Hommage

Daniel Defert : archives et actualité d’un legs

Sociologue

Sociologue, fondateur d’Aides, la première association de lutte contre le sida, Daniel Defert est mort le 7 février 2023. Il fut aussi le compagnon de Michel Foucault, et de son deuil, il a su faire œuvre de vie en pensant politiquement non seulement la santé, mais aussi l’intimité. Dix ans après la loi de 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe, à notre tour de faire travailler ses legs.

En 2013, Daniel Defert m’a accordé un entretien pour préparer une édition augmentée d’Herculine Barbin[1]. En 1978, Michel Foucault avait complété par quelques archives les « Souvenirs et impressions d’un individu dont le sexe avait été méconnu », publiés une première fois en 1874 par le médecin légiste Ambroise Tardieu après le suicide d’Abel Barbin.

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Pour l’édition en anglais de 1980, Foucault avait ajouté une préface : « Le vrai sexe ». Dans ma postface de 2014, « Le vrai genre », j’ai relaté la quête qui aura permis de recouvrer à la fois le nom et le prénom de ce « pseudo-hermaphrodite », selon la médecine, dont le récit fait désormais référence pour le mouvement intersexe. Car « on ne savait pas où ça s’était déroulé, on n’en avait aucune idée : dans le manuscrit, il n’y a que des initiales », raconte alors Daniel Defert. Avec son compagnon, ils ont dû partir à la recherche d’archives.

Souvenirs d’Herculine Barbin

« Foucault avait très envie d’un film. En fait, c’était une idée d’Hervé Guibert ». Celui-ci « a travaillé tout de suite sur un scénario qu’il a proposé à Adjani. Adjani, assez perverse, avait suggéré que le rôle de garçon soit tenu par elle, le rôle de fille par son frère ; elle avait pensé que ce serait un jeu entre eux assez curieux. » En 1977, après une visite à sa famille, Foucault prend donc la route avec son compagnon pour un « repérage de film ». « Comme il était question d’une île de l’Atlantique, en quittant Poitiers, on est descendus pour faire les îles de l’Atlantique. Il se trouve qu’il y avait un pont à Oléron ; il n’y en a pas pour aller à l’île de Ré. » À l’arrivée, « on a laissé la voiture, et on a commencé à marcher sur la plage. Et à un moment, je crois que c’est en voyant un bois de pins, Foucault dit : “c’est ici !” Avait-il préparé son coup avant ? C’est une idée qui m’est venue après… Il m’a dit : “C’est tellement bien décrit – il faut marcher, on va arriver sur une croix”. On a marché, et on est arrivés à une croix. “Donc, maintenant, on doit faire quatre kilomètres, et on arrive dans un village.” »

Effectivement, « on est arrivés dans le village, et on se renseigne dans une pâtisserie (je suis gourmand !). » De cette ancienne école de sœurs, la jeune femme ne « gardait pas la mémoire. “Néanmoins, je vais me renseigner auprès de mon grand-père.” Le vieux pâtissier, on ne l’a pas vu, mais il a répondu du fond de sa cuisine : “mais si, bien sûr qu’il y avait une maison religieuse ; là où est le parking aujourd’hui !” » Le grand-père invisible précise : « “Vous trouverez encore des religieuses au château ; c’est l’ancienne École normale”. Dans le grenier de l’école du château d’Oléron, il y a une école religieuse pour jeunes filles à l’entrée de la citadelle. On nous a laissés monter, une jeune femme nous accompagnait. On est tombés sur un paquet de cahiers des années 1840-1850. Et dans la première pile qu’on ouvre, on trouve des prénoms de l’époque et notamment celui d’Herculine. S’appeler Herculine Barbin, c’était quand même extraordinaire ! C’était très émouvant, cette découverte. » Daniel Defert se souvient encore de « la frénésie de toutes les archivistes de La Rochelle : tout le monde était très excité. Tous les cahiers arrivaient de tous les étages des archives départementales. »

Politique des archives

Dans ce récit, le goût de l’archive résonne avec l’actualité. Quelques mois plus tôt, en novembre 2012, Daniel Defert explique au Nouvel Obs que « les archives de Foucault ont une histoire politique »[2]. Il s’apprête en effet à vendre à la Bibliothèque nationale de France, pour plusieurs millions d’euros, ce fond qu’il a conservé depuis la mort de Foucault en 1984. « L’histoire de ces archives n’aurait pas été la même si nous avions été pacsés ou mariés. J’en aurais hérité tout naturellement, sans avoir ces droits à payer. Il faut se remettre dans l’époque où cette succession a lieu : le début des années 80 et de l’épidémie du sida. Des gens meurent, laissant des compagnons endeuillés et dépossédés parfois par les familles “légitimes”. Dans le cadre de Aides, j’ai vu énormément d’hommes expulsés d’appartements où ils avaient vécu avec leurs compagnons. C’était tragique. Michel Foucault, en stipulant qu’il me léguait l’appartement de la rue de Vaugirard et tout ce qu’il contenait, m’a protégé de ce point de vue-là. Et je dois dire que sa famille a parfaitement respecté ses volontés. Je suis un grand lecteur de Balzac, pour qui la propriété se constituait par le code civil. » De fait, « nous nous sommes battus, avec les associations, et aujourd’hui nous arrivons à l’égalité des droits. »

La vente des archives est une forme de revanche contre l’État. « En 1984, je suis allé au cabinet d’Henri Emmanuelli, au Budget. Je voulais proposer une dation du montant de mon rappel fiscal. J’ai été reçu par deux conseillers dans le couloir, on ne m’a pas fait asseoir. » Pour le pouvoir socialiste, il n’est pas question de faciliter la succession de Foucault. C’est qu’en décembre 1981, après une brève lune de miel politique, « Michel avait, avec Pierre Bourdieu, lancé un manifeste protestant contre les déclarations de Claude Cheysson, ministre des Affaires étrangères, selon lesquelles l’instauration d’un état de guerre et la répression visant Solidarność était “une affaire intérieure” à la Pologne. Se souvenaient-ils de cela quand je suis venu les voir avec mon dossier ? Ils n’ont rien fait. Je me suis dit : “On règlera ça un jour, et pas dans la paix”. Il n’y a pas de guerre avec la famille Foucault mais avec l’État français qui a montré son désintérêt à un moment compliqué de deuil pour moi. » Le legs prend donc un sens pleinement politique. « J’ai beaucoup hésité à revenir rue de Vaugirard. J’y avais déjà vécu, j’habitais un appartement proche que j’ai dû vendre. Avec beaucoup d’hésitations, j’ai décidé de me réinstaller chez lui, dans cet appartement qu’il m’avait légué, pour préserver la bibliothèque et ses archives. »

Actualité de l’héritage

Le 22 mai 2013, notre entretien a eu lieu dans cet appartement de la rue Vaugirard, quelques jours après l’adoption définitive du Mariage pour tous, avec la « loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe », et quelques jours avant la « dernière démonstration de force » de La Manif pour tous qui réunit le 26 mai dans les rues de Paris des centaines de milliers d’opposants à l’égalité des droits[3]. Peut-être Daniel Defert s’en souvenait-il : quinze ans plus tôt, l’association Aides était la première, à l’initiative du juriste Daniel Borrillo, à m’inviter dans un séminaire après mon intervention, fin 1997 dans Le Monde, pour l’égalité des droits. À l’heure où, les socialistes revenant au pouvoir, engageaient le débat sur ce qui allait devenir le PaCS, je m’insurgeais contre une posture intellectuelle qui prétendait « démontrer qu’on peut s’opposer à ce contrat sans verser dans l’homophobie, voire au nom d’homosexuels peu désireux d’“enrégimenter”, héritiers de Foucault. »[4] Le philosophe était ainsi travesti en penseur libertaire, quitte à oublier sa critique de « l’hypothèse répressive »[5]. En 2002, Daniel Defert allait d’ailleurs accueillir avec bienveillance mon refus d’une autre récupération libertaire de Foucault, favorisée par son flottement théorique et politique, cette fois contre la pénalisation des violences sexuelles [6].

C’est que Daniel Defert revendique une tout autre conception de la libération, fondée sur le refus de l’injustice plutôt que sur le rejet de toute entrave. Il le souligne dès l’ouverture d’un entretien autobiographique paru en 2014. Il rapproche un souvenir d’enfance, au moment de la Libération dans sa ville, de son engagement contre la Guerre d’Algérie : « oui, je découvris que rien ne me bouleversait plus qu’une libération ». Ses diverses expériences se font écho. « Des années plus tard, apercevant Ben Bella à Londres, sans réfléchir j’ai couru lui raconter. Il m’a saisi dans ses bras et on a été tous les deux étranglés d’émotion. Il a sorti son stylo de sa poche et me l’a donné, que je conserve à côté de celui de Foucault. Je sais combien est fragile une libération. Je suis enchanté que le mariage gai soit acté. Toute libération révèle l’impensé de l’injustice qui l’a précédée – une injustice dont il est difficile de se sentir complètement innocent. »[7]

Une intimité politique

De l’actualité, je n’ai pas osé parler à Daniel Defert le 22 mai 2013. Au moment de prendre congé, c’est lui qui me retient d’une phrase : « Vous savez que Foucault avait voulu qu’on se marie ? » Sur le pas de la porte, je m’immobilise. « C’était très drôle… Un jour, il voit dans un journal gai qu’il y avait un pasteur presbytérien en Écosse qui mariait des gays. Il me dit : “On y va !” Alors, je lui dis : “Écoute, c’est ridicule ! On n’est pas croyants, et ça n’aura pas de valeur légale ! On va passer pour quoi ?” C’est moi qui n’ai pas voulu, mais lui le voulait… Maintenant je le regrette : ç’aurait été symbolique. On lui fait dire : “Ah, c’est pas Foucault qui aurait été pour le mariage !” » Avant de partir, je cite le mantra des figures conservatrices qui se voulaient de gauche : « Foucault aurait bien ri ! ». Puis Daniel Defert m’arrête une seconde fois : « Il a voulu deux choses. Il a voulu qu’on se marie, et il a voulu qu’on adopte un enfant. On a un ami qui avait adopté un enfant aux Philippines. Il s’est levé pour prendre son passeport, il a dit “On y va”.  C’est moi qui ai dit : “Tu es sûr ? Est-ce qu’on est sûr qu’il sera heureux ? On a eu peur qu’il soit traité d’enfant de pédés…” » Dans sa voix, à nouveau, j’entends comme un regret. Je quitte la rue Vaugirard avec ce précieux legs.

Ce souvenir m’aide à mieux comprendre la première phrase de sa « vie politique » : « Bien que sociologue, je verrais ma vie d’abord liée à des événements plutôt qu’articulée à des déterminants sociaux au sens strict ». Et d’énumérer, sans distinguer l’histoire intime de l’histoire politique et sociale, « la Guerre d’Algérie, ma rencontre avec Foucault ainsi que l’ascèse et l’aventure intellectuelle que j’ai, sinon partagées, du moins vécues auprès de lui, 68 et les années qui suivirent avec les prisons, la mort de Foucault et la confrontation au sida. »[8]

Sa mort est l’ultime événement qui fait résonner aujourd’hui ce souvenir avec la lettre fondatrice qu’il a rédigée en vue de créer l’association Aides en 1984. « Crise du comportement sexuel pour la communauté gaie, le sida prend de plein fouet majoritairement une population dont la culture s’est récemment édifiée autour de valeurs gymniques, de santé, jeunesse perpétuée. Nous avons à affronter et institutionnaliser notre rapport à la maladie, l’invalidité et la mort. »

Ce texte est programmatique. « La libération des pratiques sexuelles n’est pas l’alpha et l’oméga de notre identité. Il y a urgence à penser une forme d’affection jusqu’à la mort, ce que les hétéros ont institutionnalisé depuis longtemps. Je ne retournerai pas mourir chez maman. » La libération de l’homosexualité, c’est plus que l’affirmation d’une liberté sexuelle. Pour autant, il ne s’agit pas de rentrer dans le giron familial. « Nous risquons de nous laisser voler une part essentielle de nos engagements affectifs. Défamilialisons notre mort comme notre sexualité. Les mouvements gays n’offrent que des alternatives sexuelles : la masturbation comme nouvelle ressource de l’imagination. Il y a d’autres intensifications affectives à promouvoir au sein de la culture gaie ».

Sur ce texte daté du 25 septembre 1984, Philippe Artières et Éric Favereau le soulignent, l’heure est même précisée : 13h15. Or il s’avère que c’est, trois mois plus tard, jour pour jour, l’heure exacte de la mort de Michel Foucault selon le communiqué officiel de la Salpêtrière. Le projet de création d’Aides s’inscrit ainsi dans une actualité en même temps que dans une mémoire.

De son deuil, le compagnon de Michel Foucault a su faire œuvre de vie en pensant politiquement non seulement la santé, mais aussi l’intimité, ce qu’il appelle justement « nos engagements affectifs ». Dix ans après la loi de 2013, à notre tour de faire travailler ce legs de Daniel Defert.


[1] Michel Foucault présente Herculine Barbin, dite Alexina B., suivi de Un scandale au couvent, d’Oscar Panizza, préface de l’auteur, postface d’Éric Fassin, Gallimard, 2014.

[2] Daniel Defert, « Les archives de Foucault ont une histoire politique », propos recueillis par Éric Aeschimann et Isabelle Monnin, Bibliobs, 6 novembre 2012 :

[3] « Dernière démonstration de force pour les opposants au mariage homosexuel », Le Monde (avec AFP et Reuters), 26 mai 2013.

[4] Éric Fassin, « Homosexualité, mariage et famille », Le Monde, 5 novembre 1997 :

[5] Michel Foucault, Histoire de la sexualité. I. La Volonté de savoir, Gallimard, 1976.

[6] Éric Fassin, « Somnolence de Foucault. Violence sexuelle, consentement et pouvoir », ProChoix, dossier « Harcèlement contre consentement », n°21, été 2002, p. 106-119.

[7] Daniel Defert, Une vie politique, entretiens avec Philippe Artières et Éric Favereau, avec la collaboration de Joséphine Gross, Le Seuil, 2014, « Où commence une vie », p. 16.

[8] Ibid., p. 15.

Éric Fassin

Sociologue, Professeur de sociologie et d'études de genre à l’université Paris 8, membre de l'Institut Universitaire de France et chercheur au laboratoire Sophiapol

Notes

[1] Michel Foucault présente Herculine Barbin, dite Alexina B., suivi de Un scandale au couvent, d’Oscar Panizza, préface de l’auteur, postface d’Éric Fassin, Gallimard, 2014.

[2] Daniel Defert, « Les archives de Foucault ont une histoire politique », propos recueillis par Éric Aeschimann et Isabelle Monnin, Bibliobs, 6 novembre 2012 :

[3] « Dernière démonstration de force pour les opposants au mariage homosexuel », Le Monde (avec AFP et Reuters), 26 mai 2013.

[4] Éric Fassin, « Homosexualité, mariage et famille », Le Monde, 5 novembre 1997 :

[5] Michel Foucault, Histoire de la sexualité. I. La Volonté de savoir, Gallimard, 1976.

[6] Éric Fassin, « Somnolence de Foucault. Violence sexuelle, consentement et pouvoir », ProChoix, dossier « Harcèlement contre consentement », n°21, été 2002, p. 106-119.

[7] Daniel Defert, Une vie politique, entretiens avec Philippe Artières et Éric Favereau, avec la collaboration de Joséphine Gross, Le Seuil, 2014, « Où commence une vie », p. 16.

[8] Ibid., p. 15.