Savoirs

En passant par l’Espagne : notre contemporain Georges Bataille

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

L’Espagne, où Bataille a séjourné il y a cent ans tout juste, et qui condense les principales figures et valeurs de son œuvre vouée à l’intensité et l’excès, correspond à un « temps où le capitalisme n’avait pas achevé de séparer les hommes ». Ce détour par l’Espagne permet de mettre au jour toute l’actualité de la pensée de l’auteur du Bleu du ciel : sa critique d’une modernité liée à la séparation, notion décisive dans la compréhension de l’un des enjeux majeurs de notre temps – notre vie en anthropocène.

En 1922, il y a exactement cent ans, de février à juin, Georges Bataille séjourne à Madrid, à l’École des hautes études hispaniques, qui deviendra ensuite la Casa de Velázquez[1]. Il a alors 25 ans et vient de sortir second de l’École des Chartes – la tradition veut que le premier aille à Rome et le second à Madrid. Après quelques semaines difficiles, qu’il passe, comme il l’écrit à sa sœur Marie-Louise, « dans un état mixte », « parfaitement désagréable », qui « ne comporte ni enthousiasme ni désolation », il « commence à pressentir une Espagne pleine de violence et de somptuosité, ce qui est un fort agréable pressentiment »[2].

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Cette Espagne pressentie, il va la découvrir dans les formes vives de son folklore : un concours de cante jondo auquel il assiste à Grenade, un spectacle de flamenco qu’il va voir plusieurs soirs de suite à Madrid et les corridas auxquelles il se rend régulièrement. La « violence somptueuse » atteint son comble à l’occasion de l’une d’entre elles : le 7 mai, dans les arènes de Madrid, il assiste en direct à la mort et la mutilation spectaculaire du torero Manuel Granero.

Une vingtaine d’années après, Bataille reviendra sur cette expérience espagnole, dans un article de 1946 consacré à Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway[3]. Entre temps, quelques autres séjours et de nombreuses occurrences textuelles seront venues rappeler la place insistante de l’Espagne chez un auteur qui aurait pu faire sienne la formule finale du Journal du voleur de Jean Genet : « cette contrée de moi que j’ai nommée l’Espagne ». Des arènes de Séville, dans lesquelles Bataille transpose la mort de Granero dans Histoire de l’œil, au Barrio Chino de Barcelone, dont il fait dans Le Bleu du ciel un point névralgique, condensant les troubles politiques de la guerre civile et le milieu interlope des cabarets, en passant par la tragédie Numance de Cervantes, à laquelle il assiste en 1937, les Exercices spirituels de Saint Jean de la Croix ou les peintures de Go


[1] Ce texte trouve son origine dans un débat avec Fernando Savater auquel j’ai participé le 22 novembre dernier à Madrid, à la Casa de Velázquez, sur le thème « Georges Bataille en Espagne : influences, confluences et réception ». Je remercie Nancy Berthier et Fabienne Aguado, respectivement directrice et directrice des études artistiques de l’Académie de France à Madrid, et Martin Chénot, directeur de l’Institut français de Madrid, de leur invitation.

[2] Georges Bataille, Choix de lettres, 1917-1962, édition établie, présentée et annotée par Michel Surya, Paris, Gallimard, 1997, pp. 26-27. Comme le rappelle Michel Surya dans sa biographie (Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992), les lettres de Bataille à sa sœur forment, avec l’article de 1946 évoqué plus bas, l’une des deux sources d’information sur son séjour à Madrid.

[3] Georges Bataille, « À propos de Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway », Actualité, « L’Espagne libre », Calmann-Lévy, 1946, repris dans Georges Bataille, une liberté souveraine, édition établie et présentée par Michel Surya, 1997, Paris, Fourbis/Ville d’Orléans, p. 41-47. Toutes les citations relatives au séjour de Bataille en Espagne sont extraites de ce texte.

[4] Jorge Luis Borges, L’Aleph, Paris, L’imaginaire/Gallimard, 1980.

[5] Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 30. Merci à Hélène Meisel d’avoir attiré mon attention sur ce livre.

[6] « Chronique nietzschéenne », Acéphale, n°3-4, juillet 1937, repris dans Georges Bataille, Œuvres Complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1970, p. 478 (désormais noté OC I, 78).

[7] OC III, 26.

[8] OC III, 389.

[9] Voir notamment Ashih Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria et Alberto Acosta (éds.), Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, Marseille, Wildproject, 2022.

[10] Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 13.

[11] Augustin Berque, Entendre

Emmanuel Tibloux

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Ce texte trouve son origine dans un débat avec Fernando Savater auquel j’ai participé le 22 novembre dernier à Madrid, à la Casa de Velázquez, sur le thème « Georges Bataille en Espagne : influences, confluences et réception ». Je remercie Nancy Berthier et Fabienne Aguado, respectivement directrice et directrice des études artistiques de l’Académie de France à Madrid, et Martin Chénot, directeur de l’Institut français de Madrid, de leur invitation.

[2] Georges Bataille, Choix de lettres, 1917-1962, édition établie, présentée et annotée par Michel Surya, Paris, Gallimard, 1997, pp. 26-27. Comme le rappelle Michel Surya dans sa biographie (Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992), les lettres de Bataille à sa sœur forment, avec l’article de 1946 évoqué plus bas, l’une des deux sources d’information sur son séjour à Madrid.

[3] Georges Bataille, « À propos de Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway », Actualité, « L’Espagne libre », Calmann-Lévy, 1946, repris dans Georges Bataille, une liberté souveraine, édition établie et présentée par Michel Surya, 1997, Paris, Fourbis/Ville d’Orléans, p. 41-47. Toutes les citations relatives au séjour de Bataille en Espagne sont extraites de ce texte.

[4] Jorge Luis Borges, L’Aleph, Paris, L’imaginaire/Gallimard, 1980.

[5] Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 30. Merci à Hélène Meisel d’avoir attiré mon attention sur ce livre.

[6] « Chronique nietzschéenne », Acéphale, n°3-4, juillet 1937, repris dans Georges Bataille, Œuvres Complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1970, p. 478 (désormais noté OC I, 78).

[7] OC III, 26.

[8] OC III, 389.

[9] Voir notamment Ashih Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria et Alberto Acosta (éds.), Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, Marseille, Wildproject, 2022.

[10] Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 13.

[11] Augustin Berque, Entendre