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Gouvernement et administration : l’urgence d’une nouvelle relation

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Au lieu de s’appuyer sur la confiance que placent encore les citoyens français dans les services publics et l’administration, de plus en plus les gouvernants prennent le risque d’affaiblir les acteurs de la puissance publique en tentant de se dédouaner sur eux de leur responsabilité. C’est un jeu dangereux pour la démocratie.

La crise de la confiance politique en France est un fait établi. Il est désormais tristement banal de rappeler que plus aucun scrutin n’est préservé de l’abstention, premier parti du pays. Le baromètre de la confiance politique publié par le Cevipof mesure sur le temps long le niveau de confiance des citoyens dans les acteurs élus et le gouvernement : en 2019, il était de 28% dans le Président de la République, 33% dans le Premier ministre et 41% dans son député

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À l’inverse, les acteurs de la puissance publique échappent à cette défiance. École, hôpitaux, police, armée, emportent même, selon les donnée du Cevipof, l’adhésion de la population. Or, au lieu de s’appuyer sur cette confiance comme une force, de plus en plus les gouvernants prennent le risque d’affaiblir les acteurs de la puissance publique en tentant dans leurs discours de se dédouaner sur eux de la responsabilité de choix stratégiques se révélant inefficients ou de politiques n’ayant pas atteint les objectifs affichés. Cette tendance participe de la dégradation de l’état de santé de la démocratie française. Il y a urgence à tisser les liens d’une nouvelle relation d’estime et de considération entre gouvernement et élus d’une part, et celles et ceux qui servent l’État de l’autre.

Le scepticisme au cœur du rapport à la politique

Les sources de la crise de la confiance politique ont été l’objet de maintes analyses. La non-reconnaissance du vote blanc, la pratique excessivement verticale du pouvoir, le défaut d’association des citoyens à la prise de décision et le manque de considération à l’égard de leurs propositions lorsque des formes nouvelles d’implication citoyenne sont inventées (à l’image de l’enterrement de première classe organisé pour le rapport de la Convention citoyenne pour le climat) nourrissent sans conteste la défiance.

La récurrence des promesses faites et non tenues a, par ailleurs, contribué, ainsi que je le montre dans Respect ! (Les Equateurs, 2021), à démonétiser la politique et les politiques. Le baromètre du Cevipof a mesuré début 2021 que seul un Français sur trois considère que les responsables politiques essaient de tenir leurs promesses de campagne électorale. La défaillance de la parole politique entretient d’autant plus la défiance citoyenne que le contexte de crises multiples et récurrentes exige, à l’inverse et plus que jamais, une parole publique de transparence et de vérité.

Une partie de la population nourrit, enfin, un scepticisme marqué à l’égard de la capacité du politique à améliorer concrètement ses conditions de vie quotidiennes – qualité de son accès aux services publics et à l’emploi, pouvoir d’achat, protection face au risque de précarisation – et à transformer dans un sens perçu comme positif le pays. Dans son ouvrage La matière noire de la démocratie (Presses de Sciences Po, 2019), Luc Rouban montre ainsi qu’une « nouvelle contestation, dont les gilets jaunes sont l’expression la plus visible (…) porte (…) sur les inégalités sociales et l’incapacité du politique à prendre en charge les demandes émanant du terrain ». Une partie des citoyens, notamment ceux habitant aux marges des territoires métropolitains, croit, autrement dit, de moins en moins dans l’action politique, et leur interrogation sur son efficacité peut les conduire à remettre en cause le principe même de sa légitimité.

Face à ce scepticisme à l’égard de leur action, un réflexe se répand de plus en plus chez les responsables politiques : tenter de déporter le procès en inefficacité qui leur est fait vers l’administration de l’État. Ce réflexe est dangereux à double titre. Il ignore tout d’abord sciemment les fondements même de notre organisation institutionnelle, que l’on peut rappeler simplement en citant l’article 20 de la Constitution de 1958 : le gouvernement « dispose de l’administration et de la force armée ». Il fragilise ensuite, à la seule fin de se dédouaner, les acteurs de la puissance publique, alors même que les Français expriment envers eux une confiance solide.

Se dédouaner, nouvelle tendance politique

Le baromètre de la confiance politique mesure en effet que les acteurs de la puissance publique emportent l’adhésion parmi la population. Ils sont considérés comme bienveillants et compétents et ainsi préservés de la défiance politique et du rejet. Les Français faisaient en 2019 confiance à 81% aux hôpitaux, 77% à l’armée, 70% à la police, 68% à l’école et 64% à la Sécurité sociale, autant d’institutions qui assurent des missions de protection et des fonctions de proximité. Alors même que l’école et l’hôpital publics français souffrent cruellement d’un manque de ressources humaines et financières et que les choix politiques à leur égard font l’objet de contestations récurrentes, les Français expriment un soutien fort à celles et ceux qui les font exister au quotidien.

Dans ce contexte, le procès en inefficacité de plus en plus fréquemment intenté par les acteurs élus et de gouvernement aux acteurs de la puissance publique est peu responsable. Ceux qui y ont recours pour tenter de se dédouaner de la charge d’un échec paraissent ne pas avoir conscience des conséquences à terme de telles postures.

La pandémie de Covid-19 a constitué un cadre particulièrement propice aux mises en cause à la hussarde. Le ministre de l’Éducation nationale d’alors a été critiqué pour ses choix de communication lorsqu’il a réservé aux médias des annonces portant sur l’organisation des écoles, pour la complexité des protocoles sanitaires proposés et les retards dans leur transmission, ainsi que pour ses défauts d’anticipation. Face à ces critiques, il a tenté de déporter sur le corps enseignant la responsabilité de situations difficiles sur le terrain, en sous-entendant par l’évocation d’un « risque d’absentéisme accru » que certains professeurs adopteraient des postures démissionnaires face au variant omicron.

La campagne de vaccination a été l’occasion de mises en cause plus directes encore d’acteurs de la puissance publique. La presse a bruissé des propos de ministres « [pointant] du doigt l’administration de la santé, “incapable d’organiser une campagne de vaccination massive” ». Le Président de la République a tenu à faire savoir dans les médias son mécontentement à l’égard du rythme de la campagne de vaccination en mettant en scène une opposition entre son propre engagement et la « lenteur injustifiée », le « rythme de promenade en famille » des autres, faisant part de son agacement pour « une bureaucratie et une technocratie qu’il juge tatillonnes ».

Ce type de propos soulève deux questions. La première est, fort étonnement, rarement posée : alors que la référence au management privé est une constante de la critique de l’État depuis le début des années 1990, a-t-on déjà entendu un PDG rejeter la responsabilité d’un retard sur une chaîne de production, ou d’un chiffre d’affaires en retrait par rapport aux objectifs, sur l’incompétence supposée de ses équipes ? La seconde question découle de la première : quelles sont les responsabilités respectives du politique et de l’administration dans les performances de l’action publique ?

Avant de répondre à la première question, prenons le temps d’examiner les arguments de ceux qui la jugeraient biaisée par les différences de contexte.

Le premier de ces arguments serait à coup sûr que les statuts des équipes au sein d’une entreprise et d’une administration ne sont pas les mêmes, les fonctionnaires bénéficiant de la sécurité de l’emploi. Il ne tient pas compte du fait que tous les agents publics ne sont pas des fonctionnaires, qu’un fonctionnaire peut être licencié pour insuffisance professionnelle, que les emplois publics les plus stratégiques sont à discrétion du gouvernement et révocables à tout moment et… qu’on n’a jamais vu un patron choisir en arrivant à la tête d’une entreprise de se séparer massivement de ses collaborateurs. Pour ne prendre qu’un exemple sur ce dernier point, interrogé au moment de prendre la tête de Publicis sur sa volonté de bouleverser ou de rajeunir l’organigramme du groupe, Arthur Sadoun a prudemment répondu en 2017 : « Pas de révolution. Les collaborateurs qui composent cette maison sont talentueux ».

Un deuxième argument consisterait sans aucun doute à dénoncer l’excès supposé de bureaucratie caractérisant les administrations. Il est démenti par les faits. La sociologie et la science politique sont riches d’illustrations à ce sujet. Les phénomènes de bureaucratisation ne sont pas propres aux administrations publiques, ils se retrouvent également dans le secteur privé. Dans l’étude quantitative qu’il a conduite sur l’univers axiologique des fonctionnaires dans onze pays (Revue française d’administration publique, 2009), Luc Rouban mesure ainsi que « l’idée selon laquelle les administrations françaises seraient marquées du sceau du bureaucratisme le plus tatillon est fausse ».

Il montre qu’« en revanche, les fonctionnaires français se distinguent par leur forte propension pour l’innovation et la créativité ». On est loin des idées reçues et des marronniers médiatiques, qui négligent à l’inverse souvent une réalité que le vice-président du Conseil d’Etat a utilement rappelé lors de son discours de rentrée le 7 septembre 2022 : certains agents publics se voient imposer une exigence de disponibilité qui excède ce qui est habituellement requis et les conditions de fonctionnement de bien des services publics peuvent parfois être vécues, par comparaison avec certaines activités du secteur privé, comme une ascèse. Voilà aussi pourquoi on parle de vocation chez ceux qui se dédient au service public.

Examinons enfin le troisième argument de ceux qui interrogeraient la pertinence de notre comparaison entre les responsabilités naturellement assumées par les PDG d’entreprise et trop souvent refusées par les gouvernants, à savoir le caractère éphémère du passage d’un ministre à la tête de son ministère et des administrations qui lui sont rattachées. Cet argument s’appuie sur le cliché d’administrations qui verraient les ministres passer et… attendraient qu’ils passent. J’insiste sur le terme cliché : la loyauté des agents publics ne saurait être remise en cause dans sa globalité par quelques propos off de fonctionnaires affirmant jouer la carte de l’immobilisme que les médias aiment régulièrement relayer.

Cet argument méconnaît d’ailleurs le caractère parfois également très bref du mandat de certains PDG à la tête d’entreprises où leur stratégie ne parvient pas à convaincre (ces dernières années, quinze mois seulement pour Philippe Palazzi à la tête de Lactalis et trois ans pour Don Thompson à celle de McDonald’s, à mettre en perspective avec les désormais plus de cinq ans de l’actuel ministre de l’Economie à la tête de Bercy). Mais cet argument touche un point intéressant : il questionne l’aptitude des membres d’un gouvernement à piloter des politiques publiques à la tête d’administrations souvent importantes qui ont des traditions et des cultures. Être ministre nécessite une capacité de leadership et d’être à même de définir, de partager, de piloter la mise en œuvre de stratégies, d’évaluer des politiques et de tirer les conséquences de leurs résultats.

Si l’on n’a jamais entendu de PDG rejeter la responsabilité d’un retard sur une chaîne de production ou d’une baisse de chiffre d’affaires sur l’incompétence supposée de ses équipes – et pourtant certaines entreprises privées partagent avec les administrations publiques le poids (et la force) d’une histoire –, c’est qu’il est évident pour tous que celle ou celui qui prend une telle fonction aura, ce faisant, à assumer les échecs comme les succès des stratégies et des politiques qu’il impulsera ou validera. Or il n’est pas rare aujourd’hui de constater qu’à l’inverse les acteurs élus et de gouvernement, jusqu’au plus haut sommet de l’État, se positionnent comme les commentateurs de l’action d’une puissance publique qui est pourtant à leur disposition.

Assumer ses responsabilités

Ce qui nous amène à notre deuxième question : quelles sont les responsabilités respectives du politique et de l’administration dans les performances de l’action publique ? Le cadre constitutionnel laisse peu de place à l’ambiguïté. Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Le gouvernement est responsable devant le Parlement. Si un ministre considère qu’une administration est défaillante, les citoyens n’attendent pas de lui qu’il s’en plaigne, mais qu’il fasse en sorte de résoudre les difficultés qu’il a pu constater.

Un politique qui se contente de faire savoir son mécontentement quand il est interrogé sur le pourquoi d’un dysfonctionnement se limite en réalité à mettre en lumière son incapacité à conduire l’action qui relève de sa responsabilité. Choix de posture étrange mais là ne réside pas le problème de fond. La remise en cause permanente de la compétence des agents publics, souvent en utilisant à des fins démagogiques les mots « bureaucratie » ou « technocratie », pour éviter d’assumer un défaut de pilotage ou le manque de pertinence d’un choix lorsque l’on est aux responsabilités, contribue à affaiblir l’État et par-là même occasion à amoindrir ses propres capacités d’action en tant que politique.

Ce risque d’affaiblissement est d’autant plus fort que la culture de la remise en cause des aptitudes de la puissance publique s’est développée chez les politiques dans un contexte où – je reprends ici les mots de l’ancien vice-président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé à l’été 2019 – « la capacité de projection de l’État a été victime de la doxa libérale, qui a conduit à réduire, voire à sacrifier, des services d’études, de prospective, de stratégie. Le fait que, dans certains cas, l’État soit conduit à déléguer la rédaction d’études d’impact ou même d’exposés des motifs de projets de loi à des consultants ou à des cabinets d’avocats pose vraiment question. Aujourd’hui, trop d’administrations sont épuisées et harassées par la gestion du très court terme, le nez dans le guidon ».

Cette analyse est d’autant plus marquante qu’elle a été faite avant la pandémie de Covid-19. Ce sont ainsi des administrations déjà au bord de la rupture qui ont assumé sans faiblir la mise en œuvre de la réponse publique – sanitaire, sociale, économique – à la crise. Les propos de Jean-Marc Sauvé sont antérieurs également de trois ans au rapport du Sénat sur l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques. Si l’ancien président du Conseil d’État regrette que l’État n’ait jamais été « autant concurrencé, subordonné, fragmenté, banalisé et paupérisé », le rapport du Sénat complète ce constat par un regard particulièrement critique sur l’apport réel des cabinets de conseil. Il cite par exemple des évaluations de la direction interministérielle de la transformation publique qui font état chez les consultants d’un « manque de culture juridique et plus largement du secteur public » et « d’une absence de rigueur sur le fond comme sur la forme ».

Le recours à des cabinets de conseil représente un coût important pour l’État. Chez les politiques qui font de la réduction du nombre de fonctionnaires un argument de campagne, ce coût n’est pas un sujet dès lors qu’il n’entre pas dans la masse salariale de l’État. Mais on peut difficilement ignorer les enjeux essentiels que ce recours soulève dès lors qu’il devient un réflexe et non une exception en réponse à des besoins extrêmement spécifiques. C’est à la fois la nature des missions de l’État et la qualité avec laquelle elles sont remplies qui sont en jeu. Pour fixer demain le cadre du recours aux cabinets de conseil, il faut a minima garder à l’esprit la position d’équilibre tracée par la Cour des comptes en 2014. Les sages de la rue Cambon plaidaient alors pour que, « sans remettre en cause la légitimité du recours à des prestataires de conseil et la réelle valeur ajoutée apportée en termes d’expertise, de parangonnage ou de méthode, [on veille] à préserver les compétences jugées stratégiques pour la conception et la conduite des politiques de l’État ».

Il ne peut y avoir d’équivalence entre un consultant privé, quelque soit d’ailleurs ses compétences professionnelles et la sincérité de son engagement dans une mission, et un agent public. Il y a en effet une réalité très concrète derrière les mots du code général de la fonction publique : « l’agent public exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité ». L’image de l’État ne souffre pas aujourd’hui d’une crise de l’éthique et du sens du service public mais du fait, comme le soulignait début 2021 Luc Rouban, qu’il n’en « existe plus aucune doctrine claire et cohérente ». L’éthique et le sens du service public nourrissent la pratique professionnelle des agents publics. C’est une erreur politique majeure de ne pas comprendre cela. On pourra évidemment toujours mettre en exergue, parmi des millions de serviteurs de l’État, quelques défaillances individuelles. Mais cette démagogie du discours politique trouve rapidement ses limites dès lors que les citoyens gardent des niveaux de confiance très élevés à l’égard des acteurs de la puissance publique.

Croire dans les services publics

De fait, les citoyens croient dans les services publics. Leurs craintes portent beaucoup plus sur le risque de les voir disparaître des territoires que sur leur prétendue inefficacité. Leurs mécontentements visent l’incapacité du politique à faire en sorte que les services d’urgence ne craquent pas de toute part et non les urgentistes qui n’ont plus les moyens d’assurer leurs missions correctement lorsqu’une personne âgée décède après plusieurs heures passées sans soin sur un brancard. Leur ras-le-bol s’exprime à l’égard du déficit de remplaçants dans l’éducation nationale, pas à l’égard de l’enseignant absent. La confusion entre les responsabilités respectives du politique et de l’administration dans les performances de l’action publique paraît moins fréquente chez les Français que dans les discours publics.

Par l’appréhension physique, concrète, quotidienne de l’action de la puissance publique qui est la leur, les Français perçoivent qu’il n’y a pas de bureaucratie en soi mais des services publics. Au sein de ces services publics, des femmes et des hommes enseignent, d’autres jugent, d’autres assurent la sécurité des personnes, d’autres encore occupent des fonctions administratives. Ce sont le plus souvent ces dernières qui sont la cible des critiques portées par les responsables politiques. Les Français comprennent à l’inverse au quotidien à quel point les fonctions administratives sont des rouages essentiels de l’État. L’accueil du public, l’instruction des demandes de cartes d’identité, la mise en paiement des factures des fournisseurs de l’État, l’inscription des candidats à l’examen du permis de conduire, voilà autant de fonctions administratives.

Dans son discours de rentrée 2022 que j’ai cité plus haut, le vice-président du Conseil d’État a mis l’accent sur deux considérations essentielles. La première est une invitation faite aux politiques à changer de perspective pour regarder les services publics : « évoquer le service public en 2022, ce n’est pas dépeindre des administrations ou des procédures. C’est s’interroger sur l’expression quotidienne des valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité ». La seconde est un rappel de ce que représentent les services publics pour les citoyens : « pour la population, pour ses usagers, le service public est une exigence et une garantie du vivre ensemble ». Les Français sont en demande de services publics car ils savent qu’ils sont le ciment de notre société.

Bâtir une nouvelle relation de confiance

Notre analyse nous conduit ainsi à nous inscrire en faux avec les affirmations d’Emmanuel Macron lors de la convention managériale de l’État le 8 avril 2021. Le Président de la République y exprimait sa conviction que la crise démocratique prend sa source dans « une crise de l’action publique qui est avant tout une crise d’efficacité face aux bouleversements du monde ». Il dépeignait une action publique atteinte par « trois maladies (…) : la norme, le primat du budgétaire et la multiplication des priorités qui se sédimentent », et une fonction publique souffrant de déterminisme et de corporatisme.

Cette lecture de la crise démocratique est totalement biaisée. La référence à l’« action publique » est un artifice facile pour cibler les administrations en faisant mine d’ignorer le rôle et la responsabilité du pouvoir politique et les attentes qui s’expriment justement à son égard face aux bouleversements du monde. Tour de magie aux astuces excessivement fragiles. Les mots de Pierre Racine dans l’après-Seconde Guerre mondiale, cité par le président du conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle Arnaud Teyssier, n’ont en effet pas perdu leur pertinence d’hier : « il y a en France une fonction publique très ancienne, qui a ses traditions, des traditions de compétence, d’impartialité, d’indépendance qui viennent d’un lointain passé ». Cette compétence des agents publics français est d’ailleurs saluée à l’international. Comment ne pas regretter qu’elle ne soit pas en France objet de fierté au plus haut niveau de l’État ? Les traditions sont loin d’être toujours synonymes d’immobilisme. Elles constituent parfois un ciment indispensable à la projection dans l’avenir.

Réaffirmer cela, ce n’est ni plaider pour une forme de statu quo, ni méconnaître les besoins de transformation, ni ignorer les rééquilibrages nécessaires entre fonctions opérationnelles, excessivement fragilisées, et fonctions d’encadrement. Les agents publics sont d’ailleurs en demande et en suggestion de bien des changements. Ils expriment régulièrement leur souhait de voir bouger les lignes de l’orthodoxie budgétaire et les difficultés provoquées par les annonces en cascade de nouvelles priorités politiques. Il y a urgence à ce qu’ils aient enfin accès à une politique de ressources humaines digne de ce nom, à une formation continue de qualité tout au long de leur carrière, à la possibilité de construire les évolutions de celle-ci dans le temps, de se voir offrir des perspectives de mobilité correspondant à des vrais projets professionnels. Il y a urgence à ce que leurs rémunérations reflètent leur contribution à la société, ce qui exige des augmentations massives notamment du corps enseignant. Il y a urgence à ce qu’ils soient mis fin aux conditions de travail dégradées dont beaucoup d’entre eux souffrent.

Comment accepter qu’en France les représentants des principales organisations des métiers de la justice soient amenés à dénoncer en 2022 à travers une tribune « la souffrance éthique qu’est de rendre la justice dans un contexte où nous ne sommes pas assez nombreux, où les moyens sont dérisoires par rapport aux besoins, aux injonctions qui nous sont adressées ainsi qu’aux réformes successives » ? Il y a urgence à ce que les ministres dont les agents publics mettent en musique les politiques leur disent leur confiance et leur soutien au lieu d’en faire par voie de presse des boucs émissaires.

Les politiques, au pouvoir et dans l’opposition, doivent aujourd’hui assumer la responsabilité de la crise démocratique s’ils veulent demain se montrer à même d’y apporter des réponses. La responsabilité des échecs comme des succès des politiques publiques incombe aux gouvernants. Que sont les agents publics ? Appuyons-nous sur les mots du vice-président du Conseil d’État dans son discours de rentrée : ils « sont les rouages fondamentaux des politiques publiques que les pouvoirs issus des élections démocratiques entendent mettre en œuvre ».

Il n’y a pas en tant que telle de crise de l’action publique en France. Il y a eu, il y a des crises de la décision politique. Le pouvoir politique est-il toujours en mesure de « changer la vie », pour reprendre le célèbre slogan de François Mitterrand ? Est-il susceptible d’inverser la courbe des déceptions et de la défiance citoyennes ? J’en suis profondément convaincue. Sur la base d’un préalable : retisser les liens de confiance entre les acteurs élus et de gouvernement et les acteurs de la puissance publique. Si les premiers n’ont pas confiance dans l’engagement, l’éthique et le sens du service public des seconds, s’ils ne marquent pas de considération sincère à leur égard, comment les citoyennes et les citoyens pourraient-ils garder leur confiance dans l’action de l’État et les promesses de ceux qui sont à sa tête ?


Agathe Cagé

Politiste