Médias

Faut-il aller à la télé ? Le sociologue et les sollicitations médiatiques

Sociologue

Que faire de l’espace télévisuel lorsqu’on est sociologue ? Le délaisser, s’y répandre, y trouver une place ? Confronté à une question ancienne, polarisant la position de ceux qui dénoncent les impasses de la parole scientifique à la télé et celle de ceux, parfois les mêmes, qui se plaignent de la confidentialité de leurs recherches, Manuel Cervera-Marzal propose ici un retour pratique, et désenchanté, sur sa propre expérience de sociologue de plateaux.

«La télévision, à travers différents mécanismes que je m’efforce de décrire de manière rapide – une analyse approfondie et systématique aurait demandé beaucoup plus de temps –, fait courir un danger très grand aux différentes sphères de la production culturelle, art, littérature, science, philosophie, droit ; je crois même que, contrairement à ce que pensent et à ce que disent, sans doute en toute bonne foi, les journalistes les plus conscients de leurs responsabilités, elle fait courir un danger non moins grand à la vie politique et à la démocratie[1] ».

Sans nommer explicitement Pierre Bourdieu, on peut imaginer que c’est à lui que répond Robert Castel lorsqu’il affirme, quatre ans après la parution de Sur la télévision : « Une attitude très commune dans le milieu sociologique consiste à dénoncer les simplifications outrancières et les interprétations partiales, si ce n’est perverses, que le traitement médiatique fait subir au travail sociologique. Cependant, les mêmes se plaignent souvent de la confidentialité à laquelle leurs recherches sont condamnées[2] ».

publicité

Cette question n’est ni nouvelle ni originale, mais elle est cardinale, car en allant sur un plateau télévisé (ou en refusant d’y aller), chaque sociologue engage sa responsabilité professionnelle et celle de la communauté scientifique qu’incidemment il représente. Certains collègues sont invités et acceptent, d’autres sont invités et refusent, d’autres encore ne sont jamais invités et s’en contentent parfaitement, enfin, certains ne sont pas sollicités mais aimeraient l’être. Les deux dernières catégories sont tout aussi concernées par la question – faut-il y aller ? – que les deux premières car l’accès à l’arène télévisuelle ne repose pas uniquement sur des capitaux (tel ancien camarade de Sciences Po travaille chez France télévisions) et sur des hasards (telle guerre dans tel pays auquel vous avez consacré votre thèse vous propulse soudainement sous le feu des projecteurs) mais aussi sur des str


[1] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, p. 5.

[2] Robert Castel, « La sociologie et la réponse à la « demande sociale » », in Sociologie du travail, vol. 42, n°2, 2000, p. 281.

[3] La question de l’intervention publique des sociologues est aussi vieille que la discipline elle-même (cf. Le savant et le politique ainsi que la fameuse « heure de peine » évoquée par Durkheim dans sa préface à la Division du travail social).

[4] Deux exceptions : un ouvrage collectif en anglais, datant de 2006, compile des témoignages de social scientists racontant les contraintes et les dilemmes auxquels ils se sont heurtés lorsqu’ils ont tenté de publiciser les résultats de leurs recherches (Alan Bryman, Cheryl Haslam, Social Scientists Meet the Media, Londres, Routledge, 2006) et un article issu d’un mémoire de fin d’études consacré au cas belge (Christophe Matart, « Le sociologue-expert à la télévision : un sens pour la posture sociologique ? », in Recherches sociologiques et anthropologiques, n°1, 2006, pp. 85-103).

[5] Brigitte Le Grignou, Érik Neveu, Sociologie de la télévision, La Découverte, 2017 ; voir aussi les travaux de Patrick Champagne, Todd Gitlin, Eric Macé.

[6] Cette littérature est volumineuse. J’y suis entré par les ouvrages de Jean-François Sirinelli, notamment celui qu’il consacre à la génération de normaliens nés en 1905 (Sartre et Aron. Deux intellectuels dans le siècle, Hachette, 1999).

[7] Je le précise pour éviter les malentendus : les premiers responsables du malheur des précaires ne sont pas les titulaires mais les décideurs politiques qui votent chaque année le budget de l’État. C’est ensuite aux titulaires qu’il revient de gérer la pénurie et, même avec les meilleures intentions du monde, cela provoque des dégâts.

[8] Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » [1e éd. : 1976], Dits et écrits, Gallimard, 2001, p. 160.

[9] Je schématise car, d’une émission à l’autre, le ratio peut varier (il y a parfois deux centristes en

Manuel Cervera-Marzal

Sociologue, Chargé de recherche au FNRS

Notes

[1] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, p. 5.

[2] Robert Castel, « La sociologie et la réponse à la « demande sociale » », in Sociologie du travail, vol. 42, n°2, 2000, p. 281.

[3] La question de l’intervention publique des sociologues est aussi vieille que la discipline elle-même (cf. Le savant et le politique ainsi que la fameuse « heure de peine » évoquée par Durkheim dans sa préface à la Division du travail social).

[4] Deux exceptions : un ouvrage collectif en anglais, datant de 2006, compile des témoignages de social scientists racontant les contraintes et les dilemmes auxquels ils se sont heurtés lorsqu’ils ont tenté de publiciser les résultats de leurs recherches (Alan Bryman, Cheryl Haslam, Social Scientists Meet the Media, Londres, Routledge, 2006) et un article issu d’un mémoire de fin d’études consacré au cas belge (Christophe Matart, « Le sociologue-expert à la télévision : un sens pour la posture sociologique ? », in Recherches sociologiques et anthropologiques, n°1, 2006, pp. 85-103).

[5] Brigitte Le Grignou, Érik Neveu, Sociologie de la télévision, La Découverte, 2017 ; voir aussi les travaux de Patrick Champagne, Todd Gitlin, Eric Macé.

[6] Cette littérature est volumineuse. J’y suis entré par les ouvrages de Jean-François Sirinelli, notamment celui qu’il consacre à la génération de normaliens nés en 1905 (Sartre et Aron. Deux intellectuels dans le siècle, Hachette, 1999).

[7] Je le précise pour éviter les malentendus : les premiers responsables du malheur des précaires ne sont pas les titulaires mais les décideurs politiques qui votent chaque année le budget de l’État. C’est ensuite aux titulaires qu’il revient de gérer la pénurie et, même avec les meilleures intentions du monde, cela provoque des dégâts.

[8] Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » [1e éd. : 1976], Dits et écrits, Gallimard, 2001, p. 160.

[9] Je schématise car, d’une émission à l’autre, le ratio peut varier (il y a parfois deux centristes en