Santé

Plaidoyer pour un GIEC de la santé mondiale

Politiste, Biologiste virologue

Peut-on construire des institutions internationales de santé dédiées au seul but pour lequel elles ont été instituées : protéger la vie des gens et œuvrer à l’amélioration de la santé des populations ? Comment faire en sorte que les choix publics internationaux ne soient plus entravés par les calculs politiques des États, mais éclairés par les avancées scientifiques et guidés par les attentes des citoyens ? Au moment où des discussions sont engagées pour réformer la gouvernance mondiale de la santé, il est temps de faire émerger une parole scientifique internationale capable de peser sur la santé de demain.

Dans le domaine de la santé, les Nations unies se sont vues confier une bien difficile mission : donner à toutes les populations des chances réelles de vivre en bonne santé et de se prémunir contre les grandes maladies, grâce à la diffusion des connaissances scientifiques et à une coopération renforcée des États. La vocation de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) n’est-elle pas, très officiellement, de « promouvoir la santé, préserver la sécurité sanitaire mondiale et servir les populations vulnérables » ? À cette fin, l’une de ses tâches principales est de faire émerger des consensus scientifiques sur les grandes questions de santé publique, puis de bâtir des normes et des standards internationaux pouvant servir de références à tous les acteurs des politiques de santé, à commencer par les gouvernements.

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Au fil des décennies, l’OMS a multiplié les efforts pour produire des données de qualité et faire reconnaître ses recommandations. Elle a mis en place un ensemble de groupes consultatifs et de comités d’experts indépendants dont les rapports alimentent son agenda. Elle a établi des partenariats scientifiques avec des instituts de recherche, des universités, des fondations philanthropiques, des ONG, des entreprises et d’autres organisations multilatérales de développement.

Les fragilités de la coopération internationale en santé

Malgré ces efforts, les réponses internationales aux crises sanitaires de ce début de siècle (le SRAS en 2002, la grippe H1N1 en 2009-2010, le MERS-Cov en 2012, Ébola en 2014 et Covid-19 depuis 2020) ont livré une cruelle leçon : lorsqu’un risque sanitaire de portée internationale se présente, l’OMS a bien du mal à apporter une réponse efficace impliquant ses États membres dans des stratégies coordonnées et transparentes. Les raisons de ce dysfonctionnement sont nombreuses.

Beaucoup ont accusé l’institution onusienne de tous les maux : l’OMS serait bureaucratique, minée par les rivalités internes, trop dépendante de ses bailleurs et perméable aux intérêts privés. Certaines critiques méritent d’être étudiées. Mais ne nous y trompons pas. L’un des principaux écueils sur lequel butent les stratégies de santé mondiale est l’absence de volonté des États d’agir en commun, conduisant à un système multilatéral bloqué par les divisions politiques.

Tout d’abord, depuis des décennies, les pays riches qui dominent l’économie du savoir en santé ont envisagé le développement des sciences selon un modèle compétitif privilégiant les intérêts nationaux. Ils conçoivent l’effort de recherche en santé essentiellement en lien avec les besoins de santé de leur propre population, mais aussi comme une source d’innovations technologiques destinées à la croissance de leur économie nationale. Elles s’appuient pour cela sur leurs institutions de recherche publique et l’activité de quelques grandes universités, mais développent aussi des partenariats scientifiques avec des instituts privés, des fondations, des laboratoires et quelques multinationales du secteur pharmaceutique dont la recherche et développement se concentre sur les marchés les plus lucratifs.

Ensuite, à l’échelle internationale, la coopération intergouvernementale repose sur un modèle de gouvernance qui reste soumis aux rapports de puissance. L’OMS est confrontée à la coopération très inégale des États et aux pressions régulières de ses membres les plus influents, qui sont en général exacerbées pendant les situations de crise sanitaire, au moment même où l’on aurait besoin d’un consensus pour agir.

L’OMS est également concurrencée dans son rôle normatif par de grandes institutions privées spécialisées dans l’élaboration de données de santé et qui n’hésitent plus, aujourd’hui, à fixer des standards sanitaires internationaux. Elle est enfin de plus en plus exposée à l’influence de bailleurs privés, en particulier l’omniprésente Fondation Bill and Melinda Gates dont la contribution financière a dépassé celle des États-Unis en 2021. Sans compter l’intensité du lobbying des acteurs industriels, dont l’intervention est pourtant encadrée par des règles strictes.

Réconcilier science et politique

Dans cet environnement international, les communautés scientifiques occupent la portion congrue. Alors même que tous les gouvernements plébiscitent les « politiques fondées sur les résultats de la science » – le fameux evidence-based policy – ils ne donnent aucun moyen réel à la recherche indépendante pour faire ce que l’on attend d’elle à l’échelle internationale : éclairer et guider les grands choix publics en santé, de la prévention des risques sanitaires jusqu’à la promotion de la santé des populations. La réforme de l’OMS est loin d’être la seule solution pour redonner une voix aux scientifiques. Mais son fonctionnement doit être reconsidéré avec attention, car l’organisation internationale reste le principal lieu où les avancées de la recherche peuvent déboucher sur des accords politiques impliquant l’ensemble des pays de la planète.

Pour donner une plus grande influence à la parole scientifique dans l’écosystème mondial de la santé, il nous apparaît nécessaire d’évoluer vers un modèle de gouvernance plus ouvert où les communautés de chercheurs serait dotées de ressources suffisantes pour fédérer des réseaux scientifiques à l’international et produire des recommandations indépendantes. L’idée n’est pas nouvelle. Elle est mise en œuvre dans deux domaines où la planète est confrontée à des menaces systémiques : le climat et la biodiversité.

Depuis sa création en 1988, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a contribué à l’émergence d’une communauté épistémique mondiale mettant les gouvernements sous la pression constante de ses projections et analyses. Contrairement à une idée répandue, le GIEC n’est pas uniquement un groupe de scientifiques, mais bien une entité multilatérale hybride où sont représentés 195 États. Cependant, le travail de fond du GIEC consiste à réaliser des examens scientifiques approfondis et à produire des rapports d’évaluation s’appuyant sur un processus contrôlé de développement des connaissances. Il fait appel à 2 500 chercheurs de haut niveau issus de diverses disciplines, institutions et origines géographiques.

Dans la gouvernance mondiale de la biodiversité, la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a été créée en 2013 sous l’égide des Nations unies, avec la même volonté de donner une voix centrale aux scientifiques.

Le GIEC et l’IPBES constituent des modèles précurseurs d’intégration de la science et du politique à l’échelle mondiale. Leur autorité découle de la création de groupes de travail indépendants qui utilisent le débat contradictoire et des méthodes d’examen par les pairs. Les chercheurs échangent leurs analyses au sein d’un réseau scientifique global protégé des jeux d’influence politiques et des interférences bureaucratiques.

Certes, le GIEC et l’IPBES restant des entités intergouvernementales, leurs rapports aboutissent parfois à des recommandations plus circonspectes qu’attendues. Mais ils sont généralement approuvés à l’unanimité par les États-membres et servent de base aux négociations lors des Conférences des parties sur le changement climatique (COP) et des Conventions sur la diversité biologique (CDB). Ils sont également repris par la plupart des ONG, des fondations, des médias et des gouvernements locaux qui tentent de pousser les objectifs de développement durable (ODD). Ils ont joué un rôle important dans la lutte contre les discours climatosceptiques qui ressurgissent aujourd’hui dans certains pays.

Ouvrir la gouvernance mondiale aux scientifiques

La réforme en cours de la gouvernance mondiale de la santé devrait s’inspirer de ces expériences. L’OMS devrait être remaniée avec la création d’un pilier scientifique, sous la forme d’un Groupe d’experts intergouvernemental sur la santé mondiale, un « GIES » distinct de la structure politique de l’OMS (l’Assemblée mondiale de la santé) et de son administration technique (le Secrétariat). Comme le GIEC dans son domaine, le GIES serait chargé de rendre publics les consensus scientifiques sur les grandes questions de santé mondiale, avec pour ambition de peser sur les discussions intergouvernementales.

Le Groupe d’experts serait divisé en trois ou quatre groupes de travail permanents, pluridisciplinaires, reflétant les principaux domaines de connaissances en matière de santé. Ces groupes seraient placés sous la responsabilité de scientifiques, avec le soutien technique du Secrétariat de l’OMS. Ils seraient établis sur une base paritaire assurant une représentation équilibrée des pays riches et des pays à revenu limité. Ils seraient placés sous la supervision d’un bureau élu, présidé par un scientifique de renommée internationale pour une durée déterminée. Agissant comme un organe de pilotage scientifique, le GIES présenterait des recommandations à l’Assemblée mondiale de la santé, sans l’intermédiaire du Secrétariat de l’OMS et de son Directeur général.

Le GIES fonctionnerait comme un réseau d’experts largement décentralisé, le secrétariat scientifique des groupes de travail pouvant être assuré par des universités. Ce modèle polycentrique garantirait non seulement la diversité géographique des chercheurs, mais aussi une plus grande connexion avec les institutions de recherche, les médias, les villes, les milieux associatifs et les communautés intervenant au niveau local. Il favoriserait la sensibilisation et l’éducation des populations à la santé mondiale dans les pays où les gouvernements nationaux restent réticents, pour des raisons diverses, à appliquer les standards sanitaires de l’OMS.

Le GIES pourrait associer de manière active des représentants de la société civile, dans la mesure où les scientifiques doivent avoir une parfaite compréhension des besoins en santé des populations et des défis socio-environnementaux qu’elles rencontrent. Il conserverait en revanche une complète indépendance vis-à-vis des gouvernements et des industries du secteur privé. Il n’aurait pas de comptes à rendre au Secrétariat de l’OMS, invité désormais à se concentrer sur ses activités essentielles : le plaidoyer international, la diffusion de recommandations, l’assistance technique aux pays à revenu limité et, enfin, la coordination internationale des réponses aux urgences sanitaires de portée internationale.

L’écosystème de la santé mondiale ne peut plus reposer sur les formes classiques du multilatéralisme établies après la seconde guerre mondiale. Face à des menaces sanitaires systémiques, la possibilité de faire émerger une communauté scientifique mondiale n’est pas une utopie. Elle est une exigence à portée de réforme, dont le coût serait modeste (entre 5 et 8 millions de dollars par an). La création d’un GIES contribuerait non seulement à redonner à l’OMS une autorité normative face au nationalisme sanitaire des États, mais elle constituerait une avancée incontestable dans la reconnaissance de la santé des populations comme un bien public mondial.


Olivier Nay

Politiste, Professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Françoise Barré-Sinoussi

Biologiste virologue, Prix Nobel de physiologie ou médecine, Directrice de recherche Inserm de classe exceptionnelle