Le retour de l’essentialisme : assignation identitaire et retournement du stigmate
Lorsque Césaire et Senghor créent le concept de « négritude », ils s’emparent d’un stigmate infâmant qui leur est accolé, celui de « nègre » et le retournent pour en faire un objet de fierté, une sorte de « black pride ». Vous nous avez insultés en nous traitant de « nègres », nous disent-ils, et bien soit, nous assumons cette insulte et nous nous en emparons en faisant de ce stigmate une valeur positive. La négritude, telle qu’elle est conçue par Césaire et Senghor, est donc une forme d’essentialisme et elle a été très tôt critiquée comme telle notamment par Jean-Paul Sartre dans « Orphée noir », la préface à la « Nouvelle anthologie de la poésie nègre et malgache de langue française » de Senghor (1948)[1].
Dans cette préface, Sartre conseille aux Africains de ne pas se tourner vers le passé (« Orphée ») et de considérer que la négritude n’est qu’une phase d’affirmation identitaire sans doute nécessaire mais qui n’est pas destinée à durer puisqu’elle sera vouée à disparaître dans le cadre du socialisme. Là est déjà en germe la notion d’« essentialisme stratégique », telle qu’elle sera développée ultérieurement, comme on le verra, par Gayatri Spivak.
La notion de « négritude » s’attirera rapidement des critiques venues de tout bord, celle du philosophe béninois Stanislas Adotevi dans « Négritudes et négrologues » (1970)[2], lequel voit dans Senghor un suppôt du colonialisme français, celle de l’écrivain nigérian Wole Soyinga pour lequel « le tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit » (1966), ou bien encore de Yambo Ouologuem qui, dans « Le Devoir de violence » (1968), renvoie les difficultés de l’Afrique actuelle à la période précoloniale, et donc exempte d’une certaine façon le colonialisme[3].
Le sort de la « négritude » semble donc être scellé en tant que figure majeure de l’essentialisme au profit d’analyses contextualisées des réalités africaines, et cela d’autant plus que Senghor est contesté à cette époque en raison de ses liens très étroits avec l’ancienne puissance coloniale.
Mais c’est sans compter avec l’essor des études postcoloniales et notamment des « Subaltern Studies » qui se développent en Inde puis aux États-Unis dans les années 1990[4]. Axées sur une critique de l’historiographie indienne classique, ces études, qui s’appuient notamment sur les idées d’Antonio Gramsci et de Walter Benjamin, visent à lire les archives coloniales « à rebours » afin de remettre sur le devant de la scène les différentes formes de la conscience populaire telles qu’elles ont émergé dans les grèves et les révoltes indiennes.
L’un des membres de cette école historienne, Gayatri Spivak redonne vie, d’une certaine façon, à la négritude de Senghor et de Césaire en pointant, comme on l’a dit, la nécessité de recourir au concept d’« essentialisme stratégique » dans un but d’affirmation identitaire. Car, après la chute du mur de Berlin, il n’est plus question, comme du temps de Sartre, d’espérer que les identités essentialisées disparaîtront d’elles-mêmes dans le cadre du paradis communiste. Désormais, les expressions culturelles, de race ou de genre, qu’elles soient africaines, indiennes, ou amérindiennes, sont destinées à durer sub specie aeternitatis et ne sauraient donc être un appoint à la lutte des classes. C’est dans cette optique qu’il faut replacer le célèbre essai de Gayatri Spivak « Les subalternes peuvent-elles s’exprimer ? »[5].
Ce tournant essentialiste n’est pas seulement le fait de celle qui apparaît aujourd’hui comme une figure éminente du féminisme postcolonial. C’est toute l’école des « Subaltern Studies » indienne qui opère, dans une deuxième phase, un changement profond de paradigme avec le départ de certains de ses membres aux Etats-Unis (Gayatri Spivak, Partha Chaterjee, Dipesh Chakrabarty, etc.) et l’influence conjuguée des idées de la « French Theory » (Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze), de celles de Martin Heidegger et de l’ethnologie indianiste (Louis Dumont).
Désormais, le marxisme, parfois teintée de maoïsme, comme chez le chef de file de ce mouvement – Ranajit Guha, n’est plus de mise. En lieu et place, le projecteur est désormais orienté vers les valeurs essentielles de la culture indienne telles qu’elles figurent notamment dans les épopées comme le Mahabharata ou le Ramayana, ou dans la pensée védique (Ashis Nandy).
On retrouve cette même inflexion dans la mouvance décoloniale qui présente maintes ressemblances avec le postcolonialisme et apparaît à certains égards comme son prolongement. Dans la pensée décoloniale, le marxisme et la dialectique sont dévalorisés au profit de la mise en avant de ce que Enrique Dussel, par exemple, nomme l’« analectique », c’est-à-dire des valeurs amérindiennes essentialisées comme la Pachamama ou le « buen vivir ». De la sorte, l’action des entreprises minières capitalistes en Amérique du Sud est vue davantage comme un viol de la Terre-Mère que comme le simple produit de l’exploitation capitaliste.
Par une sorte de retour du refoulé, l’assignation identitaire peut donc être l’œuvre des assignés eux-mêmes qui s’emparent des stigmates qui leur sont accolés pour en faire des symboles de fierté.
Avec le postcolonialisme et son prolongement la pensée décoloniale, il se produit un surgissement de pensées alternatives qui s’opposent à l’universalisme perçu comme la résultante de la domination occidentale. On assiste donc au triomphe du relativisme culturel et à la revendication d’un essentialisme identitaire comme chez Norman Ajari ou Houria Bouteldja[6]. Pour ces auteurs, les mœurs et les coutumes de chaque groupe discriminé, fussent-ils éminemment rétrogrades, ne sauraient être mis en cause au nom de l’universalité des droits de l’homme. Ils ne sauraient pas être davantage déconstruits afin de montrer leur caractère situationnel. Ainsi l’excision, la domination patriarcale, les mariages précoces ou l’homophobie peuvent-ils défendus comme faisant partie intégrante des valeurs des cultures asujetties et, dès lors, leur mise en cause par les ONG et les puissances occidentales n’apparaissent que comme la volonté d’assujettir les peuples dominés. Il en va de même avec l’éducation sexuelle ou l’enseignement de la théorie du genre qui ne sont vus que comme des moyens de miner les fondements des cultures africaines fondées sur la différence radicale des sexes.
Le cas du footballeur sénégalais du PSG Idrissa Gueye, qui a refusé de porter le maillot arc-en-ciel en défense des minorités LGBTQI+, est à cet égard particulièrement révélateur[7]. En effet, s’il a été vigoureusement critiqué en France par les autorités footballistiques et certains leaders politiques, il a en revanche été largement soutenu au Sénégal, pays où l’homosexualité est fortement combattue à la fois par l’État mais aussi par une large majorité de la population de plus en plus soumise aux idées salafistes. C’est pourquoi les idées anti-homophobes de Mohamed Mbougar Sarr telles qu’il les défend dans son roman De purs hommes ne semblent pas pouvoir bénéficier d’un accueil favorable dans son pays[8].
Au nom de la défense de l’identité culturelle, peuvent donc être promues concurremment ou simultanément dans certains pays africains des valeurs aussi différentes que la négritude, le combat contre l’Occident au nom de l’unité de l’Afrique (le panafricanisme), l’afrocentrisme (l’antériorité des cultures africaines) et l’islam.
À l’heure où l’universalisme est associé à la volonté de l’Occident d’imposer ses valeurs aux autres cultures du monde, on conçoit aisément que le culturalisme et l’essentialisme de Senghor retrouvent une nouvelle vigueur. Aussi ne faut-il pas s’étonner que Mohamed Mbougar Sarr et Felwine Sarr, deux stars de la pensée africaine, se revendiquent tous deux de l’animisme sérère promu par leur prédécesseur Léopold Sédar Senghor[9].
Par une sorte de retour du refoulé, l’assignation identitaire peut donc être l’œuvre des assignés eux-mêmes qui s’emparent des stigmates qui leur sont accolés pour en faire des symboles de fierté. L’inconvénient de cette posture d’auto-assignation identitaire est bien entendu l’enfermement identitaire de chaque individu dans un monde isolé et la difficulté de sortir de cette prison construite par les discriminés eux-mêmes. Suis-je libre de refuser l’auto-assignation projetée sur moi discriminé par les autres discriminés ? Ai-je la possibilité de refuser l’imputation identitaire qui m’est accolée contre mon gré par les autres « racisés » ? En tant que Noir ou Arabe ou Juif, ai-je le droit de ne pas me considérer moi-même comme « racisé » ? Telle est l’une des questions posées par le retour de l’essentialisme sous sa forme post ou décoloniale.
Dans ces conditions, n’est-il pas possible de revenir à une sorte d’universalisme qui serait différent de celui prôné par Souleymane Bachir Diagne dans En quête d’Afrique(s) ouvrage que j’ai co-écrit avec lui [10]? Selon lui, il faut mettre en avant un « universel latéral » reposant non pas sur un universalisme abstrait enjambant les différentes cultures, et ne résultant au fond que de la domination occidentale. Cet universel latéral reposerait sur la possibilité d’une traduction des différentes langues, et donc des cultures les unes dans les autres. En somme le retour au bon vieux relativisme culturel faisant des différentes cultures, des différentes langues, des entités fermées sur elles-mêmes, des mondes irréductibles.
Mais ne peut-on concevoir une sorte de principe universaliste abstrait transcendant les différentes cultures du monde, sans porter atteinte à chacune d’entre elles, et donc au soupçon de domination occidentale ? Un seul exemple, tiré d’une actualité brûlante, celui du port du voile peut servir à l’appui de cette démonstration. La seule position correcte concernant cette question est en effet celle qui considère que les femmes ont le droit de porter ou de ne pas porter le voile quel que soit le pays dans lequel elles vivent. Elles ont parfaitement le droit de ne pas le porter en Iran mais elles ont aussi parfaitement le droit de le porter en France. La mise en avant de ce principe a pour intérêt de pointer la liberté des individus d’accepter ou de refuser les pratiques qui leur sont assignées par les différents pouvoirs (coutumiers, religieux, politiques) qui s’exercent dans leurs pays respectifs.