Écologie

De l’Europe et du climat

Diplomate

Les Européens et le changement climatique entretiennent une relation identitaire. Les uns ont contribué à fabriquer l’autre, et vice versa. Cette historicité méconnue est un puissant fondement de l’action climatique de l’Europe, qui a trouvé avec la lutte contre le changement climatique une de ses forces régénératrices.

Les Européens sont à jour de la menace. Dans un Eurobaromètre spécial de 2021[1], le changement climatique est considéré par les citoyens de l’Union européenne comme le problème mondial le plus grave. La pauvreté et les maladies infectieuses le suivent de près parmi les options proposées, lesquelles distancent les enjeux de sécurité (terrorisme, conflits armés, prolifération nucléaire), relégués en bas de tableau. Les limites des sondages sont connues, et 2022 présentera sûrement une configuration différente. Mais on ne saurait nier le problème social posé par cet esprit européen actuel.

publicité

Cet état de conscience n’est pas la nouveauté que l’on croit. Le climat n’est pas une menace documentée propulsée dans l’opinion par les évaluations successives du GIEC. Il n’est pas qu’une tendance « années 2020 » ou même prospective. Il a la part de l’ancêtre. La conscience européenne doit beaucoup au climat. À certains égards, elle en est issue.

L’Europe contemporaine est en partie fondée sur l’attention portée au changement climatique. Et inversement, l’effet de serre est une conception originellement européenne – peut-être son produit d’exportation le plus couru. Les Européens et le changement climatique se sont entre-fabriqués, de manière non-linéaire. Il est possible que nous arrivions à un nouveau moment européen, alors que des législations climatiques emblématiques sont en passe d’entrer en vigueur. Il ne s’agit peut-être d’une étape nouvelle de définition de l’identité des Européens.

L’Europe est désormais bien identifiée sur la carte internationale des méga-feux comme celle des inondations meurtrières. Le continent est un haut-lieu de l’ère des conséquences du réchauffement climatique. Chaque année, des citoyens grecs comme suédois sont poursuivis par les flammes, et on suffoque « de l’Atlantique à l’Oural ». La conscience du réchauffement climatique y semble aujourd’hui majoritairement acquise. Mais l’idée d’une prise de conscience des enjeux climatiques n’a rien de récent, ni même de moderne. Elle est même antérieure au changement climatique d’origine industrielle.

« L’agir climatique » est une préoccupation européenne multiséculaire

 Les changements du climat sont une composante historique de la conversation européenne. Les sociétés européennes se sont en partie construites en agissant sur le climat.

Il existe une histoire de la « réflexivité » européenne sur le climat, mise à jour par J-B. Fressoz et F. Locher dans Les Révoltes du Ciel (2020, Seuil). Les Européens discutent des phénomènes climatiques avant même la relative stabilisation de l’espace des États-Nations occidentaux. La conviction qu’ils peuvent changer le climat est un trait culturel structurant de l’identité des Européens. Du XVe au XXe siècles, ils s’inquiètent, s’interrogent, et agissent en conséquence pour, pensent-ils, modifier les températures ou les pluies, notamment par la gestion des forêts. L’aménagement du couvert forestier et l’exploitation du bois sont alors perçus comme une forme de régulation du climat. Les forêts avaient une place déterminante dans ce répertoire de représentations collectives. La modification du couvert forestier constitue une action climatique déterminante, d’autant plus dans des sociétés où le bois est à la fois une énergie, un matériau de construction, y compris au profit de la marine.

Fressoz et Locher exhument une hypothèse attribuée à Christophe Colomb par son fils et biographe, selon laquelle les pluies et les nuages sont « générés » par les forêts. Cette hypothèse climatique accompagne tout un récit de la mal-exploitation des terres denses en forêts vers lesquelles le portent ses expéditions.[2]

La réflexivité sociale de la pré-modernité européenne est chargée de considérations environnementales implicites. Certains auteurs viennent formuler des théories liant agir climatique et civilisation. Un nouveau « récit des origines » se développe en Europe. On y associe la mise en culture ou un boisement judicieux à l’adoucissement climatique.[3] La conviction que les hommes pouvaient changer le cycle de l’eau, les précipitations, et donc le climat, est alors, si ce n’est dominante, répandue dans les élites scientifiques et politiques pendant quatre siècles.

Ces Européens des sociétés agraires ne devisent pas sur le climat par curiosité scientifique, mais par nécessité politique. De la conduite satisfaisante de la récolte dépend in fine la stabilité des régimes. Agir sur le climat revient à accroitre les capacités productives d’un milieu. Les Européens se préoccupent alors des « affordances politiques de la terre[4] », que P. Charbonnier désigne comme le recours à la terre dans l’imaginaire politique et juridique de la première modernité. Cette réflexivité mène les Européens à définir les modalités de leur occupation des sols. Une part importante de la pensée politique d’alors, travaillée par l’émergence des questions de souveraineté et de propriété, se penche sur les conséquences pratiques de la conquête et de l’amélioration de la terre. Les Européens se demandent comment maximiser leurs conditions d’existence sur des portions de terres délimitées.

Ces questionnements constituent une étape importante de l’histoire de la pensée européenne. S’interroger sur l’espace, les manières de le conquérir et d’en tirer un rendement, revient à réduire la détermination eschatologique. C’est donc réduire l’hypothèse du conditionnement divin, et commencer à prendre conscience du fait qu’un agir humain peut s’autonomiser.[5]

L’amélioration du climat infiltre aussi le discours colonisateur européen du XVIIe siècle. La légitimité des colons à investir un territoire réside alors dans la conviction de ceux-ci qu’ils peuvent avantageusement mettre des terres en valeur. La mise en culture « civilise » le climat des terres accaparées d’Amérique du Nord. Ce discours sert rapidement l’apologie de la colonisation européenne.[6]

Ce discours de l’agir climatique prémoderne se retrouve également dans la période révolutionnaire. Fressoz et Locher l’écrivent, « la Révolution française fut aussi une révolution climatique. (…) De 1789 à 1820, chaque régime a prétendu réparer les désordres climatiques provoquées par l’incuries de ses prédécesseurs. »[7]

Les révolutionnaires accusent l’ordre féodal, lui-même affaibli par des famines successives, d’avoir abîmé les terres, en multipliant les marécages et en déboisant. Puis, dès l’abolition des privilèges, les culpabilités s’inversent, les débats autour de l’usage des forêts deviennent prégnants et focalisent les accusations partisanes.

Les discours climatiques ont façonné une partie de l’identité européenne. L’inverse est aussi vrai. Le climat contemporain a été en partie façonné par les Européens.

Les Européens sont des acteurs fondamentaux des changements climatiques contemporains. D’abord, ils sont responsables. La part exacte de leurs responsabilités historiques fait toujours l’objet de débats, y compris dans les sphères diplomatiques, mais constitue un fait historique. La grande industrie, les machines, les flux de biens et de capitaux et le corpus idéologique les accompagnant, trouvent leurs origines sur le territoire de l’Europe.

Les décennies passant, les Européens ne sont certainement pas les seuls responsables du changement climatique contemporain. Ils en restent de prééminents scrutateurs. L’histoire de la compréhension du rôle climatique du CO2 aux XVIIIe et XIXe siècle est, logiquement déterminée par des chercheurs exerçant en Europe[8].

À la fin du XXe siècle et au début du XXIe, les chercheurs européens et nord-américains dominent encore très nettement la répartition géographique des auteurs des quatre premiers rapports d’évaluation du GIEC[9]. La cohorte des auteurs du rapport d’évaluation publié entre 2021 et 2023 est encore statistiquement dominée par les Européens.

Le rapport au climat, moteur fortuit de l’identité européenne

La raison d’être des Européens dans l’espace international du XXIe siècle fait l’objet de débats foisonnants et non encore stabilisés. Ce qu’il en fut au XXe siècle n’en est pas moins un terrain d’étude d’une profondeur abyssale. Une chronologie d’un récit de la construction européenne s’est néanmoins mieux diffusée que les autres. Elle tend à présenter l’intégration européenne comme une scansion d’étapes d’affermissement institutionnel. Du traité de Rome (1957) au traité de Lisbonne (2007). Par ce recours au passé, les Européens peuvent puiser une forme d’identité agissante sous les traits des institutions de l’Union européenne.

Ce récit de la construction de l’intérêt des Européens qui s’impose s’attache à retracer un vécu commun. Les Européens s’uniraient dans les crises. Ce topos est fréquemment activé, y compris dans les discours des acteurs européens. On le retrouve dans les récits les plus récents. Ainsi, la réponse de l’Union européenne à l’épidémie de Covid-19 était un exemple emblématique de relance de la construction européenne au contact d’un défi posé à l’unité des Européens[10]. Ce récit, aussi justifié qu’il fut, évalue encore mal ce que l’identité européenne doit à son rapport au climat – dont le changement se jouant sur un terme si long qu’il se déploie sur une chronologie outrepassant le système de la « gestion de crise ».

L’identité se joue en partie dans le récit. L’identité narrative, mise à jour par P. Ricoeur n’a, en matière de construction européenne, que trop peu vu ce qu’elle devait ou faisait au climat. On pourrait faire une histoire climatique de la construction européenne.

Les fortes préoccupations sur l’agir climatique qui ont traversé les sociétés européennes des XVe au XVIIIe siècles ont été suivies d’une période de relative indifférence. Au XIXe siècle, les controverses s’épuisent. Les causes anthropiques de changements climatiques ne sont plus l’objet de débats politiques et académiques, alors que paradoxalement, se déploient les grands schémas émetteurs de l’industrie triomphante[11]. Dans le second XXe siècle, le récit de la construction européenne s’élabore donc dans cet interstice d’indifférence au climat.

L’identité européenne contemporaine s’est forgée dans une époque où le climat était « tenu pour acquis[12] ». Les secteurs déterminants du régime climatique actuel furent au fondement de l’intégration, tels que le charbon, l’acier, et dans une mesure autre, l’atome. La coopération en ces domaines dispose d’une telle force symbolique que la seule photo présente, de manière permanente dans le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay, salle d’apparat par excellence et lieu de réceptions, est celle de la signature du traité de 1951 instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier.

Entre 1951 et nos jours, le charbon et l’acier sont passés de vecteur d‘intégration européenne à secteurs d’intégration des politiques climatiques. En 1951, ils définissent une communauté. Ils ne sont pas encore perçus comme les secteurs hautement émetteurs de gaz à effet de serre qu’ils sont. Soixante-dix ans plus tard, la communauté les cible comme secteurs prioritaires de la décarbonation. La « vieille industrie » a changé de statut. De moteur de l’intégration européenne, elle devient vectrice d’un agenda implicite de « l’écologie du démantèlement[13] » à l’horizon 2050.

Le 14 juillet 2021, en présentant son projet de paquet législatif dit « Fit for 55 », l’Union européenne élaborait son nouveau plan décennal de déploiement des énergies renouvelables, d’efficacité énergétique ou de modernisation de son système de quotas-carbone. Elle mettait alors fin, à bas bruit, à cette idée que la « solidarité de faits[14] » européenne pouvait se fonder sur l’exploitation fossile aveugle aux effets de ses politiques d’intégration sur le climat.

Les institutions européennes contemporaines sont désormais pleinement saisies des questions climatiques. L’Europe politique est un modèle d’intégration du climat dans un agenda institutionnel. En 1990, le Conseil européen déclare que la Communauté européenne doit faire « un usage plus efficace de son autorité morale, économique et politique pour faire progresser les efforts internationaux pour (…) promouvoir le développement durable». Dans l’immédiat après-Guerre Froide, les Européens se positionnent en avant-garde des négociations d’un traité international sur le climat, qui deviendra la Convention de Rio de 1992. Les villes européennes donnent vite leur nom à des conférences des Parties à celle-ci, les COP, que les Européens accueillent et président. On parle désormais de Bonn, Berlin, Copenhague, Varsovie, Paris ou Glasgow comme des acquis de la diplomatie climatique.

Au niveau intérieur, le climat devient un vecteur de légitimité de l’Union européenne. Toute une littérature scientifique est venue décrire comment la politique climatique européenne a constitué un atout de l’intégration[15]. La Commission européenne s’est singulièrement saisie de l’enjeu comme vecteur de légitimisation. Elle s’est servie de l’extension de son domaine de compétences, tout en jouant des possibilités ouvertes par l’intérêt objectif d’une action à l’échelle du continent.

Son Pacte Vert pour l’Europe (2019) peut être analysé comme un des programmes d’application de l’accord de Paris les plus aboutis. Encore plus récemment, l’action de la Commission en matière énergétique a pris une dimension prescriptive dans le contexte de l’invasion russe en Ukraine. « RePower EU » (2022), son plan visant conjointement indépendance énergétique et neutralité climatique, relève du marqueur historique. Il fait le tri entre les besoins communs d’approvisionnement et de sécurité et les marges d’actions nationales.

L’Europe et le changement climatique se sont mutuellement constitués. Et leurs actions conservent la capacité de se définir à l’avenir. Leur passé partagé a construit un système de références unique. Les Européens construisent peut-être, en ce moment, la culture de la désescalade climatique dont nous avons besoin.


[1] L’Eurobaromètre peut être considéré comme le modèle d’enquête sondagière la plus poussée à l’échelle de l’UE. Source : Eurobaromètre spécial numéro 513, page 9

[2] J-B. Fressoz, F. Locher, Les Révoltes du ciel. Une histoire changement climatique, XVe-XXe siècle, Seuil, 2020, cf Chapitres 1.

[3] Ibid, cf Chapitres 1 et 3 notamment.

[4] Expression de B. Morizot développée par P. Charbonnier dans Abondance et liberté, La Découverte, 2020 (p.55)

[5] Ibid., p.53-61

[6] Ibid., chapitre 2.

[7] Ibid., chapitre 6.

[8] Pourront être cités, entre autres, J. Fourrier (France), J. Tyndall (Irlande) ou S.A. Arrhenius (Suède).

[9] De 1990 à 2007, 75% des auteurs des rapports d’évaluation du GIEC sont Européens ou Nord-Américains. Voir article.

[10] Kahn Sylvain, « La crise sanitaire en Europe : face au lourd bilan, la relance de la construction européenne », Hérodote, 2021/4 (N° 183), p. 163-179.

[11] J-B. Fressoz, F. Locher, Ibid., Épilogue.

[12] Expression empruntée à F. Loche et J-B. Fressoz

[13] Héritage et fermeture, une écologie du démantèlement, E. Bonnet, D. Landivar, A. Monnin, Editions divergences, 2021

[14] Préambule du traité instituant la Communauté européenne du charbon de l’aicer : « (…) l’Europe ne se construira que par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait, et par l’établissement de bases communes de développement économique »;

[15] Ces dynamiques sont  analysées de manière éloquente dans Gouverner le climat, S. Aykut et A. Dahan, Presses de Sciences Po ; 2015, « L’Europe et le climat »

Jourdain Vaillant

Diplomate

Rayonnages

Europe Écologie

Notes

[1] L’Eurobaromètre peut être considéré comme le modèle d’enquête sondagière la plus poussée à l’échelle de l’UE. Source : Eurobaromètre spécial numéro 513, page 9

[2] J-B. Fressoz, F. Locher, Les Révoltes du ciel. Une histoire changement climatique, XVe-XXe siècle, Seuil, 2020, cf Chapitres 1.

[3] Ibid, cf Chapitres 1 et 3 notamment.

[4] Expression de B. Morizot développée par P. Charbonnier dans Abondance et liberté, La Découverte, 2020 (p.55)

[5] Ibid., p.53-61

[6] Ibid., chapitre 2.

[7] Ibid., chapitre 6.

[8] Pourront être cités, entre autres, J. Fourrier (France), J. Tyndall (Irlande) ou S.A. Arrhenius (Suède).

[9] De 1990 à 2007, 75% des auteurs des rapports d’évaluation du GIEC sont Européens ou Nord-Américains. Voir article.

[10] Kahn Sylvain, « La crise sanitaire en Europe : face au lourd bilan, la relance de la construction européenne », Hérodote, 2021/4 (N° 183), p. 163-179.

[11] J-B. Fressoz, F. Locher, Ibid., Épilogue.

[12] Expression empruntée à F. Loche et J-B. Fressoz

[13] Héritage et fermeture, une écologie du démantèlement, E. Bonnet, D. Landivar, A. Monnin, Editions divergences, 2021

[14] Préambule du traité instituant la Communauté européenne du charbon de l’aicer : « (…) l’Europe ne se construira que par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait, et par l’établissement de bases communes de développement économique »;

[15] Ces dynamiques sont  analysées de manière éloquente dans Gouverner le climat, S. Aykut et A. Dahan, Presses de Sciences Po ; 2015, « L’Europe et le climat »