Médias

Faut-il aller à la télé ? Le sociologue et les sollicitations médiatiques

Sociologue

Que faire de l’espace télévisuel lorsqu’on est sociologue ? Le délaisser, s’y répandre, y trouver une place ? Confronté à une question ancienne, polarisant la position de ceux qui dénoncent les impasses de la parole scientifique à la télé et celle de ceux, parfois les mêmes, qui se plaignent de la confidentialité de leurs recherches, Manuel Cervera-Marzal propose ici un retour pratique, et désenchanté, sur sa propre expérience de sociologue de plateaux.

«La télévision, à travers différents mécanismes que je m’efforce de décrire de manière rapide – une analyse approfondie et systématique aurait demandé beaucoup plus de temps –, fait courir un danger très grand aux différentes sphères de la production culturelle, art, littérature, science, philosophie, droit ; je crois même que, contrairement à ce que pensent et à ce que disent, sans doute en toute bonne foi, les journalistes les plus conscients de leurs responsabilités, elle fait courir un danger non moins grand à la vie politique et à la démocratie[1] ».

Sans nommer explicitement Pierre Bourdieu, on peut imaginer que c’est à lui que répond Robert Castel lorsqu’il affirme, quatre ans après la parution de Sur la télévision : « Une attitude très commune dans le milieu sociologique consiste à dénoncer les simplifications outrancières et les interprétations partiales, si ce n’est perverses, que le traitement médiatique fait subir au travail sociologique. Cependant, les mêmes se plaignent souvent de la confidentialité à laquelle leurs recherches sont condamnées[2] ».

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Cette question n’est ni nouvelle ni originale, mais elle est cardinale, car en allant sur un plateau télévisé (ou en refusant d’y aller), chaque sociologue engage sa responsabilité professionnelle et celle de la communauté scientifique qu’incidemment il représente. Certains collègues sont invités et acceptent, d’autres sont invités et refusent, d’autres encore ne sont jamais invités et s’en contentent parfaitement, enfin, certains ne sont pas sollicités mais aimeraient l’être. Les deux dernières catégories sont tout aussi concernées par la question – faut-il y aller ? – que les deux premières car l’accès à l’arène télévisuelle ne repose pas uniquement sur des capitaux (tel ancien camarade de Sciences Po travaille chez France télévisions) et sur des hasards (telle guerre dans tel pays auquel vous avez consacré votre thèse vous propulse soudainement sous le feu des projecteurs) mais aussi sur des stratégies que l’on peut enseigner et transmettre (fondez un think tank, rédigez une tribune dans Le Monde ou publiez un petit essai iconoclaste et vos chances de passer à la télé s’en trouveront démultipliées).

Mon ambition ici n’est pas de clore ce débat (comment le pourrait-on ?[3]) ni même d’y apporter des éléments nouveaux mais de verser mon témoignage au pot commun. Confronté à la question qui donne son titre à cet article, je me suis retrouvé splendidement démuni. Peut-être existe-t-il des espaces physiques (séminaires, colloques) ou éditoriaux (un ouvrage collectif, un dossier de revue) où les sociologues ont pris cette question à bras le corps, et où ils l’ont fait collectivement. Mais, au risque de passer pour un ignorant, je n’ai pas connaissance de tels lieux[4]. Pour guider mon choix d’aller ou non à la télé, je me suis tourné vers la sociologie de la télévision (fabrication, contenu, réception[5]), vers l’histoire des intellectuels (et de leur engagement[6]) et vers les fragments (auto)biographiques rédigés par certains membres de notre discipline (notamment les mémoires de synthèse d’Habilitation à diriger des recherches).

Dans cette littérature, j’ai trouvé une foultitude d’anecdotes, d’analyses et de résultats qui m’ont aidé à préciser ma pensée. Mais jamais la question qui me préoccupe n’y est abordée frontalement : faut-il accepter d’aller à la télé ? Une telle question se pose différemment à chaque invitation, en fonction du contexte personnel (ai-je cours le lendemain ? puis-je trouver un baby-sitter ? combien coûte un billet de train pour se rendre sur la capitale ?) et de la donne politique (quelle est l’actualité nationale et internationale ?), en fonction du thème abordé durant l’émission et de l’angle choisi pour traiter ce thème, en fonction du format (suis-je seul en plateau ? s’agit-il d’un débat ? d’un talk-show ? d’un journal télévisé ? d’une émission d’infotainment ? d’un documentaire ? d’une émission de vulgarisation scientifique ?), de la chaîne télévisée (Arte n’est pas CNEWS), du temps de parole (qui peut varier de 30 secondes à 30 minutes !), etc. L’énumération de ces facteurs indique déjà que les réponses catégoriques – « ne jamais y aller » et « toujours accepter » – n’emportent pas ma conviction.

Je voudrais écrire ici le type de texte que j’aurais aimé avoir sous la main la première fois qu’on m’a invité à la télé. J’aurais aimé connaitre les coulisses sans avoir à les découvrir par moi-même, au prix de quelques gaffes et déceptions. J’aurais aimé savoir qu’en dépit des inévitables désaccords qui traversent la communauté des sociologues il existait un minimum de réflexion partagée à laquelle j’aurais pu me fier. Il est angoissant, pour un sociologue, d’assumer seul une telle décision. Il est gênant de ne pas savoir ce qu’en pensent les pairs et de ne pas pouvoir compter sur leurs conseils avisés. La question est si rarement abordée collectivement – y compris dans les discussions informelles – qu’elle demeure à mes yeux de l’ordre du tabou.

Ces six dernières années, je suis apparu une soixantaine de fois sur le petit écran et j’ai reçu le double d’invitations. À chaque fois que j’y suis allé, deux craintes me saisissaient. La première était de commettre un faux pas, de créer à mon insu ce qu’on appelle désormais un bad buzz, de finir harcelé sur les réseaux sociaux. Cela n’est jamais arrivé, ou du moins, pas à la hauteur de ce que je craignais. Ma deuxième crainte était de me griller auprès de mes collègues. Deux précisions : 1) j’utilise l’imparfait car, depuis septembre 2022, j’ai choisi de réduire drastiquement ma présence à la télé, 2) durant mes « six années à la télé » (je reviendrai dans un instant sur la façon dont cette histoire a débuté), j’étais un chercheur précaire qui enchainait les CDD et les vacations. J’étais donc – objectivement et subjectivement – à la merci des titulaires, qui détenaient mon avenir professionnel entre leurs mains[7]. Là aussi je parle à l’imparfait car, depuis octobre 2022, je suis chercheur titulaire permanent au FNRS (l’équivalent belge du CNRS).

Sans le confort matériel et moral obtenu grâce à mon nouveau statut, je n’aurais pas eu le courage d’écrire et de dire publiquement ce que je raconte dans ce texte. L’une de ces choses que je peux dire, c’est qu’à chacune des apparitions, j’étais mortifié à l’idée que des collègues me voient à l’écran et se disent que j’étais là par narcissisme et/ou qu’ils se disent que je n’avais aucune légitimité à intervenir sur tel sujet, que j’usurpais de mon titre de sociologue, que je faisais du tort à la profession ou que j’incarnais ce qu’on appelle méchamment des « toutologues » (le « toutologue » désigne ces prétendus experts, un jour spécialiste du Covid-19, le lendemain de l’Ukraine, le surlendemain de la coupe du monde au Qatar).

Le titre de ce témoignage – Faut-il passer à la télé ? – ne doit pas être mal interprété. Mon intention n’est pas de donner des conseils, encore moins des leçons. Il s’agit simplement de raconter comment cela s’est passé pour moi et comment j’ai fait mes choix, avec les doutes, les erreurs, les peines et les regrets mais aussi les joies, les surprises, les rencontres et les gratifications qui ont ponctué cette expérience de sociologue de plateau. En livrant ce témoignage, mon espoir est triple. D’abord, qu’il participe à relancer une réflexion collective sur la pertinence de passer à la télévision (rappelons qu’en 2021, les Français sont en moyenne 3h41 par jour devant le petit écran, ce qui en fait la troisième activité de l’existence humaine, derrière le travail et le sommeil). Deuxièmement, que ce témoignage vienne en aide à des collègues qui seraient susceptibles de se poser les mêmes questions que moi. Enfin, de façon égoïste, qu’il suscite des réactions (y compris critiques) qui me permettront d’avancer dans ma propre réflexion et, à l’avenir, de faire mes choix en meilleure connaissance de cause.

Commençons par le commencement.

L’accumulation primitive du capital médiatique

 Nous sommes au printemps 2016. La France est secouée par une de ces mobilisations nationales qui agitent le pays à intervalles réguliers. Il s’agit cette fois-ci de défendre le code du travail, menacé par la loi dite « El Khomri ». J’ai participé à Nuit debout Paris en tant que spectateur régulier. J’entends par là que, de début avril à mi-juillet, je me suis rendu deux à trois fois par semaine sur la place de la République afin d’assister aux assemblées et aux réunions de commission, en prenant rarement la parole et en aidant exceptionnellement à installer ou déplacer quelques matériaux. Ma présence n’a donc pas été utile à l’organisation – logistique, matérielle, concrète – du mouvement, ou de manière fort marginale. Je ne suis jamais arrivé le premier, jamais reparti le dernier, je n’ai pas été associé aux groupes de discussion Telegram où se prenaient les décisions importantes.

Pourtant, au printemps 2016, j’ai été invité à plusieurs reprises dans les médias télévisés – France 2, France 5, Arte, LCI, TV5 Monde – pour m’exprimer sur Nuit debout, et il s’en fallut de peu pour que ceux-ci me présentent comme « leader » du mouvement. Avant chaque passage en plateau, l’assistant de production chargé de me briefer (il s’agissait de mes premières apparitions télévisées) s’enquerrait de savoir comment l’animateur devait me présenter. « Leader de Nuit debout ? », m’a-t-on régulièrement proposé. Incommodé par un tel titre, qui ne correspondait en rien à la réalité, j’ai rectifié avec insistance : « Non, certainement pas. Présentez-moi comme « sociologue, spécialiste des mouvements sociaux », et éventuellement comme « sympathisant de Nuit debout » si vous y tenez, mais surtout pas comme « leader » ». Mes vœux furent à moitié exaucés, car je fus la plupart du temps présenté comme « participant à Nuit debout » ; un participant est – tel que je comprends ce mot – moins qu’un leader mais plus qu’un sympathisant.

J’ai donc bénéficié, grâce à Nuit debout, d’une exposition tout à fait inédite pour moi. Pour donner à comprendre les mécanismes ayant trait à l’accumulation primitive du capital médiatique, je voudrais fournir quelques éléments supplémentaires, de nature chronologique. Pourquoi fus-je invité dans les médias à m’exprimer sur Nuit debout, alors que le mouvement comportait plusieurs milliers de spectateurs comme moi ? Deux mois avant le début de la mobilisation, c’est-à-dire en janvier, j’avais publié aux éditions du Bord de l’eau un ouvrage issu de ma dissertation doctorale, intitulé Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ?

Cette production académique me valut ma première invitation médiatique, sur TV5 Monde, le 18 février 2016. En mars – pour rappel, Nuit debout débute le soir du 31 mars – j’interviens à deux reprises sur France culture. Les choses s’emballent le 4 avril. France culture me réinvite, dans le cadre du Journal de 22h. Or, pour la première fois, il ne s’agit plus de parler du contenu de mon livre mais de commenter l’actualité (Nuit debout). Ce passage n’a rien d’illogique : l’occupation de la place de la République entre en résonance avec les actions illégales et non-violentes dont il est question dans mon livre, qui fait d’ailleurs la part belle aux Indignados et à Occupy Wall Street, dont Nuit debout s’inspire explicitement. À partir de cette date, je suis régulièrement invité à parler de Nuit debout dans les médias, sans que ma position – est-ce que j’en parle en tant que chercheur proposant une analyse ? en tant que participant relayant ses revendications ? les deux à la fois ? – ne soit jamais clairement établie pour l’animateur de l’émission, pour les auditeurs, comme pour moi…

Un dernier élément mérite d’être mentionné. Il concerne les effets du capital médiatique, ou ce que je suis tenté d’appeler sa « conversion » en capital social. Le fait de « passer à la télé » constitue une gratification personnelle, mais aussi, dans ce cas précis, une source d’inquiétude. Je craignais que certains nuitdeboutistes – en particulier mes amis davantage impliqués que moi – me reprochent ces apparitions médiatiques, pas tant pour le contenu de mes propos (qui relayaient fidèlement, je crois, les aspirations du mouvement) que pour le fait de tirer un profit personnel d’une action éminemment collective. À mon soulagement, ce reproche ne me fût jamais adressé.

Après mon passage dans l’émission de Frédéric Taddéi (Ce soir ou jamais, 8 avril 2016), je perdis l’anonymat qui était le mien durant la première semaine d’occupation. Des gens venaient régulièrement me féliciter pour mes passages télévisés et, tout aussi régulièrement, on me demandait des informations pratiques (qui est responsable de telle commission ? ou puis-je trouver Untel ? l’action prévue demain aura-t-elle lieu ?) auxquelles j’étais incapable de répondre. D’autres passants me prodiguaient des conseils stratégiques (« ce que vous devriez faire, c’est… ») en présumant que j’avais la capacité de les mettre en pratique. À en juger par leurs propos, une partie non négligeable de celles et ceux qui m’adressèrent la parole supposaient – à tort – que je jouais un rôle dans le mouvement.

De l’« intellectuel spécifique » au « toutologue »

Mars – juin 2016 constitue donc ma période d’initiation – brève et intense – à l’arène télévisuelle. Un flou règne sur mon statut – est-ce que j’interviens comme analyste ou comme activiste ? – mais il n’en demeure pas moins que je parle de ce que je connais : mes diplômes et mon métier (je suis alors ATER à l’EHESS) font de moi un sociologue des mouvements sociaux, or, à l’antenne, je commente exclusivement un mouvement social. Je tente de décrypter à chaud les dynamiques de ce mouvement, ce qui fait que mes propos n’ont pas la rigueur qu’on pourrait attendre d’une étude sociologique menée en bonne et due forme, mais je m’appuie sur une expertise attestée par de longues années de travail ainsi que sur des observations de terrain et sur le savoir accumulé par toute une communauté de chercheurs. Mon engagement public de l’époque (qui passe aussi par deux tribunes dans Le Monde, par des interviews dans la presse écrite et par des passages fréquents sur France culture et d’autres radios du service public) correspond peu ou prou au modèle de l’intellectuel spécifique.

Dans un entretien de 1976, Michel Foucault annonce la disparition du grand écrivain et s’en prend vertement à la conception sartrienne de l’intellectuel universel. Car, pour Foucault, le rôle de l’intellectuel n’est pas de porter les valeurs universelles de l’humanité – vérité et justice – contre les abus du pouvoir, les gouvernements injustes et l’arrogance de la richesse mais, plus humblement, de prendre appui sur ses compétences professionnelles pour constituer un nouveau « régime politique, économique, institutionnel de production de la vérité[8] ». Il ne s’agit pas d’affranchir la vérité de tout pouvoir – ambition chimérique, puisque la vérité est elle-même pouvoir – mais d’instaurer une politique de la vérité qui échappe aux formes hégémoniques actuelles. Et cette tâche n’est pas accomplie par des intellectuels évoluant dans une universalité abstraite mais par des psychiatres, des sociologues, des magistrats ou encore des travailleurs sociaux qui prennent appui sur les secteurs déterminés dans lesquels ils travaillent (logement, hôpital, asile, laboratoire, université, famille, etc.) afin d’aborder les problèmes spécifiques, matériels, concrets et quotidiens rencontrés par les masses (justice de classe, racisme policier, enfermement psychiatrique, souffrance au travail, spéculation immobilière, reproduction scolaire, etc.).

En 2016, je découvre ce texte de Foucault et je n’y trouve pas (du tout) mon compte. L’intellectuel spécifique est, à mes yeux, le reflet inversé de l’expert néolibéral : tous deux saucissonnent les problèmes socio-politiques. La différence est que l’expert contribue à asseoir la domination des puissants là où l’intellectuel spécifique cherche à la subvertir. Mais malgré leur antagonisme politique – et c’est là mon désaccord fondamental avec Foucault – ces deux figures adoptent une même vision parcellaire de la réalité, une même analyse compartimentée des phénomènes sociaux. L’intellectuel spécifique participe de l’émiettement des savoirs, émiettement qui risque de profiter aux dominants, puisqu’ils ont intérêt à ce qu’on n’aborde pas les problèmes dans leurs racines emmêlées, à ce qu’on ne fasse pas de liens – par exemple – entre leurs politiques néolibérales et les désastres sociaux qui en résultent, entre le tournant sécuritaire de l’État et la radicalisation du répertoire contestataire, ou entre capitalisme, colonialité et patriarcat.

Mes modèles de l’époque, ce sont Sartre et Castoriadis : des intellectuels « totaux », qui visitent un à un tous les domaines du savoir et qui ne craignent pas d’intervenir sur des domaines dont ils ne sont pas spécialistes. Ces toutologues, au sens noble du terme (renversons le stigmate), ont un avis sur tout et surtout des avis. À l’époque, je suis aussi un fervent lecteur de Jacques Rancière et je me retrouve pleinement dans sa conception de la démocratie. Cette dernière, dit-il, n’est rien d’autre que « le règne des incompétents », le « pouvoir de n’importe qui ». Ce règne des incompétents effrayait Platon, il réjouit Rancière. Confiez le pouvoir à des savants, à des experts, à des professionnels de la politique, à des hauts fonctionnaires, à des économistes néoclassiques ou à des intellectuels spécifiques d’obédience foucaldienne et vous n’êtes plus en démocratie, vous avez basculé dans l’aristoï-cratie, c’est-à-dire le pouvoir d’une élite. En démocratie, le pouvoir n’appartient pas à ceux qui sont compétents ou qu’on tient pour tels (d’ailleurs : qui est compétent pour dire ce qu’est la compétence ?) mais au peuple. Le fondement de la démocratie n’est pas la raison mais le grand nombre. Les décisions n’ont pas pour critère de légitimité la vérité mais le principe de majorité.

Voilà grosso modo le genre d’idées dont je me berce en 2016. Au printemps suivant (2017), je reçois un appel téléphonique de la programmatrice de l’émission « 28 minutes », diffusée tous les soirs sur Arte. Je connais cette émission pour y être intervenu une fois, en juillet 2016, à propos de la mobilisation contre la Loi Travail. Cette fois-ci, je découvre sur ma messagerie vocale une proposition d’une toute autre nature : « Bonjour Manuel. Chaque vendredi, comme tu le sais peut-être, on organise « le club » de « 28 minutes ». Du lundi au jeudi, l’émission porte sur un thème spécifique, et nos invités du jour sont experts sur ce thème. Le vendredi, en revanche, on prend les deux grands thèmes de l’actualité politique qui ont animé la semaine, et on invite des intellectuels à venir en débattre. Est-ce que tu serais partant pour intégrer notre pool de clubistes ? ». Je réécoute deux fois le message sans bien comprendre puis je rappelle mon interlocutrice pour plus de détails.

Si je suis d’accord, désormais, je serai invité une fois par mois sur Arte, le vendredi, pour débattre avec deux autres personnes sur une « actualité nationale » et une « actualité internationale ». C’est rémunéré (180 euros nets par émission), c’est régulier et – changement déterminant à mes yeux – je suis désormais convié à me prononcer sur des sujets dont je ne suis pas spécialiste. Il s’agira de commenter les tensions Chine-USA, la question de l’approvisionnement en gaz de l’UE, la prochaine réforme de l’assurance-chômage, les derniers agissements de Bachar El Assad, l’élection du nouveau Premier ministre britannique, la rupture du contrat d’armement en sous-marins entre l’Australie et la France, etc.

Les considérations se bousculent dans ma tête. Je demande une semaine de réflexion, qu’on m’accorde volontiers. La première chose, c’est que je suis flatté qu’on veuille davantage m’inviter. Je prends cela très personnellement, j’y vois une marque d’intérêt pour mes idées. Avec le recul, je comprendrai que j’ai servi de caution pluraliste : chaque « club » du vendredi réunit un centriste, une éditorialiste d’extrême droite (tous les clubistes d’extrême droite que j’ai rencontrées sur le plateau d’Arte étaient des femmes) et un « gauchiste de service[9] ». Je suis le « gauchiste de service », comme me l’avoue un jour, avec une franchise un peu déroutante (je pensais être convié en ma qualité de sociologue), un des producteurs de l’émission. Avant moi, le rôle de « gauchiste » (donc…) était tenu par l’historienne Ludivine Bantigny.

Depuis que j’ai démissionné, en août 2022, j’ai été remplacé par Nicolas Framont, sociologue de formation et rédacteur en chef du magazine Frustration. En plateau, les préférences politiques des clubistes sont invisibilisées : qu’il s’agisse du petit bandeau qui s’affiche à l’écran lorsque nous prenons la parole ou de la façon dont Élisabeth Quint (l’animatrice) nous présente aux téléspectateurs en début d’émission, c’est notre profession qui est mis en avant. Jean Viard, candidat LREM aux législatives de 2017, est présenté comme « sociologue ». Jean Quatremer, qui a financé la campagne de Macron, est présenté comme « journaliste » à Libération. Charlotte d’Ornellas, Eugénie Bastié et Julie Graziani sont présentées comme « éditorialistes » au Figaro, à L’incorrect et à Limite. Moi-même, je passe pour ce que la sociologie peut produire de plus axiologiquement neutre.

Après avoir réalisé que mon orientation idéologique comptait davantage que mes compétences scientifiques, j’ai aussi réalisé que le contenu de mes idées importait moins que l’enrobage dans lequel j’étais capable de les énoncer. Pour le dire avec les mots des journalistes, j’étais un « bon client », qui « faisait le job » et qui n’était pas avare en punchlines. De fait, dès mon premier « club », j’avais compris que pour survivre dans cette arène où mes contradicteurs étaient plus expérimentés, il allait falloir ruser et imiter les armes de l’adversaire. J’arrivais donc à chaque émission avec un nombre restreint d’idées à faire passer (trois maximum) et avec des formules percutantes, prêtes à l’emploi, que je déroulais en accordant une faible considération aux questions posées par Élisabeth Quint, ou par son remplaçant, Renaud Dély. Ce dernier est un brillant intervieweur, un fin connaisseur des arcanes de la politique française et un type sympathique avec lequel je partage la passion du football, mais, politiquement, lui et moi appartenons à deux gauches que l’un des amis de Renaud Dély – Manuel Valls – a qualifié d’« irréconciliables ».

En plateau – c’est le jeu et je ne lui en veux pas – Renaud a systématiquement cherché à me coincer, en me faisant passer soi pour un dangereux « islamo-gauchiste », soit pour un « doux rêveur » anticapitaliste, soit pour un « idiot utile » de l’extrême droite. Une des chroniqueuses – l’animateur, Renaud Dély ou Elisabeth Quint, est épaulé par deux chroniqueurs, qui posent les questions aux clubistes, dont je fais partie –, Nadia Daam, a, à l’inverse, constitué ma plus fidèle alliée au cours de ces six années. Chacune de ses questions était une perche tendue pour me permettre de dérouler mon argumentaire antiraciste, féministe, égalitaire ou écologiste. Je livre ici ces petits secrets de fabrication des débats télévisés car, cette expérience étant désormais derrière moi, je m’étais promis depuis le départ que j’en livrerai un jour le matériau brut aux téléspectateurs et à mes collègues sociologues. Si je ne les soumets pas à l’analyse, les choses n’ont pas été à leur terme. Elles ont été seulement vécues.

Ce que je veux souligner, en évoquant mes interactions avec Renaud Dély et Nadia Daam, c’est que le moment du tournage constitue une épreuve, au sens que Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont donné à ce terme, à savoir une situation de la vie sociale où des êtres se mesurent les uns aux autres et, ce faisant, confirment la définition de la réalité ou la remettent en cause[10]. L’épreuve est éprouvante (pardon pour la tautologie). Je suis ressorti lessivé de chaque passage télé.

Le deuxième élément qui m’a fait accepter de travailler pour la télé est purement financier. Quand je reçois la proposition d’Arte, je suis demi-ATER (ce qui signifie que je gagne 1 200 euros nets par mois) et j’habite à Paris, avec un loyer de 1 000 euros. Je vis en fait aux crochets de ma femme, qui attend notre premier enfant. Dans ces conditions, il m’est difficile de refuser 180 euros supplémentaires par mois. D’ailleurs, à la même époque, je donne des cours non déclarés et payés au noir (en liquide, des billets de 200 euros) dans une grande école d’ingénieurs parisienne et dans une université publique (ce sera un jour le sujet d’un autre texte, sur la façon dont l’État viole allégrement ses propres lois pour maltraiter ses agents). Troisième élément qui a pesé dans ma décision de travailler pour Arte : de juillet 2015 à août 2022, au sein de l’université, en tant que précaire, j’ai été rabaissé, humilié, exploité par l’institution dans laquelle je rêvais de faire carrière. Ma confiance en moi, mon sommeil, mes relations amicales et amoureuses, ma santé : tout y est passé, tout a été affecté.

Il n’est pas nécessaire de s’appesantir là-dessus car ceux qui l’ont vécu savent parfaitement de quoi je parle et les autres, qui ont eu la chance d’y échapper, savent aussi s’ils prennent le temps d’écouter ce que disent les précaires. Passer à la télé, mener cette double vie en parallèle de l’université, constituer ma micro-notoriété, c’était une façon de me venger, de respirer, une façon de me dire – quand j’étais au bord du précipice – « il existe une vie hors de l’université », « tu vaux quelque chose, Manuel », « tu peux trouver ton bonheur ailleurs ». En écrivant ces phrases, je réalise avec violence et amertume que, oui, c’était probablement bien là le ressort principal qui m’a fait aller à la télé et y rester durant toutes ces années.

Passer à la télé m’a coûté professionnellement. En tout cas, je l’ai cru fortement. Car oui, voilà une chose que je peux maintenant raconter : en huit campagnes aux postes de maitres de conférences, je n’ai eu que deux auditions. Chaque année, pourtant, mon dossier prenait de l’épaisseur, que ce soit sur le volet enseignement, sur le volet recherche ou sur le volet des responsabilités administratives. Cinq postes – pour lesquels je n’ai même pas été auditionné – me sont restés en travers de la gorge, tant mon profil correspondait à la fiche de poste. J’ai demandé des retours et, plusieurs fois, on m’a dit que les passages à la télé me nuisaient. Est-ce qu’on me faisait payer cette petite notoriété, ce léger écart à la règle de la tour d’ivoire ? J’ai mille fois retourné cette question dans ma tête (la paranoïa est l’un des symptômes morbides du précariat). Spontanément, j’ai envie de répondre : « oui ». Mais à tête reposée, il me semble que l’équation est plus complexe. Si j’ai mis tant d’années à être recruté, c’est à cause des politiques d’austérité et non parce que je suis passé sur Arte.

En 2022, en sociologie, il y avait une centaine de candidats pour chaque poste ouvert au concours. Le problème n’a rien à voir avec moi, il s’agit, prosaïquement, d’un manque de moyens. Un soir, alors que je déversais ma peine et mes tracas sur le pauvre Patrick Boucheron, dont j’avais fait la connaissance quelques heures plus tôt et qui m’offrait son oreille attentive, ce dernier eut cette réponse pleine de bon sens : « Tu sais, au fond, le fait que tu passes à la télé, ça donne à ceux qui ne t’aiment pas une raison supplémentaire de ne pas t’aimer, ça donne à ceux qui t’apprécient une raison supplémentaire de te soutenir, et pour le reste, l’immense majorité de tes collègues ignorent très certainement que tu vas régulièrement en plateau ». Voilà qui mit un bon coup d’air frais sur mes chaleurs nocturnes.

Ouvrons maintenant la boite noire.

Dans les coulisses du studio

J’ai dit au début de ce texte mon souhait le plus cher : fournir un témoignage qui pourrait aider des collègues à faire leur choix en meilleure connaissance de cause. Pour ce faire, je voudrais maintenant raconter comment se déroule un passage en plateau. D’une chaîne à l’autre, d’une émission à l’autre, d’un thème à l’autre, beaucoup de facteurs varient. Néanmoins, quelques constantes se dégagent. Premièrement, vous n’êtes pas invité parce que vous êtes un « bon client » (ou du moins : ce facteur est secondaire) ni parce que vous êtes spécialiste du sujet (les journalistes vous sollicitent souvent sur des sujets éloignés de vos compétences, et ça ne les dérange pas tant que vous êtes capable de formuler un propos qui tient la route) mais parce que vous avez déjà été invité ailleurs (par une chaine rivale, à la radio ou dans la presse écrite). Appelons cela la « circulation circulaire des informateurs ».

Dès que vous entrez dans les petits papiers d’un journaliste, c’est tout Paris qui se refile votre contact. Un boulevard s’ouvre à vous. Cela peut être grisant. J’ai fait l’erreur, au début de ma carrière médiatique (puis j’ai compris et j’ai arrêté), d’accepter de parler sur l’actualité espagnole à propos de thèmes qui échappaient à mon domaine de compétence. J’avais enquêté sur les Indignés et sur Podemos. Un jour, France 24 a voulu m’interroger sur l’indépendantisme catalan et, un autre jour, sur les déboires du monarque Juan Carlos. J’ai accepté. La semaine suivante, trois autres télévisions m’ont invité à venir commenter ces thèmes. Les programmateurs des émissions ont, sur leur ordinateur, des fichiers Excel qui contiennent les noms de centaines de chercheurs (dans ces fichiers, les universitaires sont joyeusement amalgamés aux membres des think tanks, aux éditorialistes, aux essayistes en tout genre et aux experts autoproclamés) avec, dans la deuxième colonne, leur numéro de téléphone, et dans la troisième colonne, leurs domaines de spécialité. Cette troisième colonne est remplie de manière complètement farfelue. Il faut préciser, à la décharge des programmateurs d’émission, que les conditions de travail de ces petites mains du journalisme n’aident en rien : ils sont souvent en CDD, mal payés, avec des horaires atypiques et on leur demande au dernier moment de trouver en toute urgence des « experts » sur des thèmes dont eux-mêmes ignorent à peu près tout. Leur salut, c’est le fichier Excel et la revue de presse de la semaine.

Deuxième constante : oui, Bourdieu a raison, la télé est une machine à mutiler la pensée, la complexité, la nuance. On se doute qu’en deux minutes face à une caméra on peut moins facilement et moins finement développer une idée qu’en deux heures face à nos étudiants ou face à nos collègues ; mais la comparaison est injuste tant il s’agit d’univers éloignés. Il faut comparer ce qui est comparable et, en l’occurrence, c’est par contraste avec la radio et la presse écrite qu’il me parait pertinent de juger la télé. Dans la presse écrite, vos propos sont parfois déformés et, encore plus frustrant, vous accordez en général trente minutes d’entretien à un journaliste qui ne conserve finalement que deux petites phrases dans son article. Mais vous pouvez demander à relire vos propos avant publication. Et vous pouvez dire aux journalistes que vous n’acceptez de leur répondre que s’il s’agit de publier une interview de vous – Érik Neveu parle judicieusement d’une relation d’« associés-rivaux[11] ».

Ce format – un entretien au long cours dans un journal papier – est particulièrement luxueux. Soyons honnête : j’ai beaucoup de collègues, y compris des collègues proches, dont je découvre le résultat de leurs derniers travaux en lisant leur entretien dans Mediapart, AOC, Le Monde ou Libération plutôt qu’en lisant leur dernier article dans la Revue Française de Sociologie. Je ne crois pas être une exception : mon livre sur les nouveaux désobéissants est passé inaperçu des collègues mais, lorsqu’il a fait l’objet d’une recension en pleine page dans Libération, j’ai reçu cinq invitations à des séminaires et à des colloques dans les jours suivants. À la radio, le temps qui vous est octroyé avant d’être interrompu est trois fois supérieur à celui de la télévision. J’ai fait ce petit calcul sur la base d’un échantillon strictement personnel.

À cette différence de tempo s’en ajoute une autre, qui a trait à l’image : la télévision, de par sa nature même, parce qu’on y voit les corps, les visages, les gestes, favorise les logiques de l’esclandre, ou du moins, elle encourage une forme de théâtralité, une mise en scène de soi-même. À la radio, il n’y a que la voix, pas d’image. C’est plus posé, moins spectaculaire. Parfois, notamment lors des émissions de débat, les invités se chamaillent, c’est le brouhaha, l’auditeur ne comprend plus grand chose. Mais cette cacophonie est infiniment moins fréquente à la radio qu’à la télévision.

Par ailleurs, à la radio, que ce soit sur la matinale de France inter ou sur une émission de France culture, l’universitaire est souvent invité seul, pour livrer son expertise. C’est en tout cas mon expérience personnelle. J’ai donc un rapport plus apaisé à la radio où, en général, j’ai pu exposer mes idées comme je le souhaitais, sans crainte d’être coupé ni sans avoir l’impression de devoir jouer un rôle et d’être tenu de l’emporter sur le contradicteur qu’on avait mis face à moi. À la télévision, quand le producteur d’une émission est venu me féliciter à la fin, c’est souvent parce que j’avais fait le show. À la radio, on est venu me féliciter quand j’avais réussi à exposer une idée avec clarté et pédagogie. (Tout cela est très subjectif, je m’en excuse.)

Autre différence notable : à la radio comme pour la presse écrite, je suis souvent sollicité avec une avance raisonnable (plusieurs jours, voire plusieurs semaines, avant l’entretien ou l’émission). À la télévision, en revanche, il n’est pas rare d’être convié la veille ou le jour même, surtout pour les émissions de débat (pour le tournage d’un documentaire, le rendez-vous est pris longtemps avant, et pour le « club » du 28 minutes d’Arte, on m’a toujours averti plus d’un mois à l’avance). Quant aux sujets à débattre, ils vous sont communiqués moins de 24h avant l’émission et ils peuvent être modifiés jusqu’à la dernière minute. Chez LCI, j’ai ainsi appris cinq minutes avant d’entrer en plateau que j’allais débattre de « la laïcité » (c’est-à-dire du « problème de l’islam »… on apprend aussi à subir le cadrage médiatique et à traduire les mots des journalistes) face à Natacha Polony et non de la suppression de l’ISF, comme on me l’avait annoncé en m’invitant. J’aurais dû simplement rétorquer que, dans de telles conditions, je ne participerai pas à l’émission. Mais j’étais déjà maquillé, prêt à entrer sur scène. Je n’ai pas eu le cran de reculer. De même sur Arte, j’ai appris une demi-heure avant le tournage que j’allais devoir donner mon avis sur l’intervention militaire française au Mali (heureusement, par le plus grand des hasards, j’avais relu La Françafrique, un vieux livre de François-Xavier Verschave, quelques semaines plus tôt).

Ces invitations adressées au dernier moment entrainent un biais massif de sélection sociale : il est plus facile pour un homme sans enfant que pour une mère célibataire de se libérer pour honorer l’invitation. Dans le même sens, le fait d’être disposé à intervenir sur tout et n’importe quoi suppose une certaine confiance en soi. Sur les télévisions françaises, le micro, on le sait, est rarement tendu aux ouvriers et les débats sur le voile se font généralement sans femmes voilées. Quant aux CSP+, elles représentent, selon l’Arcom, 75 % des personnes invitées à la télévision, et 90 % des personnes dans les émissions dites « d’information », alors qu’elles ne sont que 28 % dans la population générale. Le filtre est également géographique : il faut habiter non loin de Paris pour honorer des invitations de dernière minute. Les studios de France télé, de TF1, d’Arte et de la plupart des autres chaines sont situés dans l’Ouest parisien, au beau milieu des beaux quartiers. On vous propose généralement de venir vous chercher en taxi. Si vous le demandez on peut même venir vous prendre en taxi-moto. Le montant de la course suffirait à augmenter de 10 % le salaire mensuel des pauvres pigistes qui préparent l’émission.

J’ai parlé du taxi-moto, je dois aussi parler du studio dans lequel je patiente en général une trentaine de minutes, en compagnie des autres invités, avant le début du tournage des émissions de débat. Ce studio est un poste d’observation sociologique merveilleux. Il est le lieu d’un véritable entre-soi, où l’animateur du débat et ses invités, qui se vouvoient face à la caméra, se tutoient et se font la bise, se remémorent leurs vacances ensemble sur telle île grecque dont je n’arrive jamais à retenir le nom mais qui a l’air très chouette et très chère. La complicité est aussi entre invités : des gens qui font mine de s’engueuler en plateau se donnent, en studio, des grandes tapes dans le dos[12].

On le sait depuis Erving Goffman, chaque personne a une image publique (sa persona), une sorte de double d’elle-même, qu’elle contrôle sans la maîtriser parfaitement. Le matin j’endosse le rôle de père, ensuite celui d’usager du métro, puis le rôle d’employé modèle, et le soir celui de mari aimant, etc. Derrière ces masques, il n’existe pas d’individu authentique. Il n’y pas une intériorité véritable qui s’opposerait à une extériorité factice mais, simplement, une multiplicité d’interactions quotidiennes au cours desquelles nous changeons de registre, de rôle, de grandeur. Mais à la télévision, l’écart entre le rôle que les invités se donnent en plateau et celui qu’ils adoptent en studio est si grand que c’en est troublant. Du moins au début, car c’est comme pour le reste : on s’accoutume, on incorpore, on apprend à se fondre dans le décor, on adopte les habitudes qu’on décriait naguère, le scandale s’amenuise et je finis par me lier d’amitié avec une éditorialiste de la Manif pour tous. En plateau, je la traite de facho, en coulisses, je lui demande des nouvelles de ses enfants. L’impression de se corrompre.

Si le média ne te convient pas, deviens toi-même le média

Les enseignants-chercheurs n’ont aucune obligation d’accepter les sollicitations journalistiques. Cela ne fait pas partie de nos engagements contractuels vis-à-vis de notre employeur, généralement l’État. À titre personnel, je ne suis pas partisan du boycott des médias mais il existe d’excellentes raisons à un tel refus et, dans le doute, sans doute est-il plus sage de s’abstenir. S’il m’arrive d’aller à la télévision, c’est que j’y vois une façon de faire connaitre mes travaux et d’assurer le service après-vente auprès d’un public plus large que celui des revues académiques. En tant que sociologue, je me considère avant tout justiciable devant mes pairs. Mais, étant payé par l’argent des contribuables, il me semble que ma responsabilité va aussi, secondairement, devant eux. Je pourrais laisser à d’autres le soin de diffuser les résultats de mes recherches. Après tout, n’est-ce pas aux journalistes que revient la fonction de passeur entre la science et la société ? Ca l’est, assurément. Mais le chercheur peut aussi assurer lui-même ce travail de traduction. Comme toute décision, celle d’aller à la télévision à des coûts et des bénéfices. J’ai assez longuement insisté sur les coûts. J’ai aussi mentionné les bénéfices. J’ai insisté sur le fait qu’à une telle question, on ne saurait répondre dans l’absolu. La pertinence d’une intervention télévisée dépend d’une longue liste de facteurs.

Dans la citation que j’ai placée au début de ce texte, Robert Castel reproche aux sociologues une certaine contradiction : ils voudraient que leurs recherches soient plus largement diffusées mais ils refusent d’aller sur les plateaux télé. En réalité, cette position n’est pas contradictoire. Beaucoup de collègues iraient volontiers à la télé à condition qu’il s’agisse d’une autre télé. Une télévision qui ne serait pas régie par la quête de l’audimat, par la logique du buzz, par l’urgence des sollicitations, par la brièveté du temps de parole. Par chance, une telle télévision existe.

Depuis 2016, je troque occasionnellement ma casquette d’enseignant-chercheur pour celle de journaliste spécialisé dans la vie des idées. Chaque mois, pour le compte du média indépendant et en ligne Hors-Série, je reçois un chercheur ou une chercheuse lors d’une émission filmée consacrée à son dernier livre. L’émission dure quatre-vingt-dix minutes. De la littérature à l’anthropologie en passant par l’histoire, la philosophie et la science politique, je crois avoir reçu des représentants de toutes les sciences humaines et sociales. Avec nos cinq mille abonnés, nous sommes une goutte d’eau dans le flot d’informations qui, soit dit en passant, noie la possibilité d’une information véritable. Contre l’air du temps, ce média – fondé par Judith Bernard et Raphaël Schneider – tente de ralentir le temps et d’offrir aux recherches universitaires la caisse de résonance qu’elles méritent.

Il est temps de conclure. J’espère n’avoir heurté personne. J’ai noué, à la télévision, des relations personnelles et amicales, avec des gens que pour lesquels j’ai une profonde estime, et que j’ai peut-être égratignés ici. Ce n’est pas eux que je visais. Ce que je voulais pointer, ce sont les structures qui les poussent à agir comme ils le font dans le cadre de leur profession. J’espère aussi que mes collègues ne me tiendront pas rigueur des nombreux raccourcis et jugements de valeur qui encombrent ce récit. J’ai pensé, un temps, qu’il fallait soumettre mon expérience télévisuelle au crible d’une analyse sociologique en bonne et due forme. Mais qu’est-ce qu’une analyse sociologique en bonne et due forme ? Plus les années passent, moins je le sais. On prend souvent pour exemple l’esquisse pour une auto-analyse[13], qui est le livre le moins méthodique que Bourdieu ait commis. Plutôt que de fournir la théorie de ma pratique, il m’a semblé plus gai d’exposer la pratique de ma théorie.


[1] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, p. 5.

[2] Robert Castel, « La sociologie et la réponse à la « demande sociale » », in Sociologie du travail, vol. 42, n°2, 2000, p. 281.

[3] La question de l’intervention publique des sociologues est aussi vieille que la discipline elle-même (cf. Le savant et le politique ainsi que la fameuse « heure de peine » évoquée par Durkheim dans sa préface à la Division du travail social).

[4] Deux exceptions : un ouvrage collectif en anglais, datant de 2006, compile des témoignages de social scientists racontant les contraintes et les dilemmes auxquels ils se sont heurtés lorsqu’ils ont tenté de publiciser les résultats de leurs recherches (Alan Bryman, Cheryl Haslam, Social Scientists Meet the Media, Londres, Routledge, 2006) et un article issu d’un mémoire de fin d’études consacré au cas belge (Christophe Matart, « Le sociologue-expert à la télévision : un sens pour la posture sociologique ? », in Recherches sociologiques et anthropologiques, n°1, 2006, pp. 85-103).

[5] Brigitte Le Grignou, Érik Neveu, Sociologie de la télévision, La Découverte, 2017 ; voir aussi les travaux de Patrick Champagne, Todd Gitlin, Eric Macé.

[6] Cette littérature est volumineuse. J’y suis entré par les ouvrages de Jean-François Sirinelli, notamment celui qu’il consacre à la génération de normaliens nés en 1905 (Sartre et Aron. Deux intellectuels dans le siècle, Hachette, 1999).

[7] Je le précise pour éviter les malentendus : les premiers responsables du malheur des précaires ne sont pas les titulaires mais les décideurs politiques qui votent chaque année le budget de l’État. C’est ensuite aux titulaires qu’il revient de gérer la pénurie et, même avec les meilleures intentions du monde, cela provoque des dégâts.

[8] Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » [1e éd. : 1976], Dits et écrits, Gallimard, 2001, p. 160.

[9] Je schématise car, d’une émission à l’autre, le ratio peut varier (il y a parfois deux centristes en plateau, le gauchiste peut être remplacé par un social-libéral, l’extrême droite peut laisser place à la droite républicaine, etc.).

[10] Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

[11] Erik Neveu, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, vol. 17, n°98, 1999, p. 39.

[12] On m’accusera peut-être ici de « populisme » mais je ne vois pas comment dire les choses autrement. Les plateaux télévisés sont un entre-soi élitiste tellement fermé que la seule description qu’on puisse en faire vous fait inévitablement passer pour un populiste (j’ajoute que nul ne devrait rougir d’être traité de « populiste » – y compris les sociologues – mais c’est une autre question).

[13] Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raison d’agir, 2004.

Manuel Cervera-Marzal

Sociologue, Chargé de recherche au FNRS

Notes

[1] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, p. 5.

[2] Robert Castel, « La sociologie et la réponse à la « demande sociale » », in Sociologie du travail, vol. 42, n°2, 2000, p. 281.

[3] La question de l’intervention publique des sociologues est aussi vieille que la discipline elle-même (cf. Le savant et le politique ainsi que la fameuse « heure de peine » évoquée par Durkheim dans sa préface à la Division du travail social).

[4] Deux exceptions : un ouvrage collectif en anglais, datant de 2006, compile des témoignages de social scientists racontant les contraintes et les dilemmes auxquels ils se sont heurtés lorsqu’ils ont tenté de publiciser les résultats de leurs recherches (Alan Bryman, Cheryl Haslam, Social Scientists Meet the Media, Londres, Routledge, 2006) et un article issu d’un mémoire de fin d’études consacré au cas belge (Christophe Matart, « Le sociologue-expert à la télévision : un sens pour la posture sociologique ? », in Recherches sociologiques et anthropologiques, n°1, 2006, pp. 85-103).

[5] Brigitte Le Grignou, Érik Neveu, Sociologie de la télévision, La Découverte, 2017 ; voir aussi les travaux de Patrick Champagne, Todd Gitlin, Eric Macé.

[6] Cette littérature est volumineuse. J’y suis entré par les ouvrages de Jean-François Sirinelli, notamment celui qu’il consacre à la génération de normaliens nés en 1905 (Sartre et Aron. Deux intellectuels dans le siècle, Hachette, 1999).

[7] Je le précise pour éviter les malentendus : les premiers responsables du malheur des précaires ne sont pas les titulaires mais les décideurs politiques qui votent chaque année le budget de l’État. C’est ensuite aux titulaires qu’il revient de gérer la pénurie et, même avec les meilleures intentions du monde, cela provoque des dégâts.

[8] Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » [1e éd. : 1976], Dits et écrits, Gallimard, 2001, p. 160.

[9] Je schématise car, d’une émission à l’autre, le ratio peut varier (il y a parfois deux centristes en plateau, le gauchiste peut être remplacé par un social-libéral, l’extrême droite peut laisser place à la droite républicaine, etc.).

[10] Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

[11] Erik Neveu, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, vol. 17, n°98, 1999, p. 39.

[12] On m’accusera peut-être ici de « populisme » mais je ne vois pas comment dire les choses autrement. Les plateaux télévisés sont un entre-soi élitiste tellement fermé que la seule description qu’on puisse en faire vous fait inévitablement passer pour un populiste (j’ajoute que nul ne devrait rougir d’être traité de « populiste » – y compris les sociologues – mais c’est une autre question).

[13] Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raison d’agir, 2004.