International

Nécrologie d’un dictateur populiste

Philosophe

Et si Poutine était déjà mort et enterré ? Les dictateurs ne résistent pas aux défaites militaires ou apparentées – Khrouchtchev en avait fait l’expérience après l’affaire des missiles cubains. Comment comprendre dès lors le fameux « ne pas humilier » la Russie de Macron, alors que seule l’humiliation du tyran peut ruiner son pouvoir ? Nous risquons de le payer cher.

Poutine n’est pas mort ! En êtes-vous si sûr ? J’affirme au contraire qu’il est d’ores et déjà enterré. Sa disparition, espérons-le, devrait discréditer, voire ruiner, l’œuvre directe et indirecte de sape des démocraties qu’il a entreprise depuis plus d’une décennie. Elle devrait encore favoriser la restauration d’un climat planétaire plus apaisé. Le bellicisme poutinien interdit en effet toute avancée vis-à-vis des grands sujets planétaires : climat, biodiversité, et très prochainement les tensions quant à nombre de ressources. En outre, la Russie par son usage du droit de veto affaiblit l’ONU.

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Mort nationale. Les dictateurs ne résistent pas aux défaites militaires ou apparentées. Khrouchtchev en avait fait l’expérience après l’affaire des missiles cubains et leur retrait sous la pression américaine, les colonels grecs à la suite de l’invasion turque de Chypre, Videla après la victoire anglaise dans la guerre des Malouines, etc. On ne peut en effet incarner durablement la force et la terreur, tout en étant plus précisément défait par la force. La récente contre-offensive ukrainienne est déjà le second revers de l’armée russe après l’évacuation en mars du Nord de Kiev. Mais il ne s’agit pas cette fois d’une retraite en ordre pouvant plus ou moins se faire passer pour un repli stratégique, en vue de concentrer ailleurs l’essentiel de l’effort militaire.

Non, il s’agit d’une débâcle ayant par exemple emporté avec elle une division blindée chargée de défendre Moscou, donc des forces d’élite. À quoi s’ajoutent les pertes humaines et matérielles cumulées. Côté pertes humaines, elles oscillent entre 20 000 et plus de 50 000 hommes, sans compter les blessés ; le chiffre le plus élevé correspondant aux indemnités aux familles endeuillées par la perte d’un soldat votées par la Douma. Même l’évaluation basse est un échec après sept mois de guerre. Les pertes en matériel militaire sont plus considérables encore, et plus précisément documentées. Elles ne sont pas facilement compensables pour un pays entravé par les sanctions européennes ; et de toute façon certainement pas au rythme auquel les armes sont détruites. Cet état de choses accroit la démobilisation morale des forces russes et galvanise a contrario l’armée ukrainienne.

L’hypothèse d’un retournement de situation paraît peu probable pour ces raisons. Rappelons que Poutine a mis de côté son ministre de la Défense et son chef d’état-major, assumant seul la conduite des opérations, comme il avait semblé assumer seul, devant son Conseil de sécurité terrorisé, la décision d’entrer en guerre. L’ex-homme-fort apparaît ainsi faible, pitoyable même, de surcroit incompétent. En réalité tous les dictateurs sont incompétents, parce qu’ils décident seuls de tout en terrorisant qui plus est leurs sources d’information ; mais cela n’apparaît tel au bon peuple que dans des circonstances particulièrement dramatiques, systématiquement finales.

L’Union soviétique s’enorgueillissait des 27 millions de morts de la deuxième guerre mondiale au point de vouloir apparaître comme l’artisan unique de la victoire. Comme si elle eut été possible sans l’aide américaine, puis l’engagement aux côtés de la Grande-Bretagne des États-Unis, après Pearl Harbour ; quant aux millions de morts, l’incurie de Staline et les mœurs de l’Armée rouge y ont aussi largement contribué.

La décision de Poutine d’engager une mobilisation partielle, d’organiser à la hâte des referendums dans les régions ukrainiennes occupées et de brandir une énième fois la menace nucléaire pour défendre un territoire national frauduleusement accru, ne change guère la donne. La seule réaction visible à son annonce a d’ailleurs été la précipitation vers les aéroports et les frontières d’une partie de la jeunesse russe, et des manifestations rapidement réprimées. Cette mobilisation ne fera qu’accroitre la première difficulté de l’armée russe, l’absence de motivation des troupes, leur démobilisation morale, sans même évoquer les effets délétères d’un sous-armement prévisible. Quant à la menace nucléaire brandie par un dictateur le dos au mur, elle ne saurait être écartée évidemment, mais elle plane sur ce conflit depuis le premier jour de la guerre.

Soutenir la Russie équivaut désormais à cautionner une stratégie nucléaire autorisant la destruction d’un pays voisin et l’annexion de ses territoires.

Mort internationale. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le sommet de l’Alliance de Shangaï à Samarcande en Asie centrale au mois de septembre, et son contexte. Poutine y a été humilié par le Président du Kazakhstan à la façon dont il s’est toujours plu lui-même à humilier ses invités : en les faisant attendre. Le même Président kazakh s’était déjà désolidarisé de la guerre contre l’Ukraine et des contre-sanctions sur le gaz ; il avait auparavant déclaré en Russie même qu’il ne reconnaitrait pas les référendums dans les oblasts occupés. Xi Jinping a affirmé défendre le Kazakhstan en cas d’agression russe ; on fait mieux en termes de témoignage d’amitié !

Kirghizstan, Kazakhstan et Ouzbékistan, trois anciennes Républiques soviétiques, interdisent à leurs ressortissants de participer à la guerre en Ukraine, sous peine de sanctions. La Russie est désormais incapable de respecter l’accord de défense qui la lie à l’Arménie à nouveau agressée par l’Azerbaïdjan. Poutine est le seul chef d’État d’une grande puissance, et un des rares chefs d’État, à ne pas avoir été invité à l’enterrement de la reine Élizabeth II. Modi l’incite à la paix et à la diplomatie lors du sommet de Samarcande, comme Xi Jinping. L’isolement et la perte d’influence sont totales dans son ex-zone d’influence.

Réaction : Poutine monte d’un cran la logique du conflit avec l’Ukraine, brandit à nouveau la menace nucléaire et déclare être en guerre contre l’OTAN. L’ex-Président Medvedev a même indiqué après le discours belliqueux du 21 septembre de Poutine, que la menace nucléaire russe était « stratégique », et donc pas seulement tactique, sur le seul champ de bataille, ou simplement via des installations nucléaires civiles.

C’est un paria redevenu le mafieux de Saint-Pétersbourg, menaçant la Terre entière avec ce qui lui reste, ses ogives nucléaires. J’imagine que cela ne fait guère l’affaire de Modi ou de Xi Jinping, confrontés l’un comme l’autre à un été désastreux, à des tensions internes notables, et pour le second à la veille d’un prochain sommet du Parti communiste chinois, alors qu’il est déjà lesté d’une gestion calamiteuse de la crise Covid. Ajouter à leurs difficultés propres un effondrement de l’économie mondiale, dû qui plus est au recours à l’arme nucléaire par un partenaire et « ami », pourrait se payer très cher politiquement.

Le fait d’être acculé pour Poutine, alors même qu’il est doté d’une absence totale d’empathie, qu’il n’hésite pas à tuer en masse des Ukrainiens comme ses compatriotes, et pour rien qui plus est, ne laisse pas d’inquiéter quant à un dérapage nucléaire. Au printemps dernier, évoquant l’éventualité d’une frappe nucléaire détruisant des pays de l’OTAN, et les contre-frappes visant la Russie, Margarita Simonovna Simonian, rédactrice en chef Russia Today, n’avait pas hésité à affirmer, dans l’émission de télévision la plus en vue de la propagande poutinienne que, si la Russie disparaissait, le reste du monde ne méritait pas de lui survivre. L’orgueil de ces pseudo-élites russes ne le dispute qu’à leur psychopathie.

Lectrices et lecteurs l’auront compris, la situation est aussi calamiteuse qu’éminemment dangereuse, potentiellement tragique. Inaugurer ainsi, comme le clamaient au début de la guerre de conserve les chefs d’État russe et chinois, un nouvel ordre international est grotesque. Soutenir la Russie équivaut désormais à cautionner une stratégie nucléaire autorisant la destruction d’un pays voisin non-nucléarisé et l’annexion de ses territoires. Il est difficile dans ces conditions de parler de quelque ordre international que ce soit. Il s’agit plutôt de provoquer une sorte d’état de guerre généralisé, et ce sur une planète à l’approche du collapse écologique. C’est a minima une incitation à une dissémination maximale des armes nucléaires, seule protection contre l’arbitraire des puissants.

Revenons avant de conclure sur la logique du régime et du discours poutiniens. Nous avons tous été surpris au début de la guerre par la justification de l’agression russe en raison du caractère nazi de l’Ukraine. Il y a moins de 2% de nazis en Ukraine, et probablement moins qu’en Russie vu l’importance qu’y connait l’extrême-droite, de la milice Wagner jusqu’aux rangs du pouvoir. La réaction de la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères au refus d’inviter Poutine à l’enterrement de la défunte reine d’Angleterre est à cet égard remarquable : c’est selon elle la preuve du caractère nazi des autorités britanniques.

Dans le discours fasciste russe le qualificatif « nazi » n’a en réalité aucune signification déterminée. Seule sa connotation négative le rattache encore à son façonnement historique. Sont en effet nazis celles et ceux qui s’opposent à la volonté de l’autocrate. Il n’est point pour le dictateur de réalité indépendante que l’on pourrait décrire d’un point de vue tiers. Il n’est de réalité que celle que pose la volonté du tyran. Est vrai ce qu’il affirme être tel. Il n’existe plus de référent, si ce n’est celui qu’il façonne à sa guise.

Poutine réécrit l’histoire, décrète la non-existence de l’Ukraine et cherche à la mettre en pratique, il déclare que l’OTAN veut détruire la Russie, etc. Il en va de l’Ukraine pour Poutine comme de sa défaite électorale pour Trump, ni l’une ni l’autre n’existe à leurs yeux. Il n’est pas de vérité autre que celle assénée par l’autocrate. Si vous niez en Russie l’opération spéciale en mentionnant une guerre, vous êtes passible de 15 ans d’emprisonnement.

L’auto-référentialité, l’affirmation qu’il n’est de réalité que celle voulue par l’autocrate, est le ressort même du régime poutinien. D’où d’ailleurs le danger de la situation : l’affirmation auto-référentielle ultime étant le recours à l’arme nucléaire, laquelle réaliserait par le néant la réalité souhaitée. Seule parade possible, assurer au dictateur qu’il ne saurait y céder sans mourir lui-même. À quoi s’ajoute que l’auto-référentialité du leader populiste rend vaine toute négociation, si ce n’est sur des enjeux circonscrits comme un échange de prisonniers.

Soulignons-le au passage, la dictature de Poutine n’a rien à voir avec celle de l’Union soviétique laquelle s’appuyait sur une lecture tierce du réel, celle du marxisme-léninisme. Le régime de Poutine relève bien plutôt de la catégorie du populisme, lequel est par définition le populisme d’un populiste, à savoir d’un leader cherchant à s’emparer du pouvoir en fédérant autour de lui et de sa volonté, plus que de son discours, une communauté d’adhésion ; précisons, une volonté erratique, voire des pulsions désordonnées. Le leader exprime certes sa volonté par un récit, mais le ressort ultime est plus sa volonté que la cohérence d’un récit mesurable par un tiers.

C’est à la fois le point commun et la différence entre le populisme et le complotisme : l’un et l’autre agrègent des individus et soudent une communauté, mais le populisme vise le pouvoir, et même un exercice extrême du pouvoir, alors que le complotisme se contente de faire corps, de faire groupe, par l’adhésion à un récit non moins décalé.

Autre caractéristique fondamentale du populisme, le leader n’a ni adversaires ni opposition, il n’a que des ennemis, a minima illégitimes à gouverner (comme les démocrates pour les républicains, version trumpiste), voire à enfermer et même à exterminer (version poutinienne). Or, Poutine, même s’il accède au pouvoir après Berlusconi, a été le premier des populistes et leur modèle. Il est le seul à en avoir poussé la logique à son terme, à avoir de l’intérieur ruiné la démocratie russe, ou plutôt l’esquisse de démocratie léguée par Eltsine.

Exprimons pour finir notre étonnement quant aux relations qu’ont nouées les chefs d’État occidentaux avec Poutine. Difficile de ne pas penser à Pétain serrant la main d’Hitler à Montoire, tout en ne sachant pas totalement à qui il avait affaire. Or, la littérature décrivant l’exercice poutinien du pouvoir est abondante et ancienne. Tout est dit déjà par exemple dans le livre d’Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine, et ce dès le début des années 2000. Je renverrai aussi, pour ne citer qu’un second exemple, au livre de Françoise Thom, Comprendre le poutinisme, temporellement plus proche de nous ; ce livre montre comment la mentalité des camps opposant les caïds aux humiliés a structuré la vie politique et sociale russe.

Que l’extrême-droite fascine le personnage de Poutine et aille jusqu’à refuser de voter les sanctions contre la Russie, rien d’étonnant. C’est au contraire par ce genre d’exercice d’admiration que ces forces politiques peuvent en démocratie exprimer leur nature profonde : la haine de la démocratie précisément, le culte de l’homme fort, mais par procuration, en avançant masqué.

En revanche, la naïveté ou la complaisance, pour ne pas dire plus, des grands responsables politiques européens jusqu’à il y a peu, ne laisse d’étonner. D’où le fameux « ne pas humilier » la Russie de Macron, alors que seule l’humiliation du tyran peut ruiner son pouvoir. Nous les payons chers. Quant aux Russes, ils paient par un effondrement scientifique, culturel et spirituel, avec un patriarche orthodoxe issu des rangs du KGB, cerise sur un gâteau décadent. La grande nation est devenue un empire de pillards et de colons attardés, incapable de produire autre chose que quelques ogives hypersoniques, déserté par ses élites, envoyant à une mort tout aussi alcoolisée que certaine de ses pauvres et ses Bouriates, une machine à produire des esclaves hébétés, passifs ou criminels.


Dominique Bourg

Philosophe, Professeur honoraire de l'Université de Lausanne