J’habite où je lutte – une lettre du Canada
« Le futur est déjà arrivé, mais cela ne veut pas dire que nous n’avons nulle part où aller »
Billy-Ray Belcourt.
Abrasif. Je ne trouve pas d’autres mots pour décrire mon atterrissage à Vancouver, en plein Covid, en plein Brexit, en pleine saison des pluies d’hiver. Fuyant l’Angleterre d’un Boris Johnson festoyant au 10 Downing Street et d’une Priti Patel xénophobe, j’ai posé le pied au Canada épuisée, sans rêve ; surtout pas celui d’une vie meilleure. Je suis militante de l’écologie depuis plus de vingt ans, je sais qu’il n’est plus de sols où le réchauffement de la planète ne produise pas déjà, ne serait-ce qu’un peu et de manière ponctuelle, ses effets délétères sur le vivant et sur l’organisation de la société. Je suis féministe, engagée dans les luttes contre les inégalités et les discriminations. Je sais donc aussi qu’il n’est pas de pays tout à fait accueillant, d’État où les politiques soient parfaitement alignées sur les causes que je défends, et où je trouverais qu’il fait bon vivre, vraiment.
Née l’année du premier choc pétrolier et de l’adoption en première lecture de la loi Veil dépénalisant l’avortement, je ne suis pas de la génération de la plage sous les pavés, des gauches pleine d’espoirs, du sexe sans sida, de l’emploi pas trop difficile à (re) trouver, des vies en toute inconscience écologique. Je ne rêve pas de mieux, tout juste d’autrement.
De passage de frontières géographiques en franchissement de frontières sociales, j’ai appris que l’on peut changer de monde sans faire des millions de kilomètres. Mes déplacements sont une somme de promesses et de petits arrachements. Au fil des ans, et de quelques années d’exercice de mandats politiques, je n’ai gardé qu’un seul mantra : être désespéré·e n’empêche pas d’être déterminé·e. Mais déterminé·e à quoi ? À découvrir d’autres mondes, et à le faire comme je suis faite, et comme je fais mes enquêtes politistes : par le bas ; en passant par les littératures – que je comprends comme l’ensemble de productions orales, performées ou écrites[1] –, en conversant dans d’autres langues que la mienne, et en marchant le territoire, aussi immense soit-il. Marcher le territoire, la seule façon que je connaisse d’incorporer le monde, au sens propre comme au figuré, pour mieux le saisir, le comprendre ; peut-être en restituer quelques morceaux, au détour d’une conférence, d’un texte[2].
La première fois que j’ai marché le territoire de Vancouver au-delà de ma zone d’hébergement provisoire, j’ai été arrêtée par une pancarte. No trespassing. Je ne connaissais pas bien la ville et il m’a fallu un moment pour réaliser que je me trouvais devant l’une des entrées de la réserve Capilano n° 5. Je savais que l’image d’un Canada amical et pacifique, qui aurait mieux traité les peuples autochtones que son voisin américain, était un mythe au moins aussi problématique que celui qui fait de la France le pays des droits de l’Homme. Sauf, bien sûr, si l’on comprend que l’humain de la phrase est un homme cis, blanc, hétérosexuel, éduqué et au moins un peu riche.
Je le savais, mais il a fallu que je sois arrêtée, littéralement, par cette matérialisation de la colonisation, pour comprendre ce qui s’était passé et ce qui se passe encore ici. Cette pancarte m’a faite colon par les jambes, par le corps, et pour la française de métropole que je suis, elle a résonné au-delà de mes consciences des « Outremers » d’avant. Sur le coup, je me suis sentie si honteuse, j’ai ressenti tant de colère, que j’ai souhaité prendre un avion pour n’importe où ailleurs. Mais reste-t-il seulement une terre où les blancs et blanches pourraient cuver leur culpabilité sans qu’elle n’incommode ou n’insulte, par son inutilité historique puisqu’il est trop tard, celles et ceux dont iels ont brisé l’histoire et saccagé le territoire ?
Je suis restée, pour des raisons qui ne dépendent pas toutes de moi. Mais aussi parce que je me suis accrochée à cette phrase, écrite par Lee Maracle, autrice de la Nation Stó꞉lō, dans son livre My conversations with Canadian[3], et que je traduis ici librement : « Certains de nos concitoyens souhaitent que les Canadiens retournent dans leur pays d’origine. Pas moi. J’espère qu’ils tomberont amoureux de la terre comme je l’ai fait : pleinement, de manière responsable et engagée pour la vie ». Je vis ainsi aujourd’hui dans cette colonie de peuplement que l’on appelle le Canada, et qui aurait pu rester l’Ile de la tortue. Je vis sur les terres non cédées des peuples xʷməθkʷəy̓əm (Musqueam), Sḵwx̱wú7mesh (Squamish) et sə̓lílwətaʔɬ (Tsleil-Waututh). Et chaque jour j’essaie de trouver les moyens d’exaucer le voeu de Lee Maracle : aimer cette terre, et la respecter.
Je ne peux pas parler pour celles et ceux qui sont né·es ici. Mais je sais que lorsque l’on atterrit au Canada, et alors même que tout le monde parle de vérité et de réconciliation[4], rien de nous oblige à apprendre l’histoire de ce pays. Je veux dire l’histoire d’avant que les blancs ne décident que cette terre pouvait leur appartenir au nom de leur Dieu, de leur Rois et Reines, et de leurs doctrines. Quand on vit à Vancouver, l’une des villes d’Amérique du Nord les plus vantées malgré sa vie chère, on peut courir autour de False Creek, promener son chien dans Stanley Park un mug de café à la main, déjeuner en ville en parlant de l’argent que l’on a gagné pour acheter un appartement ou prendre un sandwich sur le site du chantier de construction où l’on travaille pour pas grand chose, ou même faire du ski à Grouse Mountain avec une bande d’amis ou se morfondre seul sur un banc une bière à la main, sans jamais rien connaitre de la terre sur laquelle on a posé les pieds. On nous offre une paix tellement royale, si je puis dire, on nous fait tant miroiter que l’on peut se réinventer, tout recommencer…
On peut vivre ici sans connaitre vraiment le génocide des peuples autochtones, les viols et les meurtres des femmes que l’on dit « disparues » pour faire oublier que la police ne les cherche pas vraiment, l’esclavage des Noirs, les camps d’internement japonais du milieu du XXe siècle, le racisme persistant, les véritables causes du taux de suicide et de la crise des opioïdes, les fortunes faites, siècles après siècles, grâce aux sables bitumineux et aux mines… Des générations de vies et d’(in) fortune sous perfusion de pipelines au détriment des peuples que l’on dit pourtant « premiers », du vivant et, au final, de notre avenir commun.
Découvrant d’autres mondes, partageant d’autres histoires, il se peut que vous vouliez unir vos corps à ceux de plus vulnérables, de plus fragiles, et que vous décidiez de lutter ensemble.
Habitant·es de Colombie-Britannique ou touristes déconfiné·es avides de grands espaces et de paysages, jetez vos catalogues de grands lacs et de forêts à perte de vue ; ici aussi les glaciers fondent et les arbres brûlent. Revendez vos SUV, cessez de manger de la viande et de financer les industries sales avec vos petites ou grandes économies. Regardez flotter au vent les robes rouges des femmes autochtones violentées, assassinées, qui flottent vides des corps qui devraient les habiter le long des routes et des barbelés des camps d’hommes qui travaillent à déforester le pays ou à extraire de son sous-sol les substances qui réchauffent la Terre et dont nous ne savons toujours pas nous passer. Arrêtez-vous devant les tee-shirts orange, les souliers vides et les peluches des enfants arrachés à leur famille qui ne sont pas revenus des pensionnats ou qui gardent à jamais la trace des traumatismes infligés et le trou que fait dans leur mémoire la tristesse de leur culture perdue.
Ne détournez pas le regard en passant à côté des silhouettes courbées et sombres des pauvres de Downtown eastside que des années de politique capitaliste et néolibérale ont jeté dans les rues et les ruelles parsemées de seringues et de détritus. Unissez plutôt vos corps à ceux qui luttent déjà, par conviction autant que par nécessité. Des feux de Lytton à la forêt des vieux arbres de Fairy Creek, des champs inondés de la plaine d’Abbotsford au long de la Coastal GasLink Road, offrez de votre temps aux mobilisations.
Lisez les gens d’ici ou d’autres provinces, en français si vous préférez, Naomi Fontaine[5], An Antane Kapesh[6], Chelsea Vowel[7], Joséphine Bacon[8], Kanapé Fontaine[9], Nicholas Dawson et Karine Rosso[10], Billy-Ray Belcourt[11]… Découvrant d’autres mondes, partageant d’autres histoires, il se peut que vous vouliez unir vos corps à ceux de plus vulnérables, de plus fragiles, et que vous décidiez de lutter ensemble. Car une chose est sûre : le temps d’avoir le temps est passé. C’est à marche forcée, avec les armes russes sur la tempe et sous le coup des pénuries ou des sur-facturations d’énergie que la transition écologique se fera désormais.
Partout, nombreux sont celleux qui s’impatientent, qui veulent que leur quotidien change, pour pouvoir vivre bien et vieux, et à nouveau promettre quelque chose à leurs enfants. Parce qu’iels sont des femmes, des racisé·es, des pauvres, des autochtones, des membres de la communauté LGBTQ2S[12]+ ou parce qu’iels souffrent d’un handicap quelconque, beaucoup engagent déjà leurs corps et leurs identités, parfois jusqu’à la mort, pour trouver un moyen de s’émanciper. Leurs corps sont déjà politiques. Et iels attendent que d’autres les rejoindre, à l’intersection des âges, des genres, des sexualités, des classes sociales, des couleurs de peau, des cultures, des limites territoriales et des frontières.
Partout dans le monde, les convergences antiracistes, féministes, queer, anticapitalistes et écologistes se multiplient : Gilets verts français, membres du Queer Ecojustice Project, membres du groupe Indigènes pour le climat, écoféministes… Ces convergences, pas toujours faciles à imaginer et à concrétiser, il faut bien l’avouer, sont désormais renforcées par l’expérience d’une répression de plus en plus vécue depuis les mêmes tribunes, dans les mêmes cortèges de manifestation, sur les mêmes sites d’occupation. Destructrice et démobilisante, cette répression pourrait susciter malgré elle la création d’une union de celleux qui savent faire de leur précarité, de leur vulnérabilité, une force politique. Imaginons que tous ces individus, dont l’alphabétisation écologique est inégale mais qui partagent de plus en plus de revendications et d’expériences violentes, s’accordent sur un objectif unique et partagé : la transformation des sociétés. Alors oui, peut-être naîtrait la nouvelle internationale que réclament déjà tant de citoyen·nes.
Il faut souvent commencer à résister pour savoir s’il convient de continuer, et c’est toujours au moment de la lutte que s’inventent les moyens de la gagner, y compris violents.
Cette internationale serait-elle pacifiste ? Non violente ? Contre-violente ? Autodéfensive ? Violente contre les biens, ou contre les personnes ? Que se passerait-il si les membres de cette internationale se réappropriaient les moyens d’autodéfense qui leur ont été confisqués au cours de la longue histoire de domination qui les a laissés désarmés ? Mettraient-ils en cause leur attachement à la démocratie représentative et aux répertoires d’action collective qu’iels partagent encore volontiers aujourd’hui ?
Celui, par exemple, de la « frivolité tactique », qui permet aux activistes queer de renverser les stigmates associés au féminin ou aux vies déviantes, et dont le journaliste français Cy Lecerf Maulpoix a déjà pointé qu’il ne suffit plus[13] ; celui de la non-violence, que nous pourrions considérer, comme nous y invite Judith Butler, comme une « farce » qui permet au moins de reconnaître la vulnérabilité humaine et la nécessité de réparer les liens sociaux entre les vivants[14] ? ; ou encore celui de la désobéissance civile, dont les contours et les limites n’ont jamais cessé d’être débattus par des générations de militant·es antiracistes, féministes et écologistes ?
En d’autres termes, l’alliance des minorisé·es et des écologistes, dans le double contexte de l’urgence écologique et de la montée de la répression d’état qui est aujourd’hui le nôtre un peu partout dans le monde, remettrait-elle en cause le statu quo qui s’est peu à peu imposé, comme le démontre la philosophe française Elsa Dorlin, sous couvert d’un mensonge – l’accaparement de la violence légitime par les États – et grâce à la main mise de la classe dirigeante sur les moyens de défense disponibles ?
Au contraire de cela, l’urgence écologique justifierait-elle que cette internationale fasse plutôt circuler la violence, dans une sorte de retour à l’envoyeur, comme le propose l’historien français François Cusset[15] ? Rouvrirait-elle alors la voie à des scénarios politiques violents qui n’ont perduré dans l’imaginaire militant qu’en tant qu’options minoritaires ? Et je parle ici, par exemple, de la violence symbolique salvatrice qui est contenue dans la praxis Queer, à laquelle Florian Grandena et Pierre-Luc Landry se réfèrent pour contrer les récupérations et les instrumentalisations politico-médiatiques dont les personnes LGTBQ+ sont les objets[16] ; ou de la contre-violence à laquelle l’écoféministe française Françoise d’Eaubonne pensait pour affronter la violence d’État[17] ; ou encore de celle, éminemment libératrice, dont parlait si bien le psychiatre et essayiste martiniquais Frantz Fanon pour soutenir l’espoir des « damnés de la terre »[18] ?
Personne ne peut le dire vraiment. Il faut souvent commencer à résister pour savoir s’il convient de continuer, et c’est toujours au moment de la lutte que s’inventent les moyens de la gagner, y compris violents. Sans compter que, comme d’autres, les dispositions à la violence politique sont partagées de manière inégale, selon la classe sociale, la race, le sexe, les territoires ; et que des siècles de « processus de civilisation », s’il faut penser avec Norbert Elias, ne s’estompent pas si vite.
Dans tous les cas, les membres de cette internationale pourraient transformer leurs corps (dés) armés en forces d’interposition, et la vulnérabilité de leur vie en force politique. De leurs résistances au corps à corps, de la variété de leurs luttes, asynchrones mais convergentes, s’inventerait sûrement un autre avenir pour le monde que celui que nous nous sommes préparé. Plus résistant·es que les dominant·es, qui n’ont jamais rien eu à craindre, ni pour leur propre vie ni pour l’avenir du monde, iels seraient les êtres « intimidables » dont parle le philosophe français Pierre-Henri Castel, et dont il pense qu’ils sont les seuls sur qui on peut compter[19]. Gageons ainsi qu’à l’heure où la démocratie représentative s’essouffle, où les mouvements sociaux se font intermittents, et où les éco-gestes individuels s’avèrent de peu d’envergure, cette internationale pèserait au moins un peu.
Sinon, nous n’aurons qu’à parier sur cette insupportable vérité : au rythme où vont les inégalités, les discriminations et les exclusions, à l’échelle planétaire, les membres de cette internationale imaginée ne seront bientôt plus une minorité. Iels seront alors plus nombreux à se battre pour construire un autre avenir, avec la fierté et la détermination renouvelées des gardiens de la Terre et des défenseurs d’une nouvelle égalité. Iels seront encore décrié·es, pourchassé·es. Iels se réconforteront peut-être en pensant au vers du poète français René Char, qui écrivait que « ce qui vient au monde pour ne rien déranger ne mérite ni considération ni patience »[20]. Qui sait ? Et la voix dans leur tête clamera peut-être, comme la mienne clame aujourd’hui : j’habite où je lutte, c’est ainsi que je suis fait·e.