Écologie

Écologie scientifique et écologie utopique

Architecte

Les vieux clivages du XIXe siècle ont la vie dure. Marx et Engels prônaient un socialisme scientifique et dialectique, contre le socialisme utopique d’un Proudhon ou d’un Fourier. Aujourd’hui, l’écologie scientifique entend « transformer le monde », tandis qu’une écologique utopique et antimatérialiste croit au pouvoir des « nouveaux récits », aux changements de la superstructure au mépris des avancées de la science. Entre ces deux approches, il est grand temps de choisir : le climat, lui, n’attend pas.

Les désaccords chez les écologistes entourant la bande dessinée Le Monde sans fin de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, ou sur l’intérêt de relancer le nucléaire ou non, révèlent plus généralement une fracture dans la conception de l’écologie au XXIe siècle absolument comparable à celle qui exista lors de la conception du socialisme au XIXe siècle[1]. D’un côté, sa conception scientifique, matérialiste, dialectique, pratique, portée par Marx et Engels, qui s’appuie sur les sciences naturelles et la médecine. De l’autre côté, sa conception utopique, idéologique, idéaliste, métaphysique, portée par Proudhon et Dühring, qui s’appuie sur les sciences politiques ou la religion[2]. On aurait aimé être, aujourd’hui, au-delà de l’opposition entre matérialisme et idéalisme, en-deçà du clivage entre nature et culture ; malheureusement il faut constater que les désaccords sont toujours absolument irréconciliables.

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Comme le socialisme scientifique, l’écologie scientifique comprend que l’histoire humaine, ses superstructures politiques, morales et esthétiques, toujours changeantes, dialectiques, sont déterminée par les variations de l’infrastructure matérielle, du climat, des microbes, des ressources énergétiques et alimentaires, que ces variations soient causées par les humains, par une météorite ou la mutation d’un virus.

Ainsi les architectes, qui ont trouvé tellement beau le béton armé pendant près d’un siècle, le trouvent maintenant tellement laid parce qu’il émet 8 % du CO2 mondial responsable du réchauffement climatique. Ainsi le politique, qui laissait construire tout au long du XXe siècle des immeubles entièrement vitrés de simple vitrage, traversés en hiver par le froid comme des « passoires thermiques[3] », réglemente aujourd’hui l’obligation d’isoler thermiquement les bâtiments et de passer à du double vitrage pour réduire le chauffage et l’air conditionné responsables de 28 % des émissions mondiales de CO2. Ainsi les écologistes scientifiques, qui luttaient avec raison contre le nucléaire et ses dangers dans les années 1970 alors que l’on n’identifiait pas encore le problème du réchauffement climatique[4], luttent aujourd’hui pour sa réhabilitation parce que le nucléaire produit une énergie n’émettant pas de gaz à effet de serre[5].

Quant aux valeurs morales, Marx expliquait avec le matérialisme historique que c’était seulement parce que l’on avait commencé à disposer des machines à vapeur et du charbon au XVIIIe siècle que l’on avait pu abolir l’esclavage[6]. Engels rajoutait que c’était parce que l’agriculture avait remplacé au néolithique la chasse et la cueillette que l’on avait arrêté de manger les humains[7].

Dans les quelques exemples exposés ci-dessus, les valeurs esthétiques, politiques et morales ont changé à cause d’un changement des conditions matérielles, parce que l’infrastructure matérielle[8] s’est transformée à un moment donné, entraînant en conséquence une révolution des valeurs esthétiques, politiques et morales. Il faut alors reconnaître que M. Jancovici applique à la lettre ce même matérialisme historique marxiste lorsqu’il explique que c’est « l’énergie abondante qui a permis le développement du divorce » au XXe siècle, ou que « sans les énergies fossiles, nous aurions la vie des paysans français d’il y a deux siècles, avec 30 ans d’espérance de vie ».

L’écologie utopique ou idéaliste, comme le pensait le socialisme utopique ou idéologique, croit au contraire que ce sont des choix de valeurs métaphysiques isolées et immobiles, politiques, juridiques, morales[9], qui font l’histoire humaine, et qu’on peut changer le monde sans redescendre dans l’infrastructure matérielle, en restant seulement dans la superstructure idéologique et simplement changer de récit, choisir un autre idéal, une autre utopie, changer de politique pour changer le monde. Étant donné qu’elle ne croit pas au primat de l’infrastructure matérielle sur la superstructure idéologique, qu’elle croit à l’autonomie des idées, à la liberté humaine[10], voire à un esprit transcendant qui gouvernerait l’histoire, cette écologie idéaliste est donc politique, et seulement politique. `

Ainsi, elle ne cherche pas à « transformer le monde » par la praxis, en travaillant dans l’infrastructure pour y transformer les conditions matérielles comme le demandait Karl Marx. Au contraire, l’écologie idéaliste veut « interpréter » le monde dans la superstructure humaine, changer de récit, étendre le politique à l’infrastructure c’est-à-dire étaler davantage, au-delà de ses murailles, la polis (la ville grecque) sur la phusis (la nature grecque), en donnant par exemple des droits à la nature, en intégrant les animaux, les plantes, les météores dans les structures politique et sociales humaines[11].

C’est par la science et non pas par le politique que s’est révélé le problème du réchauffement climatique.

L’écologie idéaliste n’a bien sûr guère été intéressée par la praxis révolutionnaire du matérialisme dialectique, celle par exemple consistant à changer les fenêtres de simple vitrage pour des fenêtres de double vitrage. En architecture, l’écologie idéaliste a ainsi occupé durant quelques années, autour des années 2010, le champ médiatique, en changeant de récits sans changer l’infrastructure matérielle, en changeant d’iconographie sans changer son bilan carbone : on est passé de l’univers artificialisant du film Blade Runner de Ridley Scott dont les images fascinaient les architectes idéalistes dans les années 1980, à celui naturalisant du film Avatar de James Cameron en 2009.

On a vu apparaître alors tout un tas d’immeubles ou de projets d’immeubles recouverts d’arbres et de verdure, de cabanes en bois et de potagers, où l’on ne remettait pas en question le mode de construction en béton armé (il fallait paradoxalement renforcer les dalles en béton et donc émettre encore plus de CO2 pour pouvoir soutenir les excédents de poids dus aux arbres et au mètre cinquante de terre et d’eau nécessaire pour qu’ils puissent pousser, arbres qui eux-mêmes n’absorbent qu’une quantité ici négligeable de CO2, sachant qu’il faut en moyenne à peu près 270 arbres pour absorber le CO2 émis par un humain selon son mode de vie contemporain), ni le mode d’isolation thermique (on restait sur une épaisseur de 9 cm d’isolant thermique – bien inférieure aux 25 cm qu’il aurait fallu pour réduire la consommation de chauffage, réduire les émissions de CO2 et stabiliser le réchauffement climatique –, isolant thermique appliqué, de plus, depuis l’intérieur de la structure porteuse, ce qui créait des ponts de froid à chaque dalle d’étage, ruinant l’objectif d’isolation thermique).

Que faire ? Quelle écologie choisir aujourd’hui entre cette écologie scientifique matérialiste et cette écologie utopique idéaliste ? Faut-il transformer le monde en isolant thermiquement les maisons pour réduire nos émissions de CO2 ou interpréter le monde et le langage des non-humains, en changeant de récit ? Faut-il écouter la science ou écouter le politique ?

C’est en réalité par la science et non pas par le politique que s’est révélé le problème du réchauffement climatique. Il nous faut donc aujourd’hui reposer profondément le sens du politique et nous demander si la réponse aux problèmes écologiques actuels réside dans une politique de la nature comme le conçoivent les écologistes utopiques, ou bien plutôt dans une phusitique de la culture. Car c’est bien aujourd’hui la nature, sans guillemets, qui revient et chamboule nos sociétés ; une nature absolument pas métaphysique, mais bien dialectique, polluée, transformée par les activités humaines. C’est bien le climat, les canicules, le froid, le feu, les inondations, la sécheresse qui transforment nos sociétés, qui donnent le « la » de nos nouvelles valeurs politiques, morales et culturelles.

« Vous avez le devoir d’écouter les scientifiques », disait Greta Thunberg aux députés réunis à l’Assemblée nationale le 23 juillet 2019, en leur demandant ensuite d’« agir » pour réduire concrètement nos émissions de CO2 afin de rester sous la barre de 1,5°C de réchauffement climatique. Marx et Engels disaient exactement la même chose au XIXe siècle. Ils avaient aussi choisi d’écouter les scientifiques[12] pour améliorer les conditions de vie des ouvriers, a contrario d’un Proudhon[13] ou d’un Dühring qui écoutait « Dieu » ou « l’esprit de la nature[14] ».

« Nous sommes là pour des actions, pas des mots », explique le collectif Dernière Rénovation qui en appelle trivialement, comme ses homologues suisses de Renovate Switzerland, à isoler thermiquement les bâtiments. Comme ces jeunes collectifs de résistance civile, Marx et Engels, par la praxis révolutionnaire, par le matérialisme dialectique, prônaient aussi l’action, la transformation réelle du monde par l’agriculture, par l’industrie plutôt que son interprétation[15], pour que tout le monde ait assez à manger.

« Just stop oil » (Arrêtez simplement le pétrole) est ainsi un pur motto de pratique révolutionnaire marxiste, où il ne s’agit pas de changer de récit dans la superstructure idéologique, mais bien de transformer l’infrastructure matérielle, de transformer l’atmosphère physique terrestre afin que le climat ne se réchauffe pas trop, de renverser ainsi la vapeur. Les jeunes révolutionnaires d’aujourd’hui, comme Marx et Engels au XIXe siècle, ont choisi la science et la pratique comme praxis révolutionnaire, et face à l’urgence climatique, face à la terrible inaction climatique qui a accompagné ces dernières années et qui accompagne toujours l’écologie idéaliste, et d’autant plus les idéologies réactionnaires, souverainistes et fascistes[16], c’est un seul parti qui s’impose, c’est le parti de la jeunesse, celui de l’écologie scientifique.


[1] Voir le livre de Friedrich Engels de 1882, Socialisme utopique et socialisme scientifique (Éditions Science Marxiste, Montreuil-sous-Bois, 2019), ainsi que le livre de 1966 Socialisme idéologique et socialisme scientifique de Louis Althusser (PUF, Paris, 2022).

[2] « Or, le premier jugement de la raison, le préambule de toute constitution politique, cherchant une sanction et un principe, est nécessairement celui-ci : Il est un Dieu ; ce qui veut dire : la société est gouvernée avec conseil, préméditation, intelligence. Ce jugement, qui exclut le hasard, est donc ce qui fonde la possibilité d’une science sociale, et toute étude historique et positive des faits sociaux, entreprise dans un but d’amélioration et de progrès, doit supposer avec le peuple l’existence de Dieu, sauf à rendre compte plus tard de ce jugement. », Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846).

[3] Le manque d’isolation thermique des bâtiments au XXe siècle obligeait en hiver à brûler pour se chauffer d’autant plus de fioul ou de gaz pour compenser les pertes de chaleur à travers ces murs mal isolé ou le simple vitrage des fenêtres.

[4] Même si l’opacité du CO2 dans les infrarouges avait été démontré en 1859 par John Tyndall et qu’en 1895 Svante Arrhenius avait émis l’hypothèse que la variation de CO2 dans l’atmosphère au cours des âges préhistoriques avait fait varier la température de terre, il faudra attendre la création du GIEC en 1990 pour identifier un réchauffement climatique consécutif aux CO2 émis par l’emploi des énergies fossiles à partir de la fin du XVIIIe siècle. Contrairement à une idée reçue, le rapport Meadows de 1972, Les limites de la croissance, n’établit aucun lien entre émission de CO2 et réchauffement climatique, reliant ce dernier, s’il advint, seulement à un accroissement usage d’énergie calorifique par les humains, indépendamment de la source d’énergie.

[5] Dans plusieurs interviews récentes, le militant et pionnier de l’écologie en France, M. Brice Lalonde se reproche d’avoir associé au départ de l’écologie politique la lutte contre le nucléaire et de l’avoir laissé en héritage aux générations d’après, faussant le sens de la lutte après la découverte du problème du réchauffement climatique. En effet, le nucléaire est une énergie décarbonée, qui n’émet pas de CO2 et donc ne participant pas au réchauffement climatique. Voir son interview sur TV5 Monde du 09 mai 2021, à partir de 07:50.

[6] « On ne peut abolir l’esclavage sans la machine à vapeur et la mule-jenny ni abolir le servage sans améliorer l’agriculture : plus généralement, on ne peut libérer les hommes tant qu’ils ne sont pas en état de se procurer complètement nourriture et boissons, logement et vêtements en qualité et en quantité parfaite. La libération est un fait historique et non un fait intellectuel et elle est provoquée par des conditions historiques, par l’état de l’industrie, du commerce, de l’agriculture. », Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, 1845.

[7] « La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage. Étant donné les antécédents historiques du monde antique spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des es­claves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massa­crait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir… Car nous serions tout aussi fondés à dire que le salariat s’explique comme une forme adoucie de l’anthropophagie, forme primitive, partout constatée maintenant, de l’utilisation des ennemis vaincus », Friedrich Engels, Anti-Dürhing, 1878.

[8] À cause de l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère et du réchauffement climatique en conséquence dans les trois premiers cas ; grâce aux énergies fossiles et à l’agriculture dans le quatrième cas.

[9] Dans le prologue de sa Philosophie de la Misère de 1846, Proudhon explique que ces valeurs seraient comme inspirées par un « génie », par un « destin providentiel », par une « faculté mystérieuse », une « force irrésistible », par Dieu. Les écologistes idéalistes pourraient rajouter Gaia aujourd’hui à cette liste de « raisons universelles » idéalistes.

[10] À l’origine de l’idéalisme de la seconde partie du XXe siècle, il faut relire la charge de Jean-Paul Sartre contre le matérialisme marxiste, charge qui procède par la reprise des même dérisions auxquelles procéda Georges Sorel contre le matérialisme historique et dialectique – qui furent à l’origine théorique du Fascisme anti-matérialiste de Benito Mussolini –, le qualifiant de « réalisme naïf », de « matérialisme naïf », de « métaphysique dissimulée sous un positivisme », de « religion », jusqu’à finalement inverser le sens même du matérialisme : « En fait, il faut bien le reconnaître, le matérialisme, en se prétendant dialectique, passe dans l’idéalisme. », Jean-Paul Sartre, Matérialisme et révolution, in Situations philosophiques, Éditions Gallimard, 1976.

[11] « De même qu’en sentant son moi social, l’homme avait salué son Auteur ; de même en découvrant du conseil et, de l’intention dans les animaux, les plantes, les fontaines, les météores, et dans tout l’univers, il attribue à chaque objet en particulier, et ensuite au tout, une âme, esprit ou génie qui y préside : poursuivant cette induction déifiante du sommet le plus élevé de la nature, qui est la société, aux existences les plus humbles, aux choses inanimées et inorganiques. », Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846).

[12] Marx et Engels écoutent Darwin ou Haeckel pour comprendre l’état matérielle du monde. Engels écoute aussi les médecins de son temps pour dénoncer les conditions de vie des ouvriers à Manchester : « La grande rivale de la phtisie, si l’on excepte d’autres maladies pulmonaires et la scarlatine, c’est la maladie qui provoque les plus effroyables ravages dans les rangs des travailleurs : le typhus. D’après les rapports officiels sur l’hygiène de la classe ouvrière, la cause directe de ce fléau universel, c’est le mauvais état des logements : mauvaise aération, humidité et malpropreté. Ce rapport qui, ne l’oublions pas, a été rédigé par les premiers médecins d’Angleterre sur les indications d’autres médecins – ce rapport affirme qu’une seule cour mal aérée, une seule impasse sans égouts, surtout si les habitants sont très entassés, et si des matières organiques se décomposent à proximité, peut provoquer la fièvre, et la provoque presque toujours. » (Friedrich Engels, Anti-Dühring, 1878). De même, Karl Marx, dans Le Capital, écoutait les médecins de son temps, les docteurs Farre, Carlisle, Brodie, Bell, Guthrie pour condamner notamment le nombre d’heure de travail excessif des enfants dans les fabriques les menaçant de mort. (Karl Marx, Le Capital, Livre premier, troisième section, La journée de travail, 1867) ou encore le professeur de médecine pratique de Padoue Ramazzini pour dénoncer la division du travail responsable des maladie chez les ouvriers. Marx écoute également les ingénieurs de la révolution industriels comme John Wyatt, Clausen pour comprendre comment les nouvelles techniques qu’ils mettent au point transforment les conditions matérielles et en conséquence les rapports de productions qui mèneront au communisme (Karl Marx, Le Capital, Livre premier, quatrième section, La grande industrie).

[13] « M. Proudhon est ennemi déclaré de tout mouvement politique. La solution des problèmes actuels ne consiste pas pour lui dans l’action publique, mais dans des rotations dialectiques de sa tête. Parce que pour lui les catégories sont les forces motrices, il ne faut pas changer la vie pratique pour changer les catégories. Tout au contraire : il faut changer les catégories et le changement réelle en sera la conséquence » ironisait Karl Marx dans sa lettre à P. Annekov de 1846 (Marx, Engels, La conception matérialiste de l’histoire, Éditions Science Marxiste, Montreuil-sous-Bois, 2008).

[14] Engels, Anti-Dürhring, 1878, p. 94, Éditions Science Marxiste, Montreuil-sous-Bois, 2020.

[15] « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer. » Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[16] Comme l’explique Zeev Sternhell dans le livre Naissance de l’idéologie fasciste, c’est en se positionnant contre la science, en condamnant le matérialisme que le marxisme se transforma en fascisme avec Georges Sorel au début du XXe siècle. En effet, le fascisme s’est nourri de la révision antimatérialiste du philosophe français Georges Sorel, lequel a, comme le font aujourd’hui les écologistes idéalistes, attaqué le cartésianisme, moqué le rationalisme « jadis à la mode dans l’Université », dénigré la science « vaine et fausse », raillé le positivisme. Georges Sorel qualifie le matérialisme de « vulgaire », le déterminisme de « simpliste ». « Il y a du charlatanisme et de la puérilité tout à la fois à parler d’un déterminisme historique » écrit ainsi Sorel en 1906. Pour Zeev Sternhell, « Le rejet du rationalisme est la clé de voûte du révisionnisme sorélien. » Pour Georges Sorel, il faut « libérer le prolétariat de l’emprise des intellectuels infectés par la culture des Lumières ». Dans un pur retour d’idéalisme, Georges Sorel, qui a « horreur des Lumières », réhabilite l’autonomie de la religion et de la morale qu’il fait « descendre sur terre », renversant ainsi le matérialisme historique au profit d’un idéalisme historique réactionnaire. Dès lors, pour Sorel, brisant la logique même du marxisme, « l’essence du marxisme réside dans le contenu symbolique et apocalyptique du système » et non plus dans le matérialisme dialectique. En renversant complètement le matérialisme dialectique, il fait l’éloge alors du « mythe » comme moteur de l’action social et finalement de l’histoire, ce dont se souviendra Benito Mussolini qui tenait Sorel pour son « Maître ». Voir Zeev Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, Librairie Arthème Fayard, 1989.

Philippe Rahm

Architecte, MAÎTRE DE CONFÉRENCES À L’ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ARCHITECTURE DE VERSAILLES, PROFESSEUR ASSOCIE A LA HAUTE ÉCOLE D’ART ET DE DESIGN DE GENEVE (HEAD – GENEVE, HES-SO)

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Notes

[1] Voir le livre de Friedrich Engels de 1882, Socialisme utopique et socialisme scientifique (Éditions Science Marxiste, Montreuil-sous-Bois, 2019), ainsi que le livre de 1966 Socialisme idéologique et socialisme scientifique de Louis Althusser (PUF, Paris, 2022).

[2] « Or, le premier jugement de la raison, le préambule de toute constitution politique, cherchant une sanction et un principe, est nécessairement celui-ci : Il est un Dieu ; ce qui veut dire : la société est gouvernée avec conseil, préméditation, intelligence. Ce jugement, qui exclut le hasard, est donc ce qui fonde la possibilité d’une science sociale, et toute étude historique et positive des faits sociaux, entreprise dans un but d’amélioration et de progrès, doit supposer avec le peuple l’existence de Dieu, sauf à rendre compte plus tard de ce jugement. », Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846).

[3] Le manque d’isolation thermique des bâtiments au XXe siècle obligeait en hiver à brûler pour se chauffer d’autant plus de fioul ou de gaz pour compenser les pertes de chaleur à travers ces murs mal isolé ou le simple vitrage des fenêtres.

[4] Même si l’opacité du CO2 dans les infrarouges avait été démontré en 1859 par John Tyndall et qu’en 1895 Svante Arrhenius avait émis l’hypothèse que la variation de CO2 dans l’atmosphère au cours des âges préhistoriques avait fait varier la température de terre, il faudra attendre la création du GIEC en 1990 pour identifier un réchauffement climatique consécutif aux CO2 émis par l’emploi des énergies fossiles à partir de la fin du XVIIIe siècle. Contrairement à une idée reçue, le rapport Meadows de 1972, Les limites de la croissance, n’établit aucun lien entre émission de CO2 et réchauffement climatique, reliant ce dernier, s’il advint, seulement à un accroissement usage d’énergie calorifique par les humains, indépendamment de la source d’énergie.

[5] Dans plusieurs interviews récentes, le militant et pionnier de l’écologie en France, M. Brice Lalonde se reproche d’avoir associé au départ de l’écologie politique la lutte contre le nucléaire et de l’avoir laissé en héritage aux générations d’après, faussant le sens de la lutte après la découverte du problème du réchauffement climatique. En effet, le nucléaire est une énergie décarbonée, qui n’émet pas de CO2 et donc ne participant pas au réchauffement climatique. Voir son interview sur TV5 Monde du 09 mai 2021, à partir de 07:50.

[6] « On ne peut abolir l’esclavage sans la machine à vapeur et la mule-jenny ni abolir le servage sans améliorer l’agriculture : plus généralement, on ne peut libérer les hommes tant qu’ils ne sont pas en état de se procurer complètement nourriture et boissons, logement et vêtements en qualité et en quantité parfaite. La libération est un fait historique et non un fait intellectuel et elle est provoquée par des conditions historiques, par l’état de l’industrie, du commerce, de l’agriculture. », Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, 1845.

[7] « La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage. Étant donné les antécédents historiques du monde antique spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des es­claves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massa­crait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir… Car nous serions tout aussi fondés à dire que le salariat s’explique comme une forme adoucie de l’anthropophagie, forme primitive, partout constatée maintenant, de l’utilisation des ennemis vaincus », Friedrich Engels, Anti-Dürhing, 1878.

[8] À cause de l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère et du réchauffement climatique en conséquence dans les trois premiers cas ; grâce aux énergies fossiles et à l’agriculture dans le quatrième cas.

[9] Dans le prologue de sa Philosophie de la Misère de 1846, Proudhon explique que ces valeurs seraient comme inspirées par un « génie », par un « destin providentiel », par une « faculté mystérieuse », une « force irrésistible », par Dieu. Les écologistes idéalistes pourraient rajouter Gaia aujourd’hui à cette liste de « raisons universelles » idéalistes.

[10] À l’origine de l’idéalisme de la seconde partie du XXe siècle, il faut relire la charge de Jean-Paul Sartre contre le matérialisme marxiste, charge qui procède par la reprise des même dérisions auxquelles procéda Georges Sorel contre le matérialisme historique et dialectique – qui furent à l’origine théorique du Fascisme anti-matérialiste de Benito Mussolini –, le qualifiant de « réalisme naïf », de « matérialisme naïf », de « métaphysique dissimulée sous un positivisme », de « religion », jusqu’à finalement inverser le sens même du matérialisme : « En fait, il faut bien le reconnaître, le matérialisme, en se prétendant dialectique, passe dans l’idéalisme. », Jean-Paul Sartre, Matérialisme et révolution, in Situations philosophiques, Éditions Gallimard, 1976.

[11] « De même qu’en sentant son moi social, l’homme avait salué son Auteur ; de même en découvrant du conseil et, de l’intention dans les animaux, les plantes, les fontaines, les météores, et dans tout l’univers, il attribue à chaque objet en particulier, et ensuite au tout, une âme, esprit ou génie qui y préside : poursuivant cette induction déifiante du sommet le plus élevé de la nature, qui est la société, aux existences les plus humbles, aux choses inanimées et inorganiques. », Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846).

[12] Marx et Engels écoutent Darwin ou Haeckel pour comprendre l’état matérielle du monde. Engels écoute aussi les médecins de son temps pour dénoncer les conditions de vie des ouvriers à Manchester : « La grande rivale de la phtisie, si l’on excepte d’autres maladies pulmonaires et la scarlatine, c’est la maladie qui provoque les plus effroyables ravages dans les rangs des travailleurs : le typhus. D’après les rapports officiels sur l’hygiène de la classe ouvrière, la cause directe de ce fléau universel, c’est le mauvais état des logements : mauvaise aération, humidité et malpropreté. Ce rapport qui, ne l’oublions pas, a été rédigé par les premiers médecins d’Angleterre sur les indications d’autres médecins – ce rapport affirme qu’une seule cour mal aérée, une seule impasse sans égouts, surtout si les habitants sont très entassés, et si des matières organiques se décomposent à proximité, peut provoquer la fièvre, et la provoque presque toujours. » (Friedrich Engels, Anti-Dühring, 1878). De même, Karl Marx, dans Le Capital, écoutait les médecins de son temps, les docteurs Farre, Carlisle, Brodie, Bell, Guthrie pour condamner notamment le nombre d’heure de travail excessif des enfants dans les fabriques les menaçant de mort. (Karl Marx, Le Capital, Livre premier, troisième section, La journée de travail, 1867) ou encore le professeur de médecine pratique de Padoue Ramazzini pour dénoncer la division du travail responsable des maladie chez les ouvriers. Marx écoute également les ingénieurs de la révolution industriels comme John Wyatt, Clausen pour comprendre comment les nouvelles techniques qu’ils mettent au point transforment les conditions matérielles et en conséquence les rapports de productions qui mèneront au communisme (Karl Marx, Le Capital, Livre premier, quatrième section, La grande industrie).

[13] « M. Proudhon est ennemi déclaré de tout mouvement politique. La solution des problèmes actuels ne consiste pas pour lui dans l’action publique, mais dans des rotations dialectiques de sa tête. Parce que pour lui les catégories sont les forces motrices, il ne faut pas changer la vie pratique pour changer les catégories. Tout au contraire : il faut changer les catégories et le changement réelle en sera la conséquence » ironisait Karl Marx dans sa lettre à P. Annekov de 1846 (Marx, Engels, La conception matérialiste de l’histoire, Éditions Science Marxiste, Montreuil-sous-Bois, 2008).

[14] Engels, Anti-Dürhring, 1878, p. 94, Éditions Science Marxiste, Montreuil-sous-Bois, 2020.

[15] « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer. » Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[16] Comme l’explique Zeev Sternhell dans le livre Naissance de l’idéologie fasciste, c’est en se positionnant contre la science, en condamnant le matérialisme que le marxisme se transforma en fascisme avec Georges Sorel au début du XXe siècle. En effet, le fascisme s’est nourri de la révision antimatérialiste du philosophe français Georges Sorel, lequel a, comme le font aujourd’hui les écologistes idéalistes, attaqué le cartésianisme, moqué le rationalisme « jadis à la mode dans l’Université », dénigré la science « vaine et fausse », raillé le positivisme. Georges Sorel qualifie le matérialisme de « vulgaire », le déterminisme de « simpliste ». « Il y a du charlatanisme et de la puérilité tout à la fois à parler d’un déterminisme historique » écrit ainsi Sorel en 1906. Pour Zeev Sternhell, « Le rejet du rationalisme est la clé de voûte du révisionnisme sorélien. » Pour Georges Sorel, il faut « libérer le prolétariat de l’emprise des intellectuels infectés par la culture des Lumières ». Dans un pur retour d’idéalisme, Georges Sorel, qui a « horreur des Lumières », réhabilite l’autonomie de la religion et de la morale qu’il fait « descendre sur terre », renversant ainsi le matérialisme historique au profit d’un idéalisme historique réactionnaire. Dès lors, pour Sorel, brisant la logique même du marxisme, « l’essence du marxisme réside dans le contenu symbolique et apocalyptique du système » et non plus dans le matérialisme dialectique. En renversant complètement le matérialisme dialectique, il fait l’éloge alors du « mythe » comme moteur de l’action social et finalement de l’histoire, ce dont se souviendra Benito Mussolini qui tenait Sorel pour son « Maître ». Voir Zeev Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, Librairie Arthème Fayard, 1989.