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À toi Vladi, mon ami ukrainien passé entre les balles de Moscou

Écrivain

Vladislav n’est pas mort, comme l’a pourtant annoncé Marius Jauffret dans les pages du Pain au Ketchup, son nouveau livre. C’était un homonyme. En 2014, à Maïdan, son ami Vladi voulait tout changer, et rêvait de la douceur de l’Europe. Lorsque les Russes ont envahi le pays, il est parti combattre sans hésiter. Et miraculeusement, les balles ennemies l’ont épargné. Récit d’une amitié passée au travers de la guerre.

Kiev, février 2014. Pеволюция достоинства. La révolution de la Dignité. Les bruits blancs des boucliers du Berkout qui s’entrechoquent sont terribles. Les balles sifflent comme une nuée d’oiseaux de mauvais augure. Le 23 février la police spéciale de Ianoukovitch armée de fusils à lunettes tue une centaine de manifestants Place Maïdan. Mais le sang n’aura pas coulé en vain. Le tyran corrompu, vassal de Moscou, a fui vers la Russie. Il y est accueilli fraichement. Poutine déteste les loosers.

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Au lendemain du carnage, je me suis rendu à Kiev. Et je t’ai rencontré Vladislav, au milieu de la foule qui enterrait ses morts, ses héros. Tu as été mon guide dans ce chaos fumant qu’était Kiev. Et j’ai su que j’allais écrire ce que je voyais. Il me fallait noircir ma page Word. Prétention de graver ces choses-là dans le marbre pour les conjurer. Une nécessité. Un devoir.

En février 2022, au moment où je termine mon livre, la Russie envahit ton pays. Et peu après j’apprenais ta mort au combat. Mon récit, je te l’ai dédié. Il raconte ce pays, il parle de tes rêves, de tes rages, de tes combats. Vladislav, j’espère ne pas avoir offensé ta mémoire.

Quand je t’ai connu, tu étais pauvre. Un de ces types qui se déplace à travers Kiev à bord de ces bus bondés tout cabossés où le lumpenprolétariat se frotte à lui-même. Tu disais que ton pays était à jeter à la poubelle, tu disais que les Ukrainiennes étaient tellement belles qu’on n’y faisait plus attention, trop de beauté, poupées gonflables retouchées sur Photoshop. Tu disais, à Kiev, pas le temps de penser à forniquer, il faut se remplir la panse. C’est le but de la journée quand on se lève le matin. Trouver de quoi manger. Ne serait-ce qu’une tartine de pain agrémentée de sauce Ketchup. Tu étais résigné Vladi, las, les ponts majestueux qui enjambent le Dniepr n’avaient pas plus d’intérêt à tes yeux qu’une vulgaire cuvette.

Tu veux partir, Vladislav. Allemagne. France. N’importe où. Arrêter de piétiner l’avenue dépavée de la place de l’Indépendance avec ses barricades encore fumantes. Toi tu ne te feras pas des couilles en or avec les richesses de ton pays, non. Tu subis. La Russie vous écrase, toi et ton peuple avec son PIB puissance dix, son armée gigantesque et ses porte-avions, sans parler de la bombe sale. Ils viendront bientôt piller ton pays. L’annihiler. Supprimer la ristourne sur le gaz. Ah le gaz… La pierre angulaire du fonctionnement de la société ukrainienne, à genoux devant le pipeline comme on prie devant l’autel.

Vladislav, je t’ai tué dans mon livre, puis tu es revenu plus vivant que jamais. Je viens de l’apprendre. Tu t’es réincarné en toi-même. Je ne sais pas comment tu as fait pour éviter les balles de Moscou. Ta résurrection m’emplit de joie.

Vladi, je te prie de m’excuser car je le répète je t’ai fait mourir à Kharkiv dans mon livre. Mauvaises infos glanées sur Facebook. Une homonymie malheureuse. Tes amis ont pensé que c’est là-bas que tu avais été dessoudé. Normal. Tu as fait le mort. Fui les réseaux sociaux. Pourquoi. J’essaie de comprendre. Tu as organisé ton départ en catimini. Dans le plus grand secret. Peur d’inquiéter tes parents. Peur d’être enfermé à double tour dans l’appartement familial. Tu n’avais pas la tête d’un combattant. Juste le look d’un étudiant désabusé avec son sac sans âge contenant des livres que tu n’as plus envie de lire. À quoi bon étudier dans un pays sans avenir ? Le maniement de la Kalash, ça c’est concret ! Les équations ça fait pas pleuvoir des billets. Les équations ça sauve pas un pays.

Prisonnier de ton studio encastré comme un lego dans ta tour cylindrique insalubre qui sent la pisse et le rat crevé, coincé dans un pays désespérant, tu t’es identifié à moi, tu voulais être européen. Tu n’avais jamais mis les pieds en France, mais tu regardais mon passeport comme s’il était la clé du paradis. On s’est tout de suite senti frères. En béton, coulés dans le même moule. Même valeurs. Et l’anglais comme langue commune.

On aurait pu faire l’échange. Toi chez moi à Montreuil et moi là-bas à Kiev. Ville aussi belle que Paris avec ses églises orthodoxes, dômes bleu constellés d’étoiles d’or, faisceaux intenses de lumière dorée, tangentes vers le ciel comme des fusées d’artifice.

Tu préfères la Tour Eiffel au musée de la Guerre. Et moi je suis las de la dame de fer, des Invalides et de la colonne de la Bastille piquée en son sommet de son ange doré sanglotant. Paris me lasse, oui. Sa banlieue aussi. Je verrais bien Deuil-la-Barre jumelée à ta cité.

Tu viendras, quand tu auras un visa… Promis !

Tu voulais agir, t’engager en politique. Marre des bars où l’on refait le monde entre ivrognes. Tu voulais faire table rase du passé. Recommencer à zéro. Fini la corruption. La parabole qui ombrage ton salon y déverse les images de cette chose molletonnée et douce qu’est l’Union Européenne. Politique poule mouillée. Des commissions, des sommets entre chefs d’État, des paroles, du vent. Mais ça claque, l’U-E, c’est le rêve, la sérénité, la protection. Comme Alice au Pays des merveilles tu pensais trouver là-bas le cocon dont tu as toujours rêvé. Pour y parvenir tous les moyens sont bons m’avais-tu confié. Même traverser clandestinement les frontières dans le coffre d’une voiture.

Pourtant, toi, l’étudiant plébéien tu as fini par réussir. Il s’en est fallu d’une feuille de papier à cigarette que tu restes piégé dans une cave, suffoquant dans l’odeur des charniers.

Tu l’as fait, Vladislav, par d’autres moyens. Je ne sais pas comment. Tu n’as jamais voulu me le dire mais tu as obtenu le visa vers la liberté. Un moyen pas très légal. L’Ukraine est un pays où avec des liasses on obtient un coup de tampon tu m’avais dit.

Mais je m’avance, peut-être ai-je mal compris. Je sais qu’en Ukraine c’est un peu comme au Maghreb. Une parole vaut contrat. L’argent est roi. On achète même la police. Un billet et tu gardes ta coke dans ta poche, ni vu ni connu.

Te souviens-tu Vladislav en 2014 quand en sortant d’un bar tu m’avais dit viens on va pisser sur Poutine, curieux je t’avais suivi jusqu’à un terrain vague où de grandes affiches le représentant était étendues sur le sol, piétinées joyeusement par les passants. Avec toi nous avons pissé sur le chef de la Russie et ça faisait marrer tout le monde.

En redescendant vers Maïdan tu m’as pris dans tes bras en me disant que j’étais ton frère européen. Tu voulais sortir de ta prison kiévienne. Ici, le taxi et le ministre ont de l’argent pourri plein les poches et le ministre a bien sûr la poche de son pantalon et le matelas plus gonflés que le taxi mais en fait tu m’as dit c’est pareil. Corruption à tous les étages. Pyramidal. Jusqu’aux femmes de ménage.

Tu me parles des diplômés qu’on embauche une misère pour creuser des trous et les reboucher ensuite. Marteau piqueur et poudre de perlimpinpin. Payé en Hryvnia, liasses de billets qui ne valent rien. Tu me dis : « On pourrait en faire des cerfs-volants comme les enfants avec le deutsche mark dans les années trente à cause de l’inflation et de la dette abyssale. »

Tu ne mérites pas cet avenir de misère. Moi je t’imagine assis sur un strapontin dans la rame ligne 1 du métro parisien cadre sup, pour te rendre au boulot à la Défense dans des tours plus belles que celle que tu habites, façades de verre qui étincellent les jours où le soleil se montre.

Heureusement ici on se démerde, ajoutes-tu en riant, c’est le système D mais on est soudés, on se fait tourner des IPhone, un pour quinze personnes, on crée des groupes Facebook, des évènements, on se rencontre dans les caves et on s’amuse à jouer aux généraux d’armée en dessinant des croix sur une carte où l’on on a tracé grossièrement les frontières de l’Ukraine. On fait n’importe quoi mais on a l’impression de faire quelque chose. On le doit à nos amis tombés sous les balles du Berkout à Maïdan. Nos héros ! Viva Ukrainia !

Mai 2018. Retour à Kiev.

La place de l’Indépendance s’est refait une beauté. Je suis fou de joie. Je sens un vent nouveau, non vicié par le bois et les pneus brulés qui enfumaient les rues et irritaient ma gorge et mes yeux quatre ans plus tôt.

Plus de terre battue, ni de trottoirs dépavés. On a goudronné l’avenue. Il reste des façades calcinées. L’une est obérée par une gigantesque publicité pour l’IPhone 8. Une autre recouverte d’une bâche sur laquelle est représentée une chaîne brisée avec ce slogan : « FREEDOM IS OUR RELIGION ».

Ce jour-là on fêtait les soixante-dix ans de la création de l’état d’Israël. La foule se promenait au milieu des drapeaux ornés de l’étoile de David qui s’agitaient au vent. Cette manifestation revêt un caractère spécial dans ce pays où s’est perpétré le plus grand massacre de la Shoah ukrainienne par balles mené par les Einsatzgruppen en URSS, 33 771 Juifs furent assassinés par les nazis les 29 et 30 septembre 1941 aux abords du ravin de Babi Yar à Kiev où les corps finiront par être ensevelis.

Sur la place de l’Indépendance fourmillent les cahutes où l’on vend à bas prix des cafés lattés, du chocolat chaud, des beignets et autres friandises. Les étudiants révisent leur cours assis sur le rebord de la fontaine centrale. On rit. On sent la fierté d’être ukrainien, l’amour du pays. L’insouciance. Comme si aucune tragédie n’avait ensanglanté cet endroit.

Vladislav, j’aurais aimé partager ce moment de sérénité avec toi. Ce que tu voulais était advenu : la tolérance, la liberté des peuples. Mais tu savais aussi que la guerre était loin d’être terminée. Les groupes pro-russes intensifiaient leurs actions dans la région du Donbass tandis que le pont de Kertch tout juste inauguré par Poutine arrimait définitivement la Crimée annexée à la Russie. C’est ce que tu m’avais expliqué au téléphone le matin même depuis la Turquie où tu faisais le guide touristique pour gagner l’argent qui te permettra de finir l’année. Tu avais ajouté : « La grossièreté des touristes me fait gerber mais au moins ici je suis payé correctement. »

Février 2022. La Russie envahit l’Ukraine. Tu n’hésites plus. Tu t’engages dans la guerre, rentre dans le rang. Tu ne peux plus rester devant ton écran de télé sans rien faire. Les héros, les martyrs, tu veux en être. Les bombardements russes ça te fout en rogne, plus que ça, une rage de malade mental grignote ta cervelle. Alors tu as décidé d’y aller. Tu as vu les enfants massacrés par Poutine et leurs doudous ensanglantés déchirés sur le bitume. Tu t’es battu, tu as foulé le sol des villes atomisées. Tu étais recouvert de terre, de boue et de sang. Tu n’avais pas de gilet pare-balle, juste un uniforme kaki en entrant à Kharkiv.

Tu t’en sors avec dix points de suture à la cuisse et des côtes cassées. La balle a sifflé au-dessus de ta tête. À un centimètre près, elle t’explosait la caboche. Ta Kalach ne s’est pas enrayée. Tu as tué. Combien. Tu ne veux pas le dire. Secret.

Tu as fait fort, Vladi. Rapatrié hors du front, tu as emprunté un couloir humanitaire pour arriver en Pologne. Tu avais un contact en or là-bas, ton prof de génie civil. Il t’a fourni le passeport. Il t’a financé l’avion. De Cracovie tu as enjambé l’Europe occidentale et l’Atlantique sans passer par la case prison du Monopoly international où les réfugiés sont parqués comme des chiens dans des gymnases insalubres et glacés.

Tu n’es pas mort Vladislav et j’en pleure. Tu ne m’en veux pas du tout de t’avoir fait mourir par erreur dans mon livre. Au contraire. Tu as hâte de le lire me dis-tu. Je vais te l’envoyer en anglais en le passant par Google trad. Je vais demander à mon éditeur de te ressusciter lors de sa réimpression.

Tu m’envoies sur Facebook la vidéo de ton mariage. Tu as rencontré ta femme sur Tinder. Elle est Canadienne. Tu lui racontais la guerre, tes blessures, la perte de tes amis. Elle te réconfortait, te souriait, te trouvait beau. Par Skype, vous vous apprivoisiez, vous appréciez. Tu avais l’impression de toujours l’avoir connue. Tu l’as aimée sans même connaître l’odeur de sa peau.

Ce rêve que tu n’as jamais cru réel ni possible s’est finalement réalisé, à 7 000 kilomètres de Kiev. La cérémonie est luxueuse. Des dizaines de bouteilles de champagne sont plantées dans la glace pilée qui déborde d’une baignoire. Les amuse-gueules saumon avocat et les canapés au foie gras ont remplacé le pain au Ketchup des jours de disette lorsque tu déambulais place Maïdan une cannette de bière à la main. Bière et vodka indispensables pour supporter la misère et la cruauté du pays. Un Polonais t’avait acheté par pitié un porte-clé aux couleurs de ton drapeau. L’exception qui confirme la règle.

Vers la fin de la vidéo tu as soudain l’air triste. Un spleen au carré te traverse des doigts de pieds jusqu’à l’extrémité des cheveux. Tu as la mine que je connais quand tu as le blues. Tu aurais peut-être voulu te marier en Ukraine, ton pays, ta chair et ton sang.

Cette Ukraine aux richesses mal exploitées : le minerais de fer, l’uranium, le titane, etc. C’est de l’or qui ne va pas dans les bonnes poches. C’est les forages qu’on ne fait pas. Un gâchis dont sont responsables les oligarques qui se gobergent et créent la misère. Une misère puante comme la fumée que les pots d’échappement des taxis hors d’âge Peugeot 203 crachent en sillonnant les grandes avenues, résignés et tout de même motivés car parfois d’hypothétiques clients se rendent dans cette ville tragique pour y faire du tourisme sexuel.

Toronto 2022. Tu es ingénieur en génie civil et tu gagnes 6 000 $ par mois. Tu te sens parfois coupable de t’être extirpé de ce pays de malheur. Tu as laissé les autres les deux pieds dans la boue, se précipitant à l’intérieur des abris quand un bombardement va poindre.

Tu envoies de l’argent à ta mère via Western Union et tu te démènes pour trouver des solutions pour tous. Tu aides tes amis. Tu parles à des jeunes révoltés qui veulent croquer à leur tour le monde, l’Europe, les États-Unis, le Brésil, New-York, Londres, peu importe mais sans une Cassandre greffée dans la tête, acouphènes qui annoncent des prophéties sombres qui malheureusement s’avèrent vraies et les fauchent dans leur élan vital.

Pardonne moi Vladi, j’arrête les digressions. Vladi je te dis merci. Merci de ne pas être mort. Tu as lancé les dés et tu as gagné la partie. Tu aides la jeunesse ukrainienne à rejoindre l’Europe occidentale à travers l’association que tu as montée. Trois déjà. Dérisoire mais tu me dis que c’est ton devoir. Il y a des soirs où la guerre en Ukraine te monte à la tête comme si t’avais 42 degrés de fièvre et c’est là que tu te prends à rêver de sauver ton pays à toi tout seul.

Merci Vladi pour m’avoir sauvé la vie lors de mon voyage en février 2014 quand un groupe de voyous s’apprêtait à me rouer de coups, armé de barres de fer. Merci de n’avoir pas été dans l’un de ces cercueils que les popes accompagnent avec leur cortège en entonnant des chants religieux se frayant un passage entre les barricades qui enserrent les chemins de terre balisés par des monceaux de roses fanées.

Merci Vladi d’être vivant. Merci Vladi d’avoir trompé la mort à Kharkiv. Merci Vladi, mon ami ukrainien passé entre les balles de Moscou.

 

NDLR : Marius Jauffret a publié Le Pain au Ketchup aux éditions Anne Carrière en octobre 2022.


Marius Jauffret

Écrivain

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