Savoirs

En passant par l’Espagne : notre contemporain Georges Bataille

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

L’Espagne, où Bataille a séjourné il y a cent ans tout juste, et qui condense les principales figures et valeurs de son œuvre vouée à l’intensité et l’excès, correspond à un « temps où le capitalisme n’avait pas achevé de séparer les hommes ». Ce détour par l’Espagne permet de mettre au jour toute l’actualité de la pensée de l’auteur du Bleu du ciel : sa critique d’une modernité liée à la séparation, notion décisive dans la compréhension de l’un des enjeux majeurs de notre temps – notre vie en anthropocène.

En 1922, il y a exactement cent ans, de février à juin, Georges Bataille séjourne à Madrid, à l’École des hautes études hispaniques, qui deviendra ensuite la Casa de Velázquez[1]. Il a alors 25 ans et vient de sortir second de l’École des Chartes – la tradition veut que le premier aille à Rome et le second à Madrid. Après quelques semaines difficiles, qu’il passe, comme il l’écrit à sa sœur Marie-Louise, « dans un état mixte », « parfaitement désagréable », qui « ne comporte ni enthousiasme ni désolation », il « commence à pressentir une Espagne pleine de violence et de somptuosité, ce qui est un fort agréable pressentiment »[2].

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Cette Espagne pressentie, il va la découvrir dans les formes vives de son folklore : un concours de cante jondo auquel il assiste à Grenade, un spectacle de flamenco qu’il va voir plusieurs soirs de suite à Madrid et les corridas auxquelles il se rend régulièrement. La « violence somptueuse » atteint son comble à l’occasion de l’une d’entre elles : le 7 mai, dans les arènes de Madrid, il assiste en direct à la mort et la mutilation spectaculaire du torero Manuel Granero.

Une vingtaine d’années après, Bataille reviendra sur cette expérience espagnole, dans un article de 1946 consacré à Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway[3]. Entre temps, quelques autres séjours et de nombreuses occurrences textuelles seront venues rappeler la place insistante de l’Espagne chez un auteur qui aurait pu faire sienne la formule finale du Journal du voleur de Jean Genet : « cette contrée de moi que j’ai nommée l’Espagne ». Des arènes de Séville, dans lesquelles Bataille transpose la mort de Granero dans Histoire de l’œil, au Barrio Chino de Barcelone, dont il fait dans Le Bleu du ciel un point névralgique, condensant les troubles politiques de la guerre civile et le milieu interlope des cabarets, en passant par la tragédie Numance de Cervantes, à laquelle il assiste en 1937, les Exercices spirituels de Saint Jean de la Croix ou les peintures de Goya et Picasso, qui ponctuent comme autant de stations le déploiement de sa pensée, l’Espagne nourrit l’ensemble de son œuvre, aussi bien fictionnelle que théorique.

L’intérêt de l’article de 1946 est que Bataille s’attache à y « définir le sens de l’Espagne pour nous ». Ce faisant, il livre une synthèse de ce que ce pays représente pour lui comme pour tout un pan de sa génération. Au-delà de son intérêt propre, ce détour par l’Espagne nous permet également, cent ans après le séjour qu’y fit Bataille, de faire le point sur ce qui, dans sa pensée, résonne avec les grands enjeux de notre temps.

La première spécificité que Bataille retient de l’Espagne est « la culture de l’angoisse ». Sensible dans les figures d’un folklore vivace, telles que la tauromachie ou « de rares chants et […] quelques danses spécifiquement espagnoles », elle relève de la culture populaire et immanente « que le peuple se donne de lui-même. Elle n’est pas enseignée dans les écoles, elle n’est pas l’apanage de milieux intellectuels ». Cette idiosyncrasie espagnole répondrait à un trait caractéristique de l’humanité, mais qui se trouverait là exacerbée : « le désir de l’impossible », ou encore l’aspiration à « être dépassé », à éprouver les sensations les plus intenses.

Qu’un tel désir puisse être objet de culture ne va pas sans une forme d’oxymore ou d’anachronisme. Dans les pays dits développés, la culture est en effet ce processus par lequel nous nous affranchissons des affects et des superstitions pour nous élever vers la sagesse et la rationalité. Ce lien entre rationalité et développement industriel constitue précisément ce qu’on appelle la modernité. C’est la raison pour laquelle, selon Bataille, l’aspiration à l’impossible se maintiendrait dans nos sociétés modernes, mais sous la forme de « la nostalgie ».

On touche ici à la deuxième spécificité de l’Espagne : « les Espagnols n’ont pas “fui” le monde de la grande production industrielle », nous dit Bataille, « ils n’y sont pas entrés ». Aussi y aurait-il une forme de retrait ou de retard propre à l’Espagne, en vertu duquel celle-ci « maintien[drait] au sommet de l’intensité la culture du temps où le capitalisme n’avait pas achevé de séparer les hommes ». Restée à l’écart de la modernité, l’Espagne se serait ainsi maintenue dans le même état que celui qui donna en son temps « le mysticisme de Jean de la Croix ou les compositions douloureuses de Goya ».

L’Espagne rassemble les principales figures et valeurs de l’œuvre de Bataille, entièrement vouée à l’intensité et l’excès.

De cette position singulière de l’Espagne dans l’histoire occidentale, indissociable d’une forme exclusive d’authenticité, découlerait enfin sa valeur exemplaire. Quand toute l’Europe et l’Amérique se rendaient en Allemagne étudier « la nouvelle philosophie de l’angoisse », qu’enseignaient Heidegger et Jaspers, l’Espagne incarnait un niveau de vérité et d’intensité sans équivalent : non pas l’angoisse étudiée ou pensée, mais l’angoisse vécue. Si bien qu’on ne saurait trouver nulle part « un enseignement plus authentique ». « Dans des salles de cours, conclut Bataille, on ne mène pas loin “l’expérience de l’être” ».

On le voit, l’Espagne ne se réduit pas, pour l’auteur de La Part maudite, à une simple aire géographique, ni même à une nation. Au-delà de la « contrée » personnelle à laquelle elle renvoie chez Genet, l’Espagne s’apparente davantage à ce point appelé l’Aleph qui, selon Borges, concentrerait tous les points de l’univers[4]. Conjuguant l’angoisse et l’impossible, l’érotisme et la mort, l’expérience mystique et l’emphase picturale, l’Espagne rassemble les grands thèmes et les principales figures et valeurs de l’œuvre, entièrement vouée à l’intensité et l’excès. Aussi pourrait-on dire que l’Espagne fonctionne chez Bataille comme la Grèce dans la culture occidentale : comme un paradis sinon perdu du moins originaire, une école de la vie, une réserve de cas exemplaires, l’utopie d’un bon lieu.

Une telle valeur paradigmatique ne va pas sans un certain pittoresque. Flamenco et toros, authenticité et fierté, emoción y olé : rien ne manque à l’espagnolade, cette représentation stéréotypée dans laquelle le romantisme, français en particulier, aura figé le pays de Cervantes et dont la Carmen de Mérimée, puis l’opéra qu’en a donné Bizet, constituent la forme achevée. Ce qui est certain, c’est que l’Espagne condense et matérialise une vision du monde que l’on peut qualifier de romantique, au sens, à la fois large et fort, que donnent à ce mot Michael Lowy et Robert Sayre : « Le romantisme représente une critique de la modernité, c’est-à-dire de la civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d’idéaux du passé (pré-capitaliste, pré-moderne)[5]. »

Révélant le romantisme de Bataille, entendu comme une forme critique d’anachronisme, cette évocation de l’Espagne des années 1920, dans un texte de 1946 que nous lisons en 2022, compose une vertigineuse mise en abyme de la capacité des œuvres à traverser le temps. Elle nous permet également de mettre au jour la relation ambivalente que nous pouvons entretenir aujourd’hui avec la pensée de Bataille. À la fois actuelle et inactuelle, celle-ci nous est littéralement contemporaine, dans le sens où elle provient d’un autre temps depuis lequel elle vient s’accoler au nôtre.

Si la critique sociale, la polémique, la provocation et la transgression lui sont inhérentes, ces opérations, parce qu’elles sont étroitement liées à un contexte, prennent un sens différent aujourd’hui. Comme Bataille le relevait lui-même, le mot critique possède un double sens, « passif et actif […] – mis en question et mettant en question[6] ». Ainsi en va-t-il du rapport que nous pouvons aujourd’hui entretenir avec son œuvre. De la même façon qu’elle se révèle opérante pour passer au crible certains aspects de notre temps, celle-ci gagne à être revue au prisme de ses valeurs et de ses enjeux.

Dans la représentation que Bataille nous livre de l’Espagne, la part critique de son œuvre, au sens passif du terme, se concentre tout entière dans l’apologie de la corrida. Celle-ci heurte l’esprit de notre temps sur deux plans au moins. Au plan imaginaire et moral, le spectacle et la publicité de la mise à mort ou de la douleur infligée à un être vivant, humain ou animal, quel que soit le degré d’institutionnalisation ou de tradition de celui-ci, est de moins en moins recevable, du fait en particulier de la diffusion dans la société des formes d’empathie et du refus corrélatif de toutes les formes de domination. Il en va de même des fictions, que l’on peut assimiler à une littérature de la domination masculine, dès lors qu’on se focalise sur la dimension sacrificielle d’un dispositif narratif à travers lequel un sujet masculin conduit à la mort symbolique un personnage féminin – via notamment tout un bestiaire, qui ravale la femme au rang de la bête, telles Madame Edwarda comparée à « un tronçon de ver de terre[7] » ou Dirty, l’une des héroïnes du Bleu du ciel, « tordue sur sa chaise comme un porc sous un couteau[8] ».

Au plan épistémologique et métaphysique, on peut lire dans l’apologie de la corrida l’expression de la violence symbolique et conceptuelle de l’anthropocentrisme de Bataille comme de toute sa génération. Largement hérité de Hegel, celui-ci prend la forme de ce qu’on appelle aujourd’hui le spécisme, par analogie avec le racisme et le sexisme. S’il ne s’agit pas d’entrer dans une discussion fortement polarisée, il importe du moins de relever chez Bataille la reconduction d’un universalisme de bon aloi – dont je sais pour une part être ici partie prenante – qui est celui de l’homme blanc occidental. Celui-ci fait aujourd’hui l’objet d’une remise en question radicale de la part de courants de pensée parmi les plus stimulants de notre temps, en particulier féministes et post- ou décoloniaux. Largement extra-occidentaux, ces derniers voient dans l’universalisme le produit et le vecteur de la domination masculine occidentale et lui opposent le principe d’une approche pluriverselle, fondée sur la coexistence de visions du monde non hiérarchisées[9].

L’œuvre de Bataille n’en reste pas moins un formidable opérateur pour appréhender les enjeux contemporains. Dans l’analyse qu’il livre du « sens de l’Espagne pour nous », la part la plus actuelle de sa pensée peut être saisie à partir de la notion de séparation, qu’il introduit précisément dans le cadre d’une réflexion sur le temps. L’Espagne n’est pas seulement une aire géographique, nous rappelle Bataille, elle est aussi un moment historique, qui correspond à un « temps où le capitalisme n’avait pas achevé de séparer les hommes ».

Plongeant ses racines chez Hegel et Marx, où elle définit la forme même de l’aliénation, jouant ensuite un rôle majeur dans la pensée de Guy Debord, où elle désigne « l’alpha et l’oméga du spectacle »[10], la notion de séparation se révèle décisive dans la compréhension de l’un des enjeux majeurs de notre temps, à savoir notre vie en anthropocène. Elle opère au cœur de ce que le géographe et philosophe Augustin Berque appelle « le paradigme occidental moderne classique », qui détermine tout notre outillage conceptuel et l’ensemble des catégories à partir desquelles nous nous représentons le monde. S’incarnant au plan métaphysique dans l’ontologie de la transcendance, c’est-à-dire dans « le postulat d’un être qui s’affranchit de tout ce qui l’entoure[11] », il commande le dualisme des grandes oppositions métaphysiques (sujet/objet, nature/culture, sensible/intelligible, matière/forme, universel/particulier, symbolique/réel, etc.) et toutes les représentations qui informent notre présence au monde, en particulier l’idée cartésienne selon laquelle le développement du savoir scientifique doit « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature[12] ».

Fondamentalement, le fait anthropocène, c’est-à-dire l’altération exponentielle des conditions de vie sur Terre provoquée par l’être humain, se noue à cet endroit, autour du principe de la séparation, à partir duquel se déploie, avec la science, ce que Descartes appelle la maîtrise et la possession, et que nous pouvons appeler aujourd’hui la domination et l’exploitation.

L’intuition géniale de Bataille, telle qu’elle se donne à lire dans ce texte de 1946 sur l’Espagne – et telle qu’elle nous concerne au premier chef si l’on veut se donner les moyens de renverser la catastrophe écologique dans laquelle nous sommes engagés – est de considérer que tout est à reprendre à partir de là. Un tel programme implique deux opérations, l’une et l’autre de la plus grande ampleur.

La première consiste à se donner les moyens de saisir la totalité de l’expérience humaine. Cette ambition est lisible dans l’angle de vue, très largement anthropologique, sous lequel Bataille appréhende l’Espagne, en envisageant solidairement les aspects culturels et économiques. Au-delà de ce seul texte, l’aspiration à saisir la totalité est sensible dans l’œuvre entière, dans son souci d’embrasser toutes les disciplines et tous les savoirs, de la philosophie à la physique en passant par les sciences humaines et les arts, comme à l’échelle de chacun des grands textes qui, de L’Expérience intérieure aux Larmes d’Éros en passant par La part maudite, visent tous à saisir ce que Bataille appelle « l’homme entier ».

La seconde opération consiste à remettre en question le principe de la séparation à tous les niveaux. Il y a d’abord la portée métaphysique de « l’expérience intérieure » qui, prenant pour modèle l’expérience mystique, vise à « en finir avec la division analytique des opérations » et à accéder à un « “soi-même”, [qui] n’est pas le sujet s’isolant du monde, mais un lieu de communication, de fusion du sujet et de l’objet[13] ». Sur le plan épistémologique, c’est à l’élaboration d’une « économie générale » que Bataille s’en remet pour dépasser le point de vue particulier de ce qu’il appelle « l’économie restreinte[14] ». De la même façon que « l’expérience intérieure » conteste le principe de la séparation du sujet et de l’objet qui fonde la philosophie de la connaissance, « l’économie générale » entend répondre à l’insuffisance d’une science économique qui étudie les phénomènes en les isolant les uns des autres. L’accès à ce point de vue général, à partir duquel se révèle l’interdépendance des phénomènes, met en jeu trois opérations, qui apparaissent aujourd’hui étonnamment prémonitoires, tant elles sont accordées aux enjeux écologiques de notre temps.

Les deux premières consistent à penser l’économie, d’une part à partir de la notion d’énergie et, d’autre part, à l’échelle de l’ensemble du monde vivant. « Essentiellement la richesse est énergie : l’énergie est la base et la fin de la production », pose d’emblée Bataille, avant d’affirmer que, « de ce point de vue nouveau, il est nécessaire d’envisager le monde vivant dans l’ensemble »[15]. C’est sur la base de cette double hypothèse que Bataille en vient à pointer la contradiction entre le principe d’une croissance infinie et la limitation de la biosphère, et à soutenir que le problème principal qui se pose à l’humanité n’est pas celui de la croissance, c’est-à-dire de l’accumulation et de la production, mais celui de la dépense.

Bataille esquisse une théorie du signe du plus grand intérêt pour qui veut penser l’art et la culture dans leur relation à l’écologie.

Soixante-quinze ans après ces considérations, on aura évidemment beau jeu de rapporter l’imaginaire solaire d’une énergie infinie sur lequel Bataille fonde sa démonstration, à la finitude réelle des énergies fossiles à laquelle nous sommes confrontés. On ne peut cependant qu’accueillir comme un vade-mecum pour notre temps une telle tentative de se hisser au plan général, de faire valoir une approche systémique fondée sur l’interdépendance des phénomènes et de proposer, avec la notion de dépense, une représentation alternative à la croissance. Sous couvert d’économie générale, ce n’est rien moins qu’une écologie que Bataille nous livre ici.

C’est encore à la question de la séparation que Bataille s’intéresse quand il remonte l’histoire de l’humanité jusqu’à « Lascaux ou la naissance de l’art ». Ce qui le retient dans les peintures de bêtes sauvages qui ornent les parois de Lascaux, c’est qu’elles nous conduisent « sur les traces de ces êtres lointains, qui à peine émergeaient de la nuit animale »[16]. « Le miracle de Lascaux » nous place devant ce paradoxe, qui veut que les hommes aient affirmé leur humanité « en nous laissant l’image de l’animalité qu’ils quittaient[17] ».

Un tel paradoxe est plus largement celui de la représentation. Qu’il ait la forme iconique de l’image ou le caractère symbolique du langage, le signe est toujours séparé de la chose qu’il représente : comme le rappellent deux fameuses formules, « le mot chien n’aboie pas » et « la carte n’est pas le territoire »[18]. Mais de la même façon qu’il conteste le principe de la séparation du sujet et de l’objet et des phénomènes économiques, Bataille va mettre en question ce principe à propos du signe et de la chose.

« Le discours, s’il le veut, peut souffler la tempête, quelque effort que je fasse, au coin du feu le vent ne peut glacer. La différence entre expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans l’expérience, l’énoncé n’est rien, sinon un moyen et même, autant qu’un moyen, un obstacle ; ce qui compte n’est plus l’énoncé du vent, c’est le vent »[19]. De ce genre de considérations, qui parsème les grands textes spéculatifs de Bataille, on aurait tort de ne retenir que la dimension mystique ou poétique. Plaçant la représentation au cœur de sa réflexion, Bataille esquisse une théorie du signe qui s’avère du plus grand intérêt pour qui veut aujourd’hui penser l’art, et ce qu’on appelle plus largement la culture, dans leur relation à l’écologie.

Quand toute la pensée dominante du signe, héritée de Saussure, ne conçoit celui-ci que sous le régime de la séparation d’avec le référent, Bataille s’attache au contraire à le réancrer dans le monde réel en pensant celui-ci sur le modèle particulier que Peirce appelle l’indice[20]. À la différence du symbole, qui signifie selon une relation conventionnelle et qui est le signe propre au langage articulé, à la différence aussi de l’icône, qui signifie selon une relation de ressemblance et qui est le signe propre à l’image, l’indice signifie selon une relation de connexion physique, à la fois spatiale et dynamique : la fumée est par exemple l’indice du feu, de même que la girouette indique le sens du vent ou qu’un baromètre indique la pression atmosphérique.

Prenant principalement la forme d’une manifestation sensible, et faisant à ce titre partie du monde des choses, l’indice est aussi présent dans le langage, à travers les interjections qui indiquent une émotion ou encore tous les termes dits déictiques, qui ne font sens qu’en référence au contexte d’énonciation, tels que les pronoms « je » et « tu » ou les adverbes « ici » et « maintenant ».

L’intérêt d’une telle conception est qu’elle nous rappelle l’ancrage dans le réel de tout signe comme de toute représentation. Cet ancrage prend de multiples formes, qui vont du milieu et du contexte dont provient une œuvre à l’énergie et/ou la matière qu’elle engage dans sa conception, sa production ou sa diffusion. C’est une telle approche que Bataille développe en marge de sa réflexion économique, en s’intéressant aux signes de la dépense : « Le signe d’une dépense passée sous forme de résultat stable, qu’il s’agisse d’une œuvre des mains humaines (pyramide, broderie, pièce d’or) ou d’un tissu biologique, a des propriétés semblables à celle du signe d’une dépense actuelle (danse, chant). Dans les deux cas, le signe de la dépense signifie la dépense elle-même[21]. »

Si c’est plutôt la dimension performative du signe, la façon dont il exprime et propage la dépense selon un principe de contagion, qui intéresse Bataille, il y a là une façon d’envisager les signes, et plus largement les œuvres, qui nous intéresse au plus haut point, dans la mesure où elle réinscrit l’activité artistique dans le mouvement général de l’activité humaine et préfigure la notion, elle aussi indicielle, d’empreinte environnementale. Une telle lecture est d’autant plus fondée que Bataille situe expressément l’activité artistique du côté de la dépense, invitant par là-même à considérer celle-ci comme un poste avancé de la conscience écologique.

Si l’on veut bien admettre que la crise écologique dans laquelle nous nous trouvons plonge ses racines dans une vision du monde, un ordre social et un système technique que l’on peut réunir sous la notion de modernité, il ne peut qu’être salutaire de prêter attention aux grandes entreprises critiques de celle-ci. L’œuvre de Bataille est assurément l’une d’entre elles. Aux côtés de celles de Hölderlin, William Morris ou Guy Debord, elle ouvre des brèches dans une histoire inachevée et nous livre des outils et des représentations du monde à partir desquels s’esquissent des formes alternatives de pensée et de vie.

C’est là ce que désigne le romantisme : non pas un idéalisme éthéré ou un anachronisme nostalgique, mais la contestation de l’état des choses et la recherche éperdue de voies alternatives. Bataille a toujours été conscient des résonances polémiques et belliqueuses de son nom. Sachons aujourd’hui nous saisir de sa pensée : il est un allié de taille pour les batailles de notre temps.


[1] Ce texte trouve son origine dans un débat avec Fernando Savater auquel j’ai participé le 22 novembre dernier à Madrid, à la Casa de Velázquez, sur le thème « Georges Bataille en Espagne : influences, confluences et réception ». Je remercie Nancy Berthier et Fabienne Aguado, respectivement directrice et directrice des études artistiques de l’Académie de France à Madrid, et Martin Chénot, directeur de l’Institut français de Madrid, de leur invitation.

[2] Georges Bataille, Choix de lettres, 1917-1962, édition établie, présentée et annotée par Michel Surya, Paris, Gallimard, 1997, pp. 26-27. Comme le rappelle Michel Surya dans sa biographie (Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992), les lettres de Bataille à sa sœur forment, avec l’article de 1946 évoqué plus bas, l’une des deux sources d’information sur son séjour à Madrid.

[3] Georges Bataille, « À propos de Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway », Actualité, « L’Espagne libre », Calmann-Lévy, 1946, repris dans Georges Bataille, une liberté souveraine, édition établie et présentée par Michel Surya, 1997, Paris, Fourbis/Ville d’Orléans, p. 41-47. Toutes les citations relatives au séjour de Bataille en Espagne sont extraites de ce texte.

[4] Jorge Luis Borges, L’Aleph, Paris, L’imaginaire/Gallimard, 1980.

[5] Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 30. Merci à Hélène Meisel d’avoir attiré mon attention sur ce livre.

[6] « Chronique nietzschéenne », Acéphale, n°3-4, juillet 1937, repris dans Georges Bataille, Œuvres Complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1970, p. 478 (désormais noté OC I, 78).

[7] OC III, 26.

[8] OC III, 389.

[9] Voir notamment Ashih Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria et Alberto Acosta (éds.), Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, Marseille, Wildproject, 2022.

[10] Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 13.

[11] Augustin Berque, Entendre la Terre. À l’écoute des milieux humains, Paris, Le Pommier, 2022, p. 116-119.

[12] Descartes, Le Discours de la Méthode, 1637.

[13] L’expérience intérieure, Éditions Gallimard, 1943, OC V, 20-21

[14] Quatre textes de Bataille sont expressément consacrés à un tel projet : « La notion de dépense » (La critique sociale, n°7, janvier 1933, repris dans OC I), « L’économie à la mesure de l’univers » (La France libre, n°65, juillet 1946, repris dans OC VII), La Part maudite (Éditions de Minuit, 1949, repris dans OC VII), La limite de l’utile, version abandonnée de La Part maudite, ébauchée entre 1939 et 1945, publiée dans OC VII.

[15] « L’économie à la mesure de l’univers », OC VII, 9-11.

[16] Lascaux ou la naissance de l’art, Skira, 1955, OC IX, 44.

[17] Ibid., OC IX, 62.

[18] La première est généralement attribuée à Spinoza, la seconde est le titre d’un ensemble de textes d’Alfred Korzybski, fondateur de la sémantique générale.

[19] L’Expérience intérieure, OC V, 25.

[20] Charles S. Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés par Gérard Deledalle, Paris, Éd. du Seuil, 1978, pp. 153-161.

[21] Notes en marge de La limite de l’utile, VII, 596.

Emmanuel Tibloux

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Ce texte trouve son origine dans un débat avec Fernando Savater auquel j’ai participé le 22 novembre dernier à Madrid, à la Casa de Velázquez, sur le thème « Georges Bataille en Espagne : influences, confluences et réception ». Je remercie Nancy Berthier et Fabienne Aguado, respectivement directrice et directrice des études artistiques de l’Académie de France à Madrid, et Martin Chénot, directeur de l’Institut français de Madrid, de leur invitation.

[2] Georges Bataille, Choix de lettres, 1917-1962, édition établie, présentée et annotée par Michel Surya, Paris, Gallimard, 1997, pp. 26-27. Comme le rappelle Michel Surya dans sa biographie (Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992), les lettres de Bataille à sa sœur forment, avec l’article de 1946 évoqué plus bas, l’une des deux sources d’information sur son séjour à Madrid.

[3] Georges Bataille, « À propos de Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway », Actualité, « L’Espagne libre », Calmann-Lévy, 1946, repris dans Georges Bataille, une liberté souveraine, édition établie et présentée par Michel Surya, 1997, Paris, Fourbis/Ville d’Orléans, p. 41-47. Toutes les citations relatives au séjour de Bataille en Espagne sont extraites de ce texte.

[4] Jorge Luis Borges, L’Aleph, Paris, L’imaginaire/Gallimard, 1980.

[5] Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 30. Merci à Hélène Meisel d’avoir attiré mon attention sur ce livre.

[6] « Chronique nietzschéenne », Acéphale, n°3-4, juillet 1937, repris dans Georges Bataille, Œuvres Complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1970, p. 478 (désormais noté OC I, 78).

[7] OC III, 26.

[8] OC III, 389.

[9] Voir notamment Ashih Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria et Alberto Acosta (éds.), Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, Marseille, Wildproject, 2022.

[10] Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 13.

[11] Augustin Berque, Entendre la Terre. À l’écoute des milieux humains, Paris, Le Pommier, 2022, p. 116-119.

[12] Descartes, Le Discours de la Méthode, 1637.

[13] L’expérience intérieure, Éditions Gallimard, 1943, OC V, 20-21

[14] Quatre textes de Bataille sont expressément consacrés à un tel projet : « La notion de dépense » (La critique sociale, n°7, janvier 1933, repris dans OC I), « L’économie à la mesure de l’univers » (La France libre, n°65, juillet 1946, repris dans OC VII), La Part maudite (Éditions de Minuit, 1949, repris dans OC VII), La limite de l’utile, version abandonnée de La Part maudite, ébauchée entre 1939 et 1945, publiée dans OC VII.

[15] « L’économie à la mesure de l’univers », OC VII, 9-11.

[16] Lascaux ou la naissance de l’art, Skira, 1955, OC IX, 44.

[17] Ibid., OC IX, 62.

[18] La première est généralement attribuée à Spinoza, la seconde est le titre d’un ensemble de textes d’Alfred Korzybski, fondateur de la sémantique générale.

[19] L’Expérience intérieure, OC V, 25.

[20] Charles S. Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés par Gérard Deledalle, Paris, Éd. du Seuil, 1978, pp. 153-161.

[21] Notes en marge de La limite de l’utile, VII, 596.