économie

Partenariats public-communs : entre rapport de force, politisation et insurrection du droit

Experte en gouvernance démocratique, Élu municipal

Partout en Europe, les partenariats public-communs sont envisagés comme une troisième voie entre la puissance publique et les forces économiques privées. Ce nouveau régime de coopération, promesse d’une refondation de l’État, d’une relation renouvelée entre élus et société civile et d’une transformation de l’économie, peine à s’institutionnaliser. Il faut en passer par une réflexion sur le plan juridique et un changement de culture.

Voilà plusieurs années que le mouvement des communs pose la question des partenariats public-communs (PPC dans la suite du texte) sans pour autant parvenir à en instituer les formes juridiques, ni à consacrer les nécessaires changements culturels et le portage politique qu’ils nécessitent.

Alternatives au dévoiement des partenariats public-privé (PPP), irruption de l’agir citoyen dans les territoires, ouverture d’une troisième voie entre puissance publique et forces économiques privées, renouvellement des postures et de la fabrique des politiques publiques : les PPC relèvent encore plus du mot d’ordre que d’un nouveau régime de légalité et d’un changement de culture de l’action publique. En somme, on voit bien de quoi il s’agit en théorie mais difficile de mettre la main dessus en pratique…

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Dans le dossier de la revue Horizons publics[1] que nous avons consacré à cette question, nous avons voulu mener l’enquête en sollicitant ou interrogeant des penseurs, acteurs et alliés des communs. La richesse de leurs réflexions et propositions nous semblait appeler un « devoir de capitalisation » sous la forme d’une synthèse transversale mais aussi d’un enrichissement rendu possible a posteriori par la récente « assemblée nationale des communs » qui s’est déroulée à Marseille du 12 au 14 novembre 2021[2].

Naples ou Bologne : le rapport complexe aux institutions publiques

En tant que telle, la notion de PPC implique une relation à la puissance publique – relation qui ne va pas de soi pour certains commoneurs. C’est sans doute le point qui clive le plus la communauté des communs comme l’illustrent les deux cas emblématiques italiens exposés dans le dossier. Deux modèles se font face en quelque sorte à travers deux expériences : Naples et Bologne.

D’un côté, à Naples, l’occupation d’un bâtiment du centre historique – l’ex-Asilo Filangeri – et sa transformation en commun auto-géré[3] par des militants culturels et des artistes, coalisés avec des militants écologistes, des étudiants et d’autres espaces occupés de la ville. De l’autre, à Bologne, un règlement d’administration partagée pour le soin des biens communs qui permet à des habitants d’une rue, d’un quartier, de proposer et de participer à la gestion ou à l’exécution d’une action ou d’un service d’intérêt général[4]. Depuis Bologne, ce sont désormais des centaines de villes italiennes mais aussi des régions qui ont adopté ce dispositif des « pactes de coopération ».

Il ne s’agit pas d’opposer les deux exemples (ce que les acteurs italiens refusent d’ailleurs de faire) mais d’en comprendre les différences fondamentales en termes juridiques, politiques et même philosophiques. Ces différences dessinent des trajectoires qui influencent déjà les réflexions et expériences françaises.

Le véritable point d’achoppement réside dans la relation à la légalité. L’ex-Asilo Filangeri s’est constitué au départ dans l’illégalité de l’occupation d’un lieu public, propriété de la commune dont la gestion avait été déléguée à une fondation culturelle. Cette dimension est déterminante, non seulement parce qu’elle implique un rapport de force avec les pouvoirs publics mais aussi parce qu’elle crée une dynamique sociale et militante collective à partir d’une posture radicale. Tout l’inverse de Bologne, où la municipalité a pris les devants pour faciliter la contribution volontaire des habitants tout en sécurisant pour elle-même les risques juridiques relatifs à l’autorisation d’actions citoyennes sur le domaine public[5].

On voit bien que les motivations sont diamétralement opposées : processus instituant et singulièrement politique avec les activistes de l’ex-Asilo Filangeri à Naples ; processus institué et civique avec une forme de délégation de service public à la société civile dans les Pactes de Bologne. Si bien que seuls ces derniers pourraient logiquement se qualifier de PPC, l’occupation du bâtiment napolitain n’ayant de toute évidence pas été voulue par les élus qui ont mis trois ans à reconnaître officiellement l’ex-Asilo Filangeri.

Mais au-delà de ces contextes divergents, il y a un point commun décisif entre les deux approches, à savoir une certaine créativité juridique pour qualifier durablement l’irruption civile dans le domaine public. En effet, dans le cas napolitain, c’est à travers la notion d’usage civique (uso civici) que s’invente une articulation entre cadre juridique et engagement politique. Cette formule juridique nouvelle permet de dépasser la situation d’illégalité d’occupation du lieu et d’entrer dans une relation officielle avec les autorités napolitaines tout en garantissant une totale autonomie des collectifs par rapport à la Ville.

La créativité s’exprime ici doublement par la combinaison d’un cadre juridique novateur du point de vue normatif et, dans une dimension politique, par la relation renouvelée qu’il permet entre élus et société civile. Qu’on y vienne par la crainte de l’illégalité ou le besoin de protection, par l’impératif d’émancipation politique ou pour mieux encadrer une démocratie contributive émergente, la question du droit demeure un horizon incontournable dans l’agenda des commoneurs français. C’est ce que nous avons pu constater à Marseille à l’occasion de l’Assemblée nationale des communs.

Marseille, Notre-Dame-des-Landes… : la nécessaire transformation du droit par les communs

Marseille, 13 novembre 2021, quartier Nord, face au rond-point qui distribue la circulation entre le quartier du Merlan et celui de Sainte-Marthe, nous sommes une quarantaine faisant cercle sur la terrasse d’un restaurant McDonald’s occupé depuis le premier confinement de 2020. Fathi Bouara nous raconte l’histoire d’Après-M.

Nous, c’est donc l’assemblée des communs réunie à Marseille pendant trois jours par Remix the Commons et des collectifs marseillais… Après des années de luttes des salariés du premier McDo installé en « banlieue sensible » au début des années 1990, après l’occupation improvisée des locaux en forme de réquisition pour remplacer sa liquidation pure et simple par un « fast-food social » qui ravitaille plus de 1 000 foyers tous les lundis matins, les habitants et leurs associations veulent passer à la dernière étape : affirmer la souveraineté des collectifs en rachetant un lieu pour lequel ils ont démontré soin et co-responsabilité.

Les acteurs se forment et passent en revue toutes les solutions juridiques. Ils décident alors de créer une association, la « Société Civile Immobilière : La part du peuple » et proposent aux Marseillais d’acheter une part de la SCI pour constituer un capital autant financier que social. Pour chaque part acquise, une autre est automatiquement achetée pour un habitant du quartier qui sera tiré au sort. Il faut trouver 1,2 million d’euros, soit 50 000 parts en tout. Entre temps, la mairie (qui a changé de couleur mais peut-être pas – encore – de méthode) rachète à la multinationale (et à très bon prix) le restaurant et propose au collectif de l’occuper pour un loyer de… 3 500 € par mois tout en lançant un Appel à Manifestation d’Intérêt (AMI) pour son animation ! Aucun Pacte ni reconnaissance d’usage civique n’ont pu émanciper l’initiative citoyenne autonome de la tutelle publique comme en Italie ! Rien de tel que la bureaucratie pour tenir la société civile engagée en laisse…

Ces histoires, il en existe sans doute des centaines en France. Évoquons pour s’en convaincre un autre symbole, la Zone à défendre-ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui a créé un fonds de dotation « La terre en commun » pour racheter les terres agricoles désormais libérées de la menace de l’aéroport… mais que le Conseil Départemental ne veut plus vendre à celles et ceux qui ont décidé de rester pour montrer qu’« un autre monde est possible » !

Le lendemain à Marseille, la discussion se poursuit à la Friche la Belle de Mai autour de la création d’un laboratoire d’entraide juridique pour les communs. On l’imagine européen pour croiser les savoir-faire et ouvrir l’horizon des possibles. On l’espère capable de monter des commandos d’auto-défense ou des caravanes juridiques, façon hôpital de campagne, pour appuyer des collectifs sur des théâtres d’opération en lutte. On parle d’un « Dalloz des communs », de hacker le droit, de formations, de veille, de recherche-action… Jamais jusqu’à présent, le mouvement des communs n’avait à ce point invoquer le droit et l’appui des juristes. Sans doute parce qu’il ne cherchait pas encore à s’instituer.

ZAD, tiers-lieux occupés, éco-villages ou éco-quartiers populaires… les juristes font cruellement défaut pour tracer des chemins de traverse dans le maquis du droit de l’urbanisme ou la complexité des structures ESS, et contourner à tâtons le droit de la propriété privée. Alors on parle Société coopérative d’Intérêt Collectif-SCIC (beaucoup), commodat (un peu), bail d’occupation précaire, fonds de dotation, coopérative d’habitants… On sait que les communs se gagneront par un rapport de force. Mais on sait aussi qu’il faudra en passer par une insurrection du droit. En tout cas, on se promet que c’est aux communs de transformer le droit et non pas au droit de conditionner les communs à la manière d’un lit de Procuste où ils finiraient amputés de leurs possibles.

Amsterdam, Barcelone, Grenoble : la transformation des territoires par le municipalisme

Et si le problème était d’abord culturel avant qu’il ne devienne juridique ? Une nouvelle culture de l’action publique et de la délégation au public, c’est-à-dire aux habitants organisés ou pas, est devenue indispensable. Et elle doit permettre de convertir aux communs non seulement les élus mais aussi les agents territoriaux.

En effet, les rôles des uns et des autres sont aujourd’hui encore trop figés : les agents ne parlent pas directement ou très peu avec les habitants au sujet de leurs propres projets ; les élus se méfient souvent d’une société civile trop entreprenante et autonome. « Il est nécessaire que les acteurs publics et les agents comprennent que l’action publique n’est pas produite exclusivement par les institutions mais avec les habitants et leurs contributions » plaide Frédéric Sultan, coordinateur de Remix the Commons.

À cela s’ajoute un problème culturel de coopération entre élus et agents, du fait que « les uns viennent d’une concurrence électorale et les autres du concours » souligne Dominique Filatre, ancien Directeur Général des Services (DGS) de la fonction publique territoriale[6]. Quant aux militants les plus radicaux, ils ne veulent pas se faire manipuler par les élus. Au demeurant, les tendances à une remunicipalisation à tout va et à marche forcée dans les domaines social et culturel semblent leur donner raison. On a montré ailleurs[7] comment elles peuvent écraser les forces de proposition alternatives, décourager les initiatives citoyennes ou, pire encore, les instrumentaliser comme on vient de le voir dans le cas marseillais.

Le remède de la « commune-providence » peut ainsi s’avérer pire que le mal de la privatisation et de la délégation de service public qu’il veut combattre souvent à juste titre. C’est pourquoi il faut impérativement concevoir les PPC dans la matrice municipaliste et observer attentivement les villes européennes les plus avant-gardistes comme Barcelone ou Amsterdam.

Ainsi, dans le contexte d’Amsterdam, les élus n’hésitent pas à s’appuyer sur les chercheurs et les organisations de la société civile et à leur donner davantage de prérogatives dans la vie des quartiers, mais c’est la dimension économique et les intérêts financiers des acteurs dominants protégés par le gouvernement national libéral qui font obstacle à la réalisation des PPC. Comme l’affirme Sophie Bloemen, la directrice du think tank Commons Network qui conseille les élus d’Amsterdam : « fondamentalement les communs ont une dimension économique, à savoir le contrôle démocratique sur les processus de production[8]. »

À Barcelone, malgré une réélection difficile en 2019, la mairesse Ada Colau continue son programme d’« encapacitation » des acteurs et de construction de communs urbains en fidélité à la stratégie municipaliste : « un pied dans l’institution, mille en dehors ». L’émancipation des initiatives citoyennes, leur non-dépendance y compris financière au pouvoir municipal, semble bien être le fil directeur de l’exécutif barcelonais.

Dans leur récent ouvrage collectif Codes communs urbains[9], inspiré largement des expériences espagnoles et italiennes, les auteurs parlent moins de PPC que de « devenir commun de la sphère publique ». L’inflation des communs ne doit pas conduire à sa dépolitisation. Il s’agit, selon eux, moins d’une troisième voie à côté de l’État et du marché, qu’un processus de transformation de ces derniers à l’échelle locale. Par exemple, dans les secteurs du logement social ou de l’eau, cela repose sur des initiatives de mouvements sociaux de gestion des communs avec contrôle populaire et assemblées locales pluri-partites, contribuant à une déprivatisation et à une remunicipalisation, ainsi qu’une communalisation du droit par les habitants.

Ce processus politique conduit à la production de normes communes (et non communautaires), reconnues par la mairie, réécrites, débattues, approuvées puis étendues à d’autres échelles, comme ce fût le cas de la campagne nationale en faveur de plus de logement social à partir de l’expérience barcelonaise.

En France, ce chantier est en cours d’expérimentation grâce notamment au travail de la 27e Région et des Juristes embarqués dont nous parlent Olivier Jaspart et Xavier Perrin[10] dans leur contribution au dossier d’Horizons Publics. Si le système d’administration partagée à l’italienne ne semble guère possible ici, en l’absence du principe constitutionnel de subsidiarité horizontale[11] sur lequel s’appuient les Pactes italiens, il n’en joue pas moins un rôle heuristique qui met les acteurs politico-administratifs sur la voie d’un certain « lâcher prise ». Comment ça marche ?

« Nés d’une initiative citoyenne, au cours du dernier mandat (2014-2020), les chantiers ouverts au public (COP) présents dans la ville de Grenoble répondent ainsi à l’acceptation et la facilitation par l’administration de cette demande de coopération et de contribution pour se « ré-approprier la ville », écrivent-ils avant de détailler les pistes juridiques et administratives à l’étude qui reposent sur trois piliers : sécurité juridique pour les élus, simplification de la démarche de coproduction citoyenne, nouvelles postures de l’administration.

On retiendra de ces expérimentations la reconnaissance d’un protagonisme civique (faire en commun ou commoning) non statutaire ou informel, c’est-à-dire non réservé aux personnes morales (associations, clubs) dont il faudra observer les conséquences à terme sur l’associationnisme et le tiers secteur. On notera également l’émergence d’un nouveau vocabulaire administratif des communs, révélateur d’une nécessaire transformation du rôle de la commune et son administration : la commune régisseuse de l’espace public (et non plus commanditaire), l’administration territoriale comme autorité d’incitation et d’incubation (et non plus d’adjudication, d’emploi ou de prescription), comme entremetteuse d’ouvrage (et non plus maître d’ouvrage), comme administratrice de biens communs « veillant à l’autonomisation de la communauté d’usage » (…) « dans le respect d’une destination dont elle n’est pas seule décisionnaire à l’origine », et favorisant l’émergence d’une « bonne vivialité » entre l’administration et l’initiative citoyenne.

On s’intéressera enfin à la promesse d’une théorie pour un droit administratif des communs qui consacrerait (de manière quelque peu paradoxale du reste) un droit opposable et individuel à la contribution au bien commun.

La transformation de l’État

Si la quête des PPC interroge depuis quelques années la capacité des communs à s’institutionnaliser, elle n’en épuise pas pour autant leurs ambitions politiques. Car les communs sont aussi devenus au fil de cette longue fréquentation entre chercheurs, praticiens, militants une sorte de récit politique global qui propose une refondation de l’État et du bien commun.

Cette politisation des communs se manifeste clairement dans la trajectoire d’un chercheur comme Benjamin Coriat qui réfléchit désormais aux communs sociaux pour dénoncer mieux encore la fable des biens publics ou du monopole étatique sur le bien commun[12]. Coriat nous offre dans ces derniers travaux[13] le moment intellectuel et politique indispensable pour sortir, voire libérer, les communs de la première théorie économique ostromienne des clubs et de la nature des biens dont on voit les limites épistémologiques avec la nouvelle catégorie des communs urbains par exemple.

Inspiré par le juriste italien Rodotà, il érige les communs en leviers de reconquête de droits fondamentaux et de refondation des services publics sacrifiés tels que la santé. « La commission Rodotà nous fait faire un pas de plus en apportant l’idée qu’a vocation à devenir un bien commun, tout bien qui a une utilité fonctionnelle vis-à-vis des droits fondamentaux de la personne et de son développement », affirme Benjamin Coriat dans l’interview qu’il nous a accordée.

Au cœur de cette doctrine des communs sociaux figure au premier plan le besoin de démocratie délibérative et contributive à côté de la démocratie participative. Que ce soit au niveau des territoires (représentation des communs dans les conseils municipaux avec voix consultative) ou à l’échelle nationale (systématisation des conventions citoyennes avec clarification de ses pouvoirs législatifs), il importe d’imaginer un système des « commis de confiance » qui seraient attachés à la réalisation scrupuleuse de la délibération citoyenne sur la base de mandats impératifs.

Face à une telle capacité à faire système, à dessiner une alternative à l’échec des systèmes institutionnels actuels, impuissants face à l’Anthropocène et réfractaires à la démocratie continue, on ne peut qu’être surpris par la timidité des candidats et programmes politiques à s’approprier la matrice des communs pour nourrir des propositions sectorielles (sur la propriété foncière, les licences libres, le bénévolat contributif) mais aussi un nouveau projet de société (changement de République, gouvernance des territoires, société du care). À quelques exceptions près, rien de nouveau sous le soleil : l’État reste l’alpha et l’oméga du bien commun.

Contrairement à l’Italie où cet effort a été porté à un maximum d’intensité politique avec le référendum sur l’eau, la commission Rodotà, les expérimentations territoriales évoquées plus haut, il est nécessaire de comprendre quels sont les blocages spécifiques à la France. Tradition jacobine, régime présidentiel, passion de la bureaucratie, obsession de la représentativité et de la hiérarchie jusque dans le monde associatif – les communs semblent indéfiniment condamnés aux marges d’une société finalement conservatrice même dans ses imaginaires soi-disant progressistes. À moins de transformer les marges en interstices puis en niches. Mais ne soyons pas naïfs : la taille des niches dépendra de la capacité de survie des commoneurs !

La transformation de l’économie

La réflexion sur l’économie des communs s’inscrit dans la recherche d’alternatives à la domination d’un modèle économique extractiviste et propriétariste qui a contribué à nous précipiter dans le nouvel âge de l’Anthropocène. De nombreux travaux portent sur la définition de cette économie des communs, de ses contours, caractéristiques et acteurs. Ils interrogent par exemple les synergies et différences entre l’économie des communs et l’économie sociale et solidaire (ESS), ou encore le type de valeur que produisent les communs et qui n’est pas réductible à une dimension marchande et donc à une approche strictement économiciste et monétaire. Ils mobilisent ainsi d’autres disciplines (sociologie, philosophie politique, histoire, droit) que les sciences économiques pour mettre en évidence la dimension fondamentalement politique du commoning et les dispositifs spécifiques de gouvernance et de relation au bien commun, c’est-à-dire sa capacité à produire une valeur d’usage (et non seulement marchande) qui se caractérise par son utilité sociale et environnementale. Ces recherches font des allers-retours permanents avec les praticiens et leurs terrains de luttes ou d’expérimentations se nourrissant aussi bien de leur praxis que de leur imaginaire[14].

Comme en matière administrative, il s’agit maintenant de formuler des modèles légaux mais aussi économiques autour des contributions aux communs afin d’éviter la capture de la valeur que les commoneurs créent (le plus souvent gratuitement et bénévolement comme en milieu numérique) par des tiers non-contributeurs ou « passagers clandestins » (en particulier le secteur privé même si la question se pose pour les institutions publiques comme on l’a vu plus haut).

D’un point de vue économique, un modèle « en-marché », selon la formule de Benjamin Coriat, propose une approche mixte ou hybride où une partie du commun est financée par des adhésions à l’association, coopérative ou communauté qui le produit (sous forme de dons, abonnements, cotisations, parts), et une autre partie des ressources serait liée à la vente (à des prix souvent bas) du produit ou service élaboré par les commonneurs, soit un système de rémunération à la transaction.

À titre d’exemple on peut citer les AMAP, Open Food France, CoopCycle, MobiCoop, Enercoop… souvent des entités institutionnelles multiples et enchâssées les unes dans les autres le long de la chaîne de valeur. On assiste d’ailleurs à leur rapprochement et alliances écosystémiques au sein du projet Licoornes[15] incubé par le Collectif pour une Transition Citoyenne (CTC). Les monnaies locales et complémentaires (MLC) pourraient enfin jouer un rôle à la fois de fidélisation aux communs mais aussi de réserve de crédit entre coopératives sur le modèle du WIR en Suisse[16].

D’un point de vue juridique, on relèvera que la plupart de ces nouvelles coopératives au service des communs sont constituées sous forme de SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) qui, par la présence de capitaux publics et leur gouvernance multi-acteurs, incarnent le mieux les PPC sans fermer la porte aux investissements privés.

Mais d’autres dispositifs en vigueur dans d’autres pays gagneraient aussi à être expérimentés ou adaptés en France comme les fondations qui permettent le développement des logiciels libres ou des communs de la connaissance dans le monde anglo-saxons[17] ou les fondations à but non lucratif et d’utilité publique en Suisse[18] qui permettent une souveraineté des contributeurs sur leurs productions open source ainsi que des mécanismes de co-financement de leurs infrastructures de production. Couplé avec l’avancement des droits économiques, sociaux et culturels (DESC), un droit à la contribution tout au long de la vie pourrait enfin émerger d’une évolution de certains droits sociaux actuels en France (comme le droit individuel à la formation).

Cette piste qui a été ouverte par plusieurs chercheurs et institutions[19] offre l’avantage considérable de permettre une transition douce entre projet individuel (hobby, bénévolat) et construction collective (projet associatif, communauté pair-à-pair, coopérative) tout en évitant les ruptures de droits et de protection dans les transitions professionnelles de plus en plus nombreuses avec la fin du schéma salarial. Toujours dans le contexte du monde du travail, un projet de « CDI communautaire » est développée depuis quelques années par La Myne (laboratoire citoyen) et la coopérative Oxamyne à Villeurbanne, combinant créativité juridique et protection sociale à partir des situations de vie, d’une attention aux relations et au « prendre soin ». Ainsi, pour lutter contre la précarité des travailleurs et entrepreneurs indépendants a été « créé un contrat de travail à durée indéterminée qui n’est pas attaché à une seule personne, mais plutôt à un rôle et à une fonction ou une mission exercée par un groupe de personnes[20]. »

Chantiers ouverts aux communs

À travers la question concrète des PPC, nous avons pu passer en revue un certain nombre de chantiers que les commoneurs et leurs alliés ont commencé à investir.

Chantier juridique pour trouver les bonnes formules de protection et gestion des communs fonciers (qu’ils soient urbains, ruraux, agricoles, culturels) sous forme de propriété collective. Le laboratoire d’entraide juridique des communs devra y contribuer.

Chantier culturel où la gouvernance des communs est légitimée par le soin et l’inclusivité. Il faudra imaginer et mobiliser des écoles de communs qui forment à la bienveillance, à la coopération et à la gestion des conflits aussi bien des agents administratifs que des acteurs de la société civile.

Chantier politique qui rejoint les réflexions et propositions pour un changement de République. Il faudra bien dessiner les contours de cette République écologique des communs qui transformera l’État en partenaire de la société civile et des commoneurs et garant des communs sociaux.

Chantier économique qui doit permettre aux commoneurs de s’affranchir de la dépendance à l’État et au privé tout en préservant les communs d’une financiarisation qui leur serait fatale. Il faudra perfectionner les formats (SCIC, coopératives ouvertes, fondations…) sans oublier de mobiliser les salariés (contre l’ubérisation), les consommateurs (contre le consumérisme) et les épargnants (contre l’extractivisme).

Les temporalités de ces chantiers sont différentes et personne n’en a a priori la maîtrise d’œuvre et encore moins d’ouvrage. Il faudra pourtant que les commoneurs pèsent ensemble sur les échéances de 2022 sous peine de livrer l’avenir du pays au ressentiment, à la rage et à la guerre de tous contre tous…


[1] Horizons Publics n°21, mai-juin 2021, « Vers des partenariats public-communs », dossier coordonné par Elisabeth Dau et Nicolas Krausz

[2] Voir le programme ici : https://assembleesdescommuns.cc/ Les comptes-rendus de cet événement très riche qui a rassemblé plus de 150 participants sont en cours de curation et édition.

[3] « L’Ex-Asilo Filangieri à Naples : retour d’expérience sur un commun urbain de référence en Europe », interview avec Maria-Francesca De Tullio, dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021.

[4] Voici quelques exemples donnés par Daniela Ciaffi, à l’origine de ces règlements avec le think tank italien Labsus, dans son article « L’administration partagée des communs en Italie : une possibilité avant la pandémie, une nécessité pendant (et après) la crise », Horizons Publics n°21, mai-juin 2021 : « le soin porté aux espaces verts – comme les parcs, jardins et parterres de fleurs – est au premier plan (50 %), suivi par les places et rues co-gérées comme biens communs (18 %), puis les écoles (8 %), etc »

[5] Il faut préciser que ces risques sont réels puisque, en Italie aussi, le maire est responsable juridiquement. En outre, le fait que des particuliers, personnes physiques, et non seulement des associations, personnes morales, soient éligibles aux Pactes complique les choses en privant certaines initiatives de la couverture assurantielle des associations.

[6] « Commoneurs, administration, élu.es : quelle bonne distance ? », interview de Dominique Filatre, Charlotte Marchandise et Frédéric Sultan, dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021.

[7] « Remunicipalisation et transition écologique : pour une nouvelle culture de délégation ! », par Nicolas Krausz, dans Horizons Publics n°19, janvier-février 2021.

[8] « Amsterdam, du municipalisme au donut en passant par les communs », interview de Rutger Groot Wassink et Sophie Bloemen, dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021.

[9] « Códigos comunes urbanos, Herramientas para el devenir-común de la ciudades »par Ana Méndez de Andés, David Hamou y Marco Aparicio, avec l’appui de Commonspolis, dans Icaria Antrazyt, janvier 2021.

[10] « Les défis de la mise en commun au sein d’une collectivité territoriale », Olivier Jaspart et Xavier Perrin, dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021.

[11] Ce principe est rappelé par Daniella Ciaffi : « État, régions, villes métropolitaines, provinces et municipalités favorisent l’initiative autonome des citoyens, individuels ou associés, afin qu’ils accomplissent des activités d’intérêt général, sur la base du principe de subsidiarité. »

[12] Ainsi la propriété publique d’État n’est en aucun cas une garantie de non privatisation comme on l’a vu à de multiples reprises au niveau national (privatisation des autoroutes entre 2005 et 2007) et local (par exemple la liquidation des sections de communes à des fins de promotion immobilière).

[13] « Essayons les partenariats public-communs ! », interview de B. Coriat dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021, et son essai La pandémie, l’Anthropocène et le bien commun (Les Liens qui Libèrent, 2020).

[14] Cet atterrissage ou ré-encastrement de l’économie dans la société grâce aux communs trouve une illustration remarquable dans les travaux récents de l’économiste Fabienne Orsi et du collectif Les Furtifs sur la crise de l’hôpital et du système de santé français (cf. Soigner. Manifeste pour une reconquête de l’hôpital public et du soin, C&F Éditions, 2021).

[15] Voir https://www.licoornes.coop/

[16] Voir https://www.wir.ch/fr/

[17] Les fondations Linux, Mozilla, Wikimedia… Voir aussi les travaux de Peter Barnes aux USA sur les Commons Wealth Trust.

[18] Voir par exemple https://openbusiness.world/index.html

[19] Alain Supiot (dir). Au-delà de l’emploi. Transformation du travail et devenir du droit du travail en Europe, Rapport pour la Commission européenne, Flammarion, 1999 ; rapport Lemoine Transformation numérique de l’économie (2014) ; rapport du Conseil National du Numérique de 2016…

[20] « De quoi les tiers-lieux libres et open source sont-ils le nom ? », interview de Antoine Burret et Sylvia Fredriksson, in Horizons Publics n°21 (Mai-juin 2021)

Élisabeth Dau

Experte en gouvernance démocratique, Présidente de Action Commune

Nicolas Krausz

Élu municipal, Responsable de programmes à la Fondation Charles Léopold Mayer

Notes

[1] Horizons Publics n°21, mai-juin 2021, « Vers des partenariats public-communs », dossier coordonné par Elisabeth Dau et Nicolas Krausz

[2] Voir le programme ici : https://assembleesdescommuns.cc/ Les comptes-rendus de cet événement très riche qui a rassemblé plus de 150 participants sont en cours de curation et édition.

[3] « L’Ex-Asilo Filangieri à Naples : retour d’expérience sur un commun urbain de référence en Europe », interview avec Maria-Francesca De Tullio, dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021.

[4] Voici quelques exemples donnés par Daniela Ciaffi, à l’origine de ces règlements avec le think tank italien Labsus, dans son article « L’administration partagée des communs en Italie : une possibilité avant la pandémie, une nécessité pendant (et après) la crise », Horizons Publics n°21, mai-juin 2021 : « le soin porté aux espaces verts – comme les parcs, jardins et parterres de fleurs – est au premier plan (50 %), suivi par les places et rues co-gérées comme biens communs (18 %), puis les écoles (8 %), etc »

[5] Il faut préciser que ces risques sont réels puisque, en Italie aussi, le maire est responsable juridiquement. En outre, le fait que des particuliers, personnes physiques, et non seulement des associations, personnes morales, soient éligibles aux Pactes complique les choses en privant certaines initiatives de la couverture assurantielle des associations.

[6] « Commoneurs, administration, élu.es : quelle bonne distance ? », interview de Dominique Filatre, Charlotte Marchandise et Frédéric Sultan, dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021.

[7] « Remunicipalisation et transition écologique : pour une nouvelle culture de délégation ! », par Nicolas Krausz, dans Horizons Publics n°19, janvier-février 2021.

[8] « Amsterdam, du municipalisme au donut en passant par les communs », interview de Rutger Groot Wassink et Sophie Bloemen, dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021.

[9] « Códigos comunes urbanos, Herramientas para el devenir-común de la ciudades »par Ana Méndez de Andés, David Hamou y Marco Aparicio, avec l’appui de Commonspolis, dans Icaria Antrazyt, janvier 2021.

[10] « Les défis de la mise en commun au sein d’une collectivité territoriale », Olivier Jaspart et Xavier Perrin, dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021.

[11] Ce principe est rappelé par Daniella Ciaffi : « État, régions, villes métropolitaines, provinces et municipalités favorisent l’initiative autonome des citoyens, individuels ou associés, afin qu’ils accomplissent des activités d’intérêt général, sur la base du principe de subsidiarité. »

[12] Ainsi la propriété publique d’État n’est en aucun cas une garantie de non privatisation comme on l’a vu à de multiples reprises au niveau national (privatisation des autoroutes entre 2005 et 2007) et local (par exemple la liquidation des sections de communes à des fins de promotion immobilière).

[13] « Essayons les partenariats public-communs ! », interview de B. Coriat dans Horizons Publics n°21, mai-juin 2021, et son essai La pandémie, l’Anthropocène et le bien commun (Les Liens qui Libèrent, 2020).

[14] Cet atterrissage ou ré-encastrement de l’économie dans la société grâce aux communs trouve une illustration remarquable dans les travaux récents de l’économiste Fabienne Orsi et du collectif Les Furtifs sur la crise de l’hôpital et du système de santé français (cf. Soigner. Manifeste pour une reconquête de l’hôpital public et du soin, C&F Éditions, 2021).

[15] Voir https://www.licoornes.coop/

[16] Voir https://www.wir.ch/fr/

[17] Les fondations Linux, Mozilla, Wikimedia… Voir aussi les travaux de Peter Barnes aux USA sur les Commons Wealth Trust.

[18] Voir par exemple https://openbusiness.world/index.html

[19] Alain Supiot (dir). Au-delà de l’emploi. Transformation du travail et devenir du droit du travail en Europe, Rapport pour la Commission européenne, Flammarion, 1999 ; rapport Lemoine Transformation numérique de l’économie (2014) ; rapport du Conseil National du Numérique de 2016…

[20] « De quoi les tiers-lieux libres et open source sont-ils le nom ? », interview de Antoine Burret et Sylvia Fredriksson, in Horizons Publics n°21 (Mai-juin 2021)