art

Suite et fin proposée d’un échange passionné et d’un débat épistémologique passionnant avec Enzo Traverso. En résumant les pensées de chacun, Georges Didi-Huberman propose in fine, d’élargir la discussion afin que les lecteurs ne s’arrête plus à cette controverse « duelle », mais pour qu’ils puissent se saisir du débat et, peut-être, faire dialoguer de façon plus féconde, leurs travaux respectifs. Suivi d’une réponse d’Enzo Traverso.

publicité

Cher Enzo Traverso,

Pourquoi surenchérir ? Où cela mène-t-il ? Plutôt que de vous répondre longuement de façon duelle — qui, selon la notion qu’en a donnée Lacan, ne conduit qu’à fabriquer de la méconnaissance, toujours plus de méconnaissance, et qui commence à me rappeler la cour de récréation de mon enfance où l’on entendait très souvent la formule cécuikidikilè, « c’est celui qui dit qui l’est » – je vous proposerai d’interrompre, fût-ce provisoirement, cet échange polémique. La forme qu’il est en train de prendre pourrait bien aboutir à ce que chacun, dans la frustration voire la colère de n’être pas compris par l’autre, désire tout simplement ne plus entendre l’autre, rompant ainsi toute éthique du dialogue.

Je ne dirai donc que quelques mots en manière de résumé quant à votre position, puis quant à la mienne. À partir d’une image que vous considérez comme « de droite » – parce qu’elle montrerait des manifestants protestants lors des émeutes de Londonderry en 1969 – insérée dans le montage de mon exposition « Soulèvements », vous avez établi la séquence suivante, telle que votre dernière lettre la formule en ces termes : une « iconologie dépolitisée » guidée par un « sensualisme qui postule une primauté de l’émotionnel sur le rationnel » ; une « fétichisation du geste » au détriment de l’orientation politique des actes représentés ; une « guerre contre le contenu » prenant Freud, Warburg et Derrida comme outils théoriques ; un usage de l’anachronisme qui « arrache les images à l’histoire » et se prolonge dans un « rejet pur et simple » de l’historicité elle-même ; tout cela suscitant une attitude d’« élitisme esthétique » qui se justifie par l’alibi d’une « critique du positivisme », alors que celle-ci n’est rien d’autre, à vos yeux, qu’un simple mépris pour les faits, pour la réalité, et donc pour la politique elle-même. Tout cela ne manifestant, pour finir, que la « flânerie de quelqu’un qui aime s’égarer »… N’est-il pas vrai qu’une « gauche errante » n’aboutit qu’à ce que « l’ordre dominant [ait] de beaux jours devant lui » ?

Chaque terme de ce chapelet d’assertions comporte une erreur ou construit une injustice dues, probablement, à cette économie discursive de la surenchère, comme lorsqu’on durcit les contrastes d’une photographie jusqu’à n’obtenir que des blocs noirs contre des blocs blancs… pour ne plus rien voir du tout. Et si la pensée, même politique, même radicale, travaillait avec des nuances ? Et si donner à voir un grand nombre de gestes différents ne consistait justement pas à les « fétichiser », étant entendu qu’un fétichiste est celui qui se fixe sur la même image, le même scénario, et n’arrive jamais à en sortir ?

En quoi la critique du contenu univoque prôné par l’iconographie classique serait-elle une « guerre contre le contenu », son effort de néantisation ? N’est-elle pas plutôt sa tentative de multiplication à travers le principe, énoncé par Freud, de la « surdétermination » ? Si elle met en cause quelque chose, n’est-ce pas l’idée simplificatrice selon laquelle une image aurait un contenu, constituant à ce titre une source pour l’historien ? Ne faut-il pas tenir compte, d’ailleurs, qu’une source, cela n’existe tout simplement pas ? N’est-il pas évident qu’un fleuve – ou un fait historique, ou une image, ou même le moindre geste – n’a pas une, mais plusieurs sources, quelquefois même innombrables ? Ce fut la toute première leçon épistémologique d’Aby Warburg de montrer, dès 1893, que les « sources » ou les « influences » historiques relevaient, non pas de processus mécaniques ou axiomatiques, mais de plus imprévisibles, multiples et paradoxales « dynamiques de fluides[1] ».

Utilisant une autre métaphore, cette fois issue de Walter Benjamin, je dirai que les images, comme les idées, ne sont pas des « faits » à strictement parler : plutôt des constellations. Non qu’elles soient « irréelles » ou simplement fantaisistes. Mais leur rapport au réel de l’histoire passe par cette condition essentielle qu’il n’y a jamais une image mais de multiples images qui, ici s’éloignent et, là, se rapprochent pour former des configurations[2]. C’est pour cela que la notion de montage apparaît aussi cruciale et plus pertinente que toute fixation sur une seule image, un seul contenu, un seul fait. Ainsi, dans le livre d’Ernst Jünger Die veränderte Welt, les images d’enfants et d’ouvriers soviétiques comme le portrait de Gandhi étaient bien des « images réactionnaires » en vertu du montage où elles apparaissaient, et en dépit de leur contenu explicite[3]. Inversement, les portraits de Hitler, de Göring ou de Goebbels dans la Kriegsfibel de Bertolt Brecht sont d’authentiques « images critiques » dans le contexte des constellations qu’elles forment avec les autres images du recueil[4].

En vertu de ce principe – qui a lui-même de nombreuses sources : la psychanalyse, le formalisme russe, l’anthropologie structurale… – la question de savoir si une image est de gauche ou pas prenait, sous ma plume, un tour ironique dont je ne suis pas sûr que vous l’ayez perçu. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’une anthropologie — ou une histoire culturelle — des images ne saurait en rester à la simple opposition que vous faites, d’après Kracauer, entre « enregistrement de la réalité » et « transfiguration » de celle-ci, pas plus qu’une approche des subjectivités ne saurait en rester à la simple opposition entre « rationnel » et « émotionnel ».

Vous diagnostiquez, dans ma sensibilité aux « différences » — aux « disséminations » (pour parler comme Derrida), aux « multiplicités » (pour parler comme Deleuze et Guattari) ou aux « subjectivations » (pour parler comme Foucault) — un symptôme de cette tendance postmoderne selon laquelle il n’y a pas à « élucider les faits » pour la bonne raison qu’ils ne seraient que des « fictions » du discours historien. Dans le grand débat historiographique des années 1970, vous me placez donc du côté de Hayden White ou de Jean-François Lyotard, alors que j’ai eu plus d’une fois l’occasion de soutenir tout le contraire, en accord avec les positions de Pierre Vidal-Naquet ou de Carlo Ginzburg[5] (mes désaccords avec celui-ci relevant d’une autre dimension théorique).

Sans doute avons-nous une perception différente de la situation épistémologique contemporaine. Vous considérez la « critique du positivisme » comme un simple mépris – que vous qualifiez d’« adornien » – quant à l’« élucidation des faits ». Ce qui déboucherait, concernant la question de l’art, à cet « élitisme esthétique » dont vous m’accusez par voie de conséquence (et je n’en rajouterai pas sur la « place décorative » supposément assignée aux femmes dans « Soulèvements », remarque insultante et de seconde main, qui confine à la rumeur). Vous estimez donc que la « critique du positivisme » n’a pas lieu d’être, ne constituant qu’un des malfaisants « poncifs du linguistic turn ».

J’ai un sentiment bien différent. Je constate que les « nouveaux visages du fascisme » – dont vous avez fort bien parlé par ailleurs[6] – nous ramènent à la mise en garde désespérée de Husserl en 1936 dans sa Crise des sciences européennes, crise dont la teneur principale, à ses yeux, était la « réduction positiviste de l’idée de la science à une simple science-des-faits[7] ». Aucun des auteurs auxquels je me suis référé – et Adorno pourrait aisément les rejoindre – n’a renoncé à l’effort d’une élucidation, comme vous le laissez entendre. Simplement, face à une réalité historique ou culturelle irréductible à de « simples faits », ils ont dû repenser ce qu’élucidation voulait dire, en rupture assumée avec l’historicisme et la tradition positiviste. Leur position était dialectique : l’Aufklärung, oui, mais à condition de ne pas craindre les zones d’ombre, les gouffres, les choses refoulées, tout ce que Warburg nommait les monstra de la culture humaine. Ne serait-ce pas parce que le monde d’aujourd’hui est si globalement réduit par les uns à de simples faits que d’autres – comme un revers de la même médaille – réduisent le réel à de simples fakes ?

Voilà pourquoi les « images de pensée » exigeaient cette nouvelle pratique, anti-positiviste, de la « lisibilité » (Lesbarkeit) que Benjamin, au risque d’être incompris par ses contemporains – et taxé d’élitisme –, élabora tout au long de son œuvre. Je n’ai rien contre l’art de Diego Rivera ni contre la pédagogie des images, que j’ai pu admirer et analyser chez Bertolt Brecht ou Harun Farocki[8] ; mais je suis, en effet, dubitatif devant votre propre didactisme et votre exigence que toute allégorie soit « lisible » au sens positif (et non au sens benjaminien, qui y fait intervenir les notions de négativité, d’ambiguïté et d’inconscient : de l’égarement, diriez-vous sans doute). Ne fallait-il pas un poète surréaliste, André Breton, pour raconter le discours de Jean Jaurès au Pré-Saint-Gervais, en 1903, non pas sous l’angle d’une manifestation où « dans les faits » se côtoyaient des communistes et des anarchistes, mais sous celui d’un très imaginaire « drapeau tour à tour rouge et noir[9] » ?

Quand vous qualifiez ma position d’« élitisme esthétique », semblable à l’attitude d’Adorno et à ses « goûts aristocratiques » en matière musicale, vous ne faites que répéter l’antienne militante de l’illisibilité des avant-gardes qualifiées autrefois – dans le rejet, par Georg Lukács ou par bien d’autres, de Freud, de Proust, de Joyce, des dadaïstes, des expressionnistes, de Beckett, etc. – comme œuvres unilatéralement « bourgeoises ». Contre cela Ernst Bloch, comme Walter Benjamin, avait opposé beaucoup plus de subtilité, de nuance, ce qui ne veut pas dire d’élitisme. On comprend alors que le « partage du sensible », dont a parlé Jacques Rancière, déploie son authentique teneur politique sur un autre plan que celui des lignes de fractures conceptuelles ou idéales, partisanes ou idéologiques.

Vous fustigez la « gauche errante » et vous pensez, en conséquence, qu’il n’y a d’espérance politique que selon ce que vous nommez un « ancrage axiomatique ». Or les images, les poèmes, les pratiques culturelles en général relèvent de démarches heuristiques bien plus que de déductions axiomatiques. C’est Ernst Bloch, justement, qui dans le contrecoup de la « révolution trahie » de 1918 à Berlin, tenta magistralement de repenser la notion d’espérance… en dédiant la partie centrale de son Esprit de l’utopie à la fonction « visionnaire » de la musique, ce dont j’ai tenté de développer les enjeux, d’une part sur le plan d’une histoire philosophique et artistique de l’Allemagne anti-nazie[10], d’autre part sur le plan d’une musique « populaire » qui me tient à cœur depuis longtemps, le cante jondo gitano-andalou[11].

Prenant acte du fait que vous avez tenu à rappeler, dans votre dernière lettre, une grande partie de votre travail historique, il ne me reste qu’à souhaiter ceci : que nos lecteurs élargissent leurs propres points de vue, non plus en s’arrêtant à notre controverse « duelle », mais en faisant débattre et, peut-être, dialoguer de façon plus féconde, nos travaux respectifs.

 

Ultime réponse d’Enzo Traverso

Cher Georges Didi-Huberman,

Je partage votre avis, cet échange prend un tour polémique qui le rend stérile. Je le regrette. C’est vous qui l’avez initié et c’est vous qui avez surenchéri ; je me suis limité à répondre à vos arguments, point par point. Nous en sommes là. Je souhaite, moi aussi, « que nos lecteurs élargissent leurs propres points de vue, non plus en s’arrêtant à notre controverse “duelle”, mais en faisant débattre et, peut-être, dialoguer de façon plus féconde, nos travaux respectifs ». Je leur laisse aussi le loisir de juger des « erreurs » et des « injustices », disons plutôt des insultes, contenues dans vos textes, dont je ne donnerai pas ici le « chapelet ». Je me bornerai à relever un énième contresens, contenu dans votre dernière lettre : je n’ai jamais qualifié la photo de Gilles Caron au centre de cette polémique d’image « de droite », car ce n’est pas dans le but de véhiculer des idées « de droite » qu’elle fut réalisée. J’ai seulement écrit que l’image d’un pogrom n’avait pas sa place dans une exposition intitulé Soulèvements et consacrée, selon vos propres mots, à « donner forme à nos désirs d’émancipation ». Je continue de penser que l’inclusion de cette image a été une erreur. Tout le monde peut se tromper ; je n’avais dit que cela dans les deux lignes de Révolution, une histoire culturelle qui vous ont à tel point agacé. Vous avez réagi d’abord par un déni de réalité, en refusant d’admettre que l’image montre un riot protestant contre un quartier catholique de Londonderry, et en me rappelant avec suffisance que, avant de critiquer, il faut « savoir regarder ». Vos arguments ne m’ayant pas convaincu, vous m’avez traité d’« analphabète des images ». Vous avez enfin dû reconnaître que cette photo montrerait peut-être bien des pogromistes protestants, mais qu’elle avait néanmoins sa place dans votre exposition, puisque sa signification ne tiendrait pas à ce qu’elle dit, mais plutôt à ce que vous voulez lui faire dire. Une source, vous expliquez, « cela tout simplement n’existe pas » : cette image n’existerait que dans une « constellation » et sa signification ne surgirait que de votre propre « montage ». Vous pouvez bien avoir critiqué Hayden White, mais vous ne faites que réaffirmer son postulat selon lequel il n’y aurait pas de différence entre la réalité et la fiction, car la signification de cette image n’aurait plus aucun rapport avec sa réalité. Ce n’est pas ce que j’avais appris en lisant Images malgré tout, et je pense qu’aucun historien digne de ce nom ne pourrait vous suivre sur ce chemin. Voilà pourquoi notre débat devient un dialogue de sourds. Vous pourrez toujours répondre à chacune de mes remarques en sortant de votre chapeau une citation de Warburg, Benjamin, Arendt, Eisenstein, ou encore Freud, Derrida, Deleuze et Guattari, dans une logomachie inépuisable aussi foisonnante sur le plan textuel que vide sur le plan herméneutique. Vous avez raison, il vaut mieux arrêter la récréation.  

Enzo Traverso


[1] Cf. G. Didi-Huberman, Ninfa fluida. Essai sur le drapé-désir, Paris, Gallimard, 2015, p. 7-26.

[2] Id., Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011. Id., Cuando las imágenes tocan lo real, trad. I. Bértolo, Madrid, Círculo de Bellas Artes, 2013 (avec Clément Chéroux et Javier Arnaldo).

[3] E. Jünger et E. Schultz, Die veränderte Welt. Eine Bilderfibel unserer Zeit, Breslau, Wilhelm G. Korn Verlag, 1933, p. 36, 153 et 168.

[4] B. Brecht, Kriegsfibel, Berlin, Eulenspiegel, 1955, pl. 1, 23 et 25-26.

[5] Cf. G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 129-130.

[6] Cf. E. Traverso, Les Nouveaux Visages du fascisme. Conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2017.

[7] E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936), trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976 (éd. 1989), p. 9-11.

[8] Cf. G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009. Id., Remontages du temps subi. L’œil de l’histoire, 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 2010.

[9] Id., Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 2019, p. 263-280.

[10] Id., Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève, 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 2021.

[11] Id., « Idas y vueltas, ou la politique du vagabondage », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 154, hiver 2020-2021, p. 3-49.

Georges Didi-Huberman

Philosophe, historien de l'art, Directeur d'études de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Notes

[1] Cf. G. Didi-Huberman, Ninfa fluida. Essai sur le drapé-désir, Paris, Gallimard, 2015, p. 7-26.

[2] Id., Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011. Id., Cuando las imágenes tocan lo real, trad. I. Bértolo, Madrid, Círculo de Bellas Artes, 2013 (avec Clément Chéroux et Javier Arnaldo).

[3] E. Jünger et E. Schultz, Die veränderte Welt. Eine Bilderfibel unserer Zeit, Breslau, Wilhelm G. Korn Verlag, 1933, p. 36, 153 et 168.

[4] B. Brecht, Kriegsfibel, Berlin, Eulenspiegel, 1955, pl. 1, 23 et 25-26.

[5] Cf. G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 129-130.

[6] Cf. E. Traverso, Les Nouveaux Visages du fascisme. Conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2017.

[7] E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936), trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976 (éd. 1989), p. 9-11.

[8] Cf. G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009. Id., Remontages du temps subi. L’œil de l’histoire, 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 2010.

[9] Id., Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 2019, p. 263-280.

[10] Id., Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève, 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 2021.

[11] Id., « Idas y vueltas, ou la politique du vagabondage », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 154, hiver 2020-2021, p. 3-49.