Société

Contre le pessimisme ambiant, réarticuler émancipation et protection

Sociologue, Sociologue

Redonner tout son sens à la notion d’émancipation, en la conjuguant à de nouvelles solidarités actives : c’est sur cet effort de réarticulation, qui passe par une conjugaison entre connaissances savantes et ordinaires, co-construites par les pouvoirs institués et les mouvements auto-organisés au sein de la société, que doivent se concentrer aujourd’hui politiques et chercheurs, pour faire advenir des citoyens pleinement libres et égaux.

La peur du lendemain est telle que la seule perspective crédible semble être du côté de la protection. C’est sur elle qu’insiste la technocratie modernisatrice qui gouverne, appelant par ailleurs les électeurs à la responsabilité dans leurs comportements quotidiens. Quant à l’extrême droite, elle continue à se faire entendre pour réclamer le repli sur une société fermée, fantasmant l’apaisement des inquiétudes populaires par le rassemblement autour d’une identité immuable.

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Face à ces paternalismes qui proposent de garantir la sécurité mais au prix de la restriction plus ou moins autoritaire des libertés, les approches critiques paraissent tétanisées, se contentant de disserter sur les politiques sociales ou d’annoncer la catastrophe écologique.

Pourtant, malgré le désenchantement qui imprègne ces analyses, les initiatives se multiplient. De l’Afrique à l’Asie en passant par l’Amérique et l’Europe, les citoyens qui s’y engagent ne se cantonnent pas à une démarche de protection, ils affirment également leur volonté d’émancipation. Cette notion que certains intellectuels jugent dépassée est revendiquée avec force par d’innombrables acteurs.

La dissonance entre le pessimisme qui imprègne la plupart des avis autorisés et la dynamique des expériences démocratiques, écologiques et solidaires sur tous les continents amène à se questionner sur la trajectoire de la théorie critique. Au départ, avec Karl Marx, celle-ci était intiment liée à l’émancipation pratique mais cette intrication s’est perdue au fil du temps. Il importe donc de comprendre comment la dissociation s’est opérée afin d’envisager s’il est possible de renouer avec l’approche initiale tout en la réactualisant.

Comment l’émancipation est devenue évanescente

Dans le sillage marxiste, les grands noms de l’école de Francfort (Theodor Adorno, Marx Horkheimer) repèrent en arrière-plan du capitalisme les dégâts engendrés par la rationalité instrumentale adoptée par une civilisation qui entend dominer la nature. Ils remettent en cause la neutralité du « progrès » appréhendé comme développement des forces productives et ils identifient dans une science conçue comme un projet de maîtrise humaine les ressorts d’un processus de réification. Par ailleurs, l’exploitation économique est entretenue par un conditionnement culturel qui touche à l’ensemble des activités humaines. Elle produit un endoctrinement qui fait de l’homme un être unidimensionnel, comme dit Herbert Marcuse. L’individu se complaît dans une servitude sans cesse renforcée par une fausse conscience qui l’amène à chercher sa satisfaction dans les biens de consommation. Le concept de réification sociale, largement inspiré de l’aliénation définie par Marx et relue par Georg Lukács, veut rendre compte de cet assujettissement. Il souligne la manipulation engendrée par l’industrie culturelle qui englobe le désir domestiqué.

La sociologie critique française avec Pierre Bourdieu ne définit pas autrement les mécanismes de domination sociale. Ici, les dominés reproduisent inconsciemment les structures de l’ordre social. Ils acceptent les conditions qui leur sont faites et ne cherchent plus à se rebeller contre un système qui appauvrit leur travail et mutile leur créativité. En définitive, Bourdieu reprend à son compte ce que l’école de Francfort avait engagé en élucidant cette violence symbolique qui amène à accepter l’ordre établi. Il convoque dans ce but le concept d’habitus : un ensemble de principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui détermine les agents sociaux sans qu’ils en aient conscience. Revendiquant leur liberté, ils recourent en fait aux évidences trompeuses du langage ordinaire. La dépossession économique est, comme chez Adorno et Horkheimer, confortée par la dépossession culturelle. Une libération n’est concevable que par l’entremise d’un dévoilement des ruses du sens commun. Le discours critique met au jour les lois qui, à leur insu, dirigent les acteurs sociaux du bas de l’échelle.

L’enjeu n’est pas de nier la domination symbolique et l’aliénation sociale. Elles existent plus que jamais et la lutte à leur encontre doit rester pressante. Non, ce que nous refusons est la posture somme toute idéaliste qui confère à l’artiste ou au philosophe pour Francfort, au sociologue pour Bourdieu, le monopole de la critique légitime. En effet, eux seuls semblent aptes à prendre de la distance pour repérer et critiquer les pratiques réifiées des autres personnes.

Quand l’émancipation revient

La seconde école de Francfort avec Jürgen Habermas puis Axel Honneth amorce un tournant parce qu’elle complète la critique de la reproduction du système capitaliste par la prise en compte des ressorts démocratiques qui peuvent s’y opposer. Habermas et Honneth identifient avec pertinence l’importance des processus d’expression publique et de reconnaissance, mais ils n’examinent pas assez comment ceux-ci se concrétisent. Le pragmatisme de Bruno Latour nous y aide parce qu’il a pour objet de décrire les agrégations entre des êtres dans une société toujours en train de se faire et dans laquelle l’analyste est immergé. Ces agrégations ne concernent pas que les êtres humains, elles incluent les êtres non humains. L’opposition entre le sujet et l’objet est réfutée et il en est de même pour celle entre culture et nature.

Latour s’intéresse aux collectifs qui s’assemblent, en présupposant que tous pourraient s’imposer à égalité dans l’espace public, d’où sa réticence vis-à-vis de la notion même d’émancipation. De quoi s’émanciper puisqu’il n’existe nul ordre établi dans ce monde fluide au sein duquel ne peuvent s’observer que quelques rares moments de coagulation associative ? Les contempteurs contemporains de la notion d’émancipation sont légion et Latour, à leur instar, a longtemps flirté avec une certaine complaisance à l’égard du monde tel qu’il va. Même s’il modifie sa position dès lors qu’il est accaparé par la question écologique, il reste imprécis sur les inégalités et les rapports de domination qui aggravent l’anthropocène.

Pour éviter de rendre n’importe quelle réalité acceptable à une époque où l’exploitation des humains et de la nature se poursuit, Luc Boltanski adosse les sciences sociales à la philosophie politique et s’attarde sur les problèmes que pose la notion de domination, remettant en chantier une perspective critique considérablement revue. Pour lui, les classes sociales subalternes, les femmes ou les minorités demeurent assujetties sous diverses formes. Mais il serait inexact d’en inférer qu’elles en sont réduites à les subir. Boltanski, en accord sur ce point avec Latour, suggère de prendre les personnes et leurs engagements normatifs au sérieux. Sa théorie des institutions permet de comprendre comment les discours officiels des experts confirment et renforcent une réalité présentée comme inéluctable. Pour autant, en réintroduisant l’idée d’une sociologie métacritique, seule capable de véritablement déconstruire ce que les institutions dominantes disent de la réalité, Boltanski se détourne finalement lui aussi de la caractérisation des pratiques émancipatoires contemporaines.

Habermas ou Honneth ne prennent pas la peine d’examiner les expériences pratiques. Latour les décrit au risque de ne plus voir qui domine dans un monde plat et en permanente mutation. Boltanski réintroduit le conflit avec les cadres institutionnels mais il mobilise une métacritique peu accessible. Tous ces auteurs restent donc nécessaires pour élaborer une nouvelle critique à la fois négative et constructive mais leurs apports sont à compléter par les contributions des épistémologies du Sud. Celles-ci ont pour originalité de nous sensibiliser aux pans entiers du monde qui ont été invisibilisés. Et cette sensibilité aux « absences » les rend plus enclines à une valorisation des « émergences », mais aussi plus que Latour aux difficultés que rencontrent les innovations démocratiques.

Pour un nouvel arrimage entre émancipation et protection

Leurs apports aident donc à penser ensemble protection et émancipation, ce qui suppose non pas de nier les interdépendances et les écodépendances mais de les structurer par le biais de relations plus égalitaires. Ainsi, les tâches de care (soin, éducation, …) au lieu d’être reléguées et déléguées aux femmes peuvent être reconnues comme essentielles et mieux partagées comme le préconisent des écrits féministes.

C’est une nouvelle approche qui se profile, celle d’une émancipation inséparable de la protection. Elle se caractérise par quelques traits. Elle se démarque de la dérive agonistique d’une théorie occidentale pour laquelle l’émancipation n’existe que dans les énoncés qui la réclament sans jamais prendre le temps d’essayer de la pratiquer. Ainsi, au lieu de se limiter aux mouvements sociaux, il importe de réunir toutes les actions collectives mises en œuvre par des citoyens libres et égaux, se référant à un bien commun et mus par un imaginaire d’autogouvernement.

Elle envisage aussi les processus d’institutionnalisation dans toute leur complexité pour ne pas enfermer à nouveau les sujets dans une transgression vouée à l’échec. En démocratie il existe aussi une capacité de changement institutionnel. La mettre au cœur de l’analyse, c’est sortir de l’assignation de l’institution à la confirmation de la réalité.

Elle admet enfin que la compréhension globale du monde dépasse largement la connaissance occidentale. L’accueil d’une diversité de façons d’être au monde et de penser celui-ci conduit à ne pas préférer la science au sens commun ou à ne pas restaurer le sens commun contre la science mais à organiser un métissage des connaissances « savantes » et « ordinaires ».

Au total, contre les inégalités sociales et les dérèglements écologiques, il importe de renforcer les protections mais celles-ci ne peuvent que favoriser la ploutocratie si elles émanent de la compassion des plus riches. L’avènement de nouvelles solidarités ne prend sens que si elles se conjuguent avec des perspectives émancipatoires reposant sur la combinaison de critiques émancipatrices niant ce qui dans le présent s’avère insupportable, et de pratiques déjà émancipées existant dans le même présent et qui sont porteuses d’un autre futur.

Certaines actions publiques (partenariats public-communs[1], politiques émergentes d’économie sociale et solidaire, municipalismes,…) parient sur cette articulation porteuse d’espoir entre émancipation et protection en étant co-construites par les pouvoirs publics et par des initiatives auto-organisées au sein de la société. L’attention portée à ces avancées permet d’alimenter le débat sur les facteurs de renouvellement de la démocratie et donc de ne pas se laisser emporter par le flux incessant des actualités calamiteuses.

NDLR : Ils viennent de publier La fabrique de l’émancipation, Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires, Le Seuil, septembre 2022.


[1] Voir le texte d’Élisabeth Dau et Nicolas Krausz, “Partenariats public-communs : entre rapport de force, politisation et insurrection du droit”, dans AOC datant du 29 mars 2022.

 

Bruno Frère

Sociologue, Professeur à l’université de Liège

Jean-Louis Laville

Sociologue, Professeur du Conservatoire nationale des arts et métiers

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Notes

[1] Voir le texte d’Élisabeth Dau et Nicolas Krausz, “Partenariats public-communs : entre rapport de force, politisation et insurrection du droit”, dans AOC datant du 29 mars 2022.