Impossible russophilie
Quoique j’écrive en français, mon imaginaire de romancier est russe. Lorsque je rêve à mes livres, je les projette dans une zone mentale qui porte le nom de Russie, laquelle Russie affûte mes phrases, noircit mon humour, pousse mes personnages vers la folie, c’est-à-dire jusqu’au bout d’eux-mêmes, et très souvent jusqu’à leur propre destruction.

Il y a eu le groupe bien réel d’artistes dissidents au régime poutinien Voïna (« Guerre » en russe), qui a depuis connu, selon ses membres, l’assassinat ou l’exil. Il y a eu l’authentique champion du monde d’échecs et collaborateur nazi Alexandre Alekhine. Il y a eu Nikolaï N. Orlov qui, dans un coin d’ombre, noyé dans des vapeurs d’alcool et de cigarettes, au fond d’un bar-laverie de la rue Kazanskaya, à Saint-Pétersbourg, parmi une foule inspirée et crasseuse, préservait le peu d’innocence qu’il restait à son pays criminel – lorsque je commençais l’écriture d’Orlov la nuit, un missile Buk abattait l’avion de la Malaysia Airlines qui voguait d’Amsterdam vers Kuala-Lumpur et le crash faisait une irruption brutale dans la trame du roman. Déjà, il y avait eu la traduction du Nez de Gogol – écrivain ukrainien de langue russe – une traduction que j’avais envisagée comme l’ascension d’un sommet inégalé, un moment-clef dans l’apprentissage de mon métier d’écrivain.
Je ne pourrai énumérer ici toute « ma matière russe ».
Il me suffira d’affirmer que je ne suis tout à fait moi que là-bas, en Russie.
Aussi, sans avoir la moindre origine russe, je suis peut-être le Français le plus russe de France. D’où cela vient-il ? Je ne saurais trop l’expliquer. À ma connaissance, cela a toujours été. Si je devais donner une traduction à la fois personnelle et abstraite du mot « Russie », je parlerais d’un lointain proche, c’est-à-dire assez éloigné pour me permettre de m’évader mais néanmoins assez proche pour m’empêcher de me perdre.
À travers mes yeux d’enfant, je revois des cosaques apparaître dans des grandes plaines enneigées, sur